dimanche 21 août 2016

contes du vieux château : Edmond About: gare aux bandits Grecs !



En l'an de grâce 1856, la Grèce n'était plus le pays des héros mais la contrée des bandits !
Une étrange rumeur assurait même qu'un vieux pallicare, un de ces guerriers sans peur et sans reproches qui firent couler leur sang pour l'indépendance de leur pays, avait la charmante manie de rançonner les belles anglaises escaladant le mont Hymette ou un de ses mythiques voisins.
A tout seigneur, tout honneur, ce méchant bruit était indignement colporté dans un roman foudroyant "le Roi des montagnes", par un français qui tenait lui-même l'incroyable calomnie d'un étudiant fauché sorti des brumes germaniques.
L'impertinent français, Edmond About élève indiscipliné de l'Ecole Française d'Athènes, était bien connu des Athéniens dont il avait étudié les mœurs avec délectation. Le jeune allemand, son héros de roman, était, par contre, si difficile à cerner que l'on pense, en vertu des aventures qui vont suivre, qu'il s'agissait d'un fantôme teuton ou d'un être tissé de pure imagination... L'héroïne en détresse accumulait les qualités traditionnelles des belles captives qui ont l'étourderie de tomber régulièrement dans les bras de romantiques ravisseurs ! Lady Mary-Ann  ne pouvait ainsi qu'arborer un teint diaphane, des dents de perle, une taille de guêpe, une fortune colossale et des mains d'une finesse arachnéenne.
Afin de couronner cette avalanche de bienfaits naturels, un esprit avisé et une vaillance à toute épreuve auraient dû éveiller la méfiance de tous les hommes, étudiants sans le sou, bandits au grand cœur ou gendarmes menteurs, passant à portée immédiate de ses yeux chargés comme un revolver. Un allemand génial, une anglaise pareille à une nymphe bondissante: cette singulière rencontre aurait dû être le chef d'oeuvre des dieux Olympiens... C'était sans compter sur l'insolence proprement ahurissante de Monsieur Edmond About, démon ne respectant ni le passé ni le présent, ni le dieu de l'amour et pas même celui des pallicares !
Pourtant, l'histoire commençait si joliment !  Comment une si cocasse avalanche d'effroyables péripéties dévala-t-elle les flancs de la montagne bourdonnante d'abeilles de l'Attique en un clair matin de printemps ?
Le comique démarre sec !Agrémenté toutefois d'une coquette pincée de poésie...
Ce beau garçon d'Edmond About devait écrire en lissant ses moustaches et riant tout haut de ses descriptions assassines: ses plaisanteries sont d'une remarquable finesse; son impertinence le rendent irrésistible pour l'éternité. Au point que l'on accepte l'impensable de cet homme impossible: sa manie de brocarder le sacro-saint idéal du "voyage en Grèce" !
A la pointe du jour, notre pseudo héros, le très studieux botaniste allemand affublé du lourd patronyme d'Hermann Shultz, quitte son humble logis typiquement grec: une chambre rudimentaire louée chez un brave pâtissier, Christodule (serviteur du Christ), à côté tout de même du Palais où règne un monarque d'origine bavaroise, le roi Othon premier (et dernier !).
La famille qui le reçoit pousse la gentillesse à lui vanter les hauts-faits du bandit le plus audacieux que la Grèce ait jamais engendré: le légendaire, l'implacable, l'invincible Roi des montagnes, Hadji-Stavros. Sous les yeux ronds d'une jeune pensionnaire, Photini, dont les rondeurs traditionnelles éclatent dans un corset parisien, et en dépit de la fureur indignée d'un américain aventureux, John Harris, le pâtissier Christodule et son  fils Dimitri se répandent en litanies à la gloire de ce barbare qui osa trancher les têtes de deux adorables jumelles adolescentes dont la rançon tardait à venir.
Le digne et fort compassé Hermann Shultz ne craint pas de défier ce voleur en décidant d'herboriser le nez au vent entre l'Hymette et le Pentélique.
Le voici se hâtant entre les grives, les tourterelles et les merles s'élevant des oliviers. Il passe le Céphise où barbotent des petites tortues, et longe un ravin. En bon germanique toujours prêt à commenter les aléas de ses découvertes, Hermann  profite de cet itinéraire romantique  afin de nous préciser son opinion sur l'état du réseau routier de l'époque:
"Je supposai avec quelque raison que le ravin devait être la route J'avais remarqué, dans mes excursions précédentes, que les grecs se dispensent de tracer un chemin toutes les fois que l'eau a bien voulu se charger de la besogne. Dans ce pays, où l'homme contrarie peu le travail de la nature, les torrents sont routes royales; les ruisseaux, routes départementales; les rigoles, chemins vicinaux. les orages font l'office d'ingénieurs des ponts et chaussées,et la pluie est un agent voyer qui entretient, sans contrôle, les chemins de grande et petite communication."
En dépit de ses considérations ironiques, Hermann se perd bel et bien ! Philosophe et mourant de faim, il remet à plus tard le souci de son retour et dévore ses provisions. Or la Grèce est un pays où les dieux n'abandonnent jamais les voyageurs.
Des monts Olympiens, la prière de ce botaniste désemparé est entendu: voilà que se matérialise le charmant Dimitri ! Sauvé, Hermann se croit sauvé, d'autant plus que le serviable grec guide à pied deux anglaises juchées en amazones sur deux chevaux poussifs. La plus âgée est une mère autoritaire et boulimique à laquelle un snobisme coriace tient lieu d'intelligence. La seconde serait fort diminuée par la nature, selon le jugement laconique de Dimirti qui avoue préférer le dodu laideron Photini.
Hermann se fait donc une raison; l'amour ne hante pas les ravins de l'Attique, quel dommage !
Un dieu plein de malice envoie alors valser le voile bleu de la mystérieuse amazone:
c'est l'éblouissement ! C'est l'extase ! C'est le ciel de Grèce qui tombe sur le romantique jeune Allemand !
Une douleur violente lui noue le sternum: signe indéniable d'un coup de foudre même chez un esprit aussi austère. Lady Mary-Ann est dotée d'une beauté sinon parfaite du moins irrésistible. Rien à voir avec une statue grecque, mais nous explique le docteur ès sciences naturelles, les canons de la beauté ont beaucoup évolué depuis l'Antiquité:
"la Vénus de Milo était, il y a deux mille ans, la plus belle fille de l'Archipel: je ne crois pas qu'elle serait en 1856 la plus jolie femme de Paris. Menez-là chez une couturière de la place Vendôme et chez une modiste de la rue de la Paix. Dans tous les salons où vous la présenterez, elle aura moins de succès que madame telle ou telle qui aura les traits moins corrects et le nez moins droit."
La Vénus de Milo ne réclamait peut-être pas aussi son déjeuner avec l'insistance d'une jeune anglaise éclatante de santé. Le pauvre guide Dimitri supplie Hermann de lui prêter main forte afin de hisser montures et amazones vers un hameau escarpé où un vénérable pope de vingt-cinq ans les gratifiera de miel et, qui sait, acceptera de tordre le cou à quelques poulets.
Le botaniste métamorphosé en valet diligent ne se doute pas du drame tout proche; il ne vit plus que pour cette anglaise qui le regarde de très haut ! Voici le pope, tout rouge, tout tremblant: les brigands sont là ! Il faut fuir !
Sans avoir déjeuné ! Horreur ! Des fusils pointent de chaque buisson, les voyageurs sont encerclés, perdus, bientôt assassinés ! Une odeur malodorante empeste le paysage antique : le bandit grec ne se lave semble-t-il jamais... le supplice commence !
On déleste, à la vitesse de l'immatérielle lumière grecque, les dames de leurs bijoux et le savant germanique de sa montre paternelle, on les tire, les traîne sur des cailloux acérés; et on les jette, épuisés et furibonds, devant le dais rustique sous lequel, pareil à Saint-Louis rendant justice abrité par un chêne glorieux, le Roi des montagnes dicte ses ordres financiers avant de décider du sort de ses otages. L'habile homme manie le faux compliment à outrance: cette ruse vient à bout en deux secondes des résistances de Lady Simons.
Vaniteuse et sotte, elle avoue sans méfiance être à la tête d'une fortune énorme: plus d'un million ! Son frère, heureux mortel, ami de tous les banquiers d'Athènes, aura ainsi la joie d'offrir au Roi des Bandits la somme de cent mille francs or. Une inondation pécuniaire à cette époque ! Hermann assiste, dédaigneux et serein, à cette farce méchante. Lui, il ne craint rien car il n'a rien.
C'est mépriser un peu étourdiment les ressources stratégiques du coquin à la barbe fleurie !
Comment, s'écrie le bienveillant Hadgi-Stavros, mais comment aurais-je la cruauté de priver la bonne ville de Hambourg d'un docteur aussi intelligent et instruit ? Allons, "plutôt que de perdre un homme tel que vous, la ville de Hambourg fera bien un sacrifice de quinze mille francs"...
Cette fois, c'est l'accablement général. L'aile de la mort effleure les trois voyageurs.
Payer ou... Finir le cou tranché sans doute ! Qui va sauver les malheureux ? Les gendarmes bien sûr !
Nos intrépides ladies se raccrochent à cet espoir. Les gendarmes ne constituent-ils le rempart et la sauvegarde par excellence contre les voleurs universels ? Hélas, que cet espoir semble frêle face à la terrifiante courtoisie du Roi des Montagnes ! On enferme les trois prisonniers à l'air libre, sur une terrasse naturelle rafraîchie d'une source et embellie d'un paysage à l'ampleur extraordinaire. Madame Simons, en anglaise douée d'un sens certain des réalités terrestres, s'apaise soudain:
"elle avoua que le loyer d'une vue si belle coûterait cher à Londres ou à Paris".
On dresse des abris rudimentaires à ces invitées forcées, on les nourrir de miel sauvage et on les laisse réfléchir à leur destin assez compromis. A deux pas, la fête bat son plein dans le campement des bandits. Serait-ce le moment de filer à l'anglaise ? Hermann élabore  en dix minutes un plan d'évasion échevelé: fermer l'écluse d'un torrent,suivre le canal asséché jusqu'au pied de la montagne, ramper sur le roc, dévaler un gouffre, courir les sentiers toute la nuit et retrouver Athènes à l'aube. Rien de plus facile pour l'étudiant et la sportive jeune Mary-Ann. Oui, mais, que faire de l'encombrante millionnaire sexagénaire ?
"On ne s'avise pas de tout, confie l'amoureux transi, et j'avais oublié le sauvetage de Mme Simons."
Le pauvre botaniste en est réduit à attendre l'arrivée providentielle des merveilleux gendarmes commandés par le fameux, le farouche, le superbe capitaine Périclès.
Histoire d'écourter l'ennui de sa piteuse situation, Hermann essaie de tirer profit des leçons de science-politique et d'économie domestique généreusement dispensées par le plus grand des voleurs grecs.
Hadgi-Stavros est un esprit infiniment enthousiaste dont le cerveau déborde d'idées originales:
"Je rêve une organisation nouvelle du brigandage, sans désordre, sans turbulence et sans bruit.
Ah ! Monsieur , si j'avais le temps ! J'achèterais tout le Sénat; je nommerais une Chambre des députés bien à moi; la loi passerait d'emblée; on créerait, au besoin, un Ministère des grands chemins. Cela me coûterait deux ou trois millions de premier établissement: mais en quatre ans je rentrerai dans tous mes frais..., et j'entretiendrais les routes par dessus le marché!"
Les édifiantes visions d'un avenir prospère ne rendent guère le Roi un peu plus accommodant à l'égard des rançons exigées. Hadgi-Stavros a même le front de conseiller au botaniste de se faire payer la sienne par la belle jeune captive anglaise. Est-il un homme intelligent ou non ?
La tension monte, l'énervement des prisonniers atteint son apogée quand, un miracle paraît survenir. Alors que la troupe des brigands s'emploie à des mystérieux préparatifs, des cris éclatent comme balles perdues:"les gendarmes"!
Ciel ! les gendarmes, Hermann entend et son cœur menace de s'arrêter. Pourtant, quelque chose lui échappe, les voleurs ne détalent nullement, leur Roi sourit et, loin de donner le signal d'un tir soutenu, se contente de prier qu'on apporte du vin d'Egine. Le brave jeune allemand sent que la situation dérape. Il n'a pas tort: voilà que le Roi des voleurs et le capitaine des gendarmes se jettent dans les bras l'un de l'autre ! C'est tout simple: le coquet et charmant Périclès embrasse son digne parrain le valeureux Hadgi-Stavros rajeuni d'allégresse. Et, le savant botaniste de résumer la scène avec un laconisme admirable:
"Je n'aurai jamais supposé que le seul événement capable de dérider un brigand fût l'arrivée de la gendarmerie."
D'ailleurs, les pires des méchants voleurs échangent avec plaisir leurs pittoresques tenues contre les beaux uniformes des hardis gendarmes; la confusion devient totale quand Mme Simmons qui justement ne rêve que de ces gendarmes providentiels surgit,ivre de bonheur, à l'instant précis où les voleurs s'évaporent dans la rosée du matin, n'écoutant que son invulnérable optimisme britannique,
la millionnaire impétueuse étreint l'adorable capitaine Périclès. Pour s'en repentir deux secondes après !
Le fripon, sous couvert de son devoir de fournir des pièces à conviction, ne lui réclame-t-il bijoux et argent encore en sa possession ? Lady Simmons, sa méfiance endormie par l'uniforme, y consent. Hermann offusqué s'avance: Périclès s'interpose et tient ce discours poli au  preux chevalier:
"Je ne vous menace pas, Monsieur. Je suis un homme trop bien élevé pour m'emporter à des menaces. Si vous bavardiez, ce n'est pas moi qui me vengerais. Mais tous les hommes de ma compagnie ont un culte pour leur capitaine. Ils prennent mes intérêts plus chaudement que moi-même et ils seraient impitoyables, à mon grand regret, pour l'imprudent qui m'aurait causé quelque ennui."
Le sage jeune allemand se rend à ces arguments assez convaincants jusqu'au retour en larmes des voleurs mis en déroute de façon inhabituelle par des soldats défendant l'argent confié à leurs soins avec un acharnement prouvant un sens du devoir fort rare.
Les deux Anglaises éprouvent le choc de leur vie en apercevant le touchant baiser d'adieu du parrain affectueux à son délicieux filleul.
Hermann du coup gagne la récompense suprême:
s'il parvient à faire évader ces dames, on lui accordera volontiers, et tant pis s'il est allemand et pauvre, la main de la belle et richissime héritière. L'amoureux ingénieux trouve la faille dans le système du rançonneur professionnel. Le banquier de frère de Madame Simmons est mis à contribution, ces dames sont libres ! mais, quelle ingratitude, pas leur sauveur... Le banquier anglais l'a carrément oublié de ses comptes.
Les Anglaises l'abandonnent avec l'amer réconfort de quelques paroles compatissantes.
Grâce à Dieu, si l'Angleterre ne tient pas à lui, l'Amérique, en la personne de l'aventurier Harris, monte au créneau. L'astucieux américain vient de s'emparer du plus cher trésor d'Hadgi-Stavros: sa fille unique, qui n'est autre, ô stupéfaction, que le petit boudin Photini. Le Roi des Montagnes n'a qu'une faiblesse, son amour paternel; tout finit sans haine ni violence. Photini est rendu à son papa, Hermann à ses vrais amis d'outre-Atlantique.
Quant à Mary-Ann... Le snobisme, hélas, trois fois hélas, la conduit à se détourner de ce preux qu'elle feignait d'aduler au temps de sa captivité...
Le narrateur de cette étrange histoire révélée par un étudiant allemand déconfit, s'interroge, en bon français cartésien, sur la véracité de ces dires extravagants. Il demande confirmation à un membre éminent de la Société archéologique d'Athènes qui, quel dommage, s'empresse de ravager du début à la fin ces confidences haletantes:
"Monsieur, l'histoire du Roi des montagnes est l'invention d'un ennemi de la vérité et de la gendarmerie... L'auteur du roman que vous m'avez fait l'honneur de m'envoyer a prouvé autant d'ignorance que de mauvaise foi."
Par contre, Monsieur Edmond About a livré aux générations futures un roman à mourir de rire, et à sourire de tendresse, qui ne vieillira jamais !
Tentez de dénicher ce chef d'oeuvre d'humour pétillant chez un aimable bouquiniste, vous serez sur un merveilleux nuage: n'est-ce pas l'apanage des bons livres ?

A bientôt,

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse
Berger à l'allure princière : la Grèce antique et moderne




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