samedi 6 août 2016

Contes du vieux château: Socrate parle d'amour dans l'ivresse

Bien avant les discussions passionnantes, en d'austères citadelles dominant les vallées perdues, des grandes dames du Languedoc médiéval, l'amour était au centre des débats enfiévrés.
L'amour ? Don des dieux ou épouvantable fatalité ?
L'amour ou les amours ?
Profane, sacré, charnel, spirituel, élan insensé ou souffle harmonieux ?
 Rage ravageuse ou envolée généreuse ?
Sentiment narcissique ou quintessence de l'altruisme ?
Les  controverses faisaient rage dans les soirs caniculaires de l'Athènes intellectuelle du temps de Platon.
Tout ce qui prétendait être doté d'un cerveau en bon état de marche (et pourquoi pas dans les gynécées !) pérorait sur ce sentiment maudit, adoré, inepte, inutile ou indispensable, que la moqueuse Aphrodite dispensait aux faibles mortels.
Cela se passait, si l'on appartenait au sexe masculin, entre deux libations et quelques spectacles de danses agiles, autour de somptueux repas; l'esprit voltigeait au dessus des mets et les rires secouaient des convives que réunissait un idéal fort aimable: la kalokagatia ou savoir-vivre.
C'était l'art du "symposion" ou banquet; l'ancêtre de nos dîners en ville, un rite éduquant aux bonnes-manières et surtout à la tradition des conversations fines et amusées; évitant les vulgaires familiarités et s'éloignant avec une merveilleuse distinction  des terribles récifs que sont l'argent et l'indiscrétion.
Un de ces festins s'enorgueillit encore du panache d'un beau mythe grec: le "Banquet" raconté par le divin Platon rehaussant encore la réputation du divin Socrate.
 Mais, un rival existe !
Cette fois, c'est au tour d'un gentilhomme terrien au style solide et à l'humour assez concret, l'aventurier Xénophon de mettre en scène des agapes animées qui se termineront par une défense de l'amour vrai.
Socrate s'y révèle bien plus humain que dans les nobles envolées du premier "Banquet". Le ton naturel, les plaisanteries faciles, le comique des situations accentuent une sympathique impression de détente entre vieux amis qui n'ont aucune envie de poser aux parfaits penseurs pour l'éternité.
Socrate s'amuse ! Socrate essaie de ne pas trop boire ! Socrate prouve que son cœur est bon et nullement dévoré de vanité. On en oublierait presque que Socrate est tout de même Socrate !
D'ailleurs, l'illustre et docte héros de Platon s'excuse, ce qui est un comble, de son sérieux...
Quel est le motif réel de cette très joyeuse petite fête ?
L'amphitryon n'est autre qu'un personnage considérable dont l'immense fortune éblouit les Athéniens. Cet homme d'affaires des temps antiques se nomme Callias.
Or, Callias, ambassadeur auprès de Sparte, homme froid et déterminé quand il s'agit d'augmenter son influence sur terre et sur mer, éprouve un sentiment presque naïf envers un jeune athlète doué d'une extraordinaire beauté: Autolycos.
C'est en son honneur que ce fastueux banquet se déroule en étalant ses divertissements coûteux et raffinés: danses et pantomimes. Un luxe inouï que les convives acceptent avec un naturel courtois. Pourtant, cet excès brise le précepte grec par excellence: "rien de trop ". On subit la démesure d'un "nouveau-riche" qui croit que la puissance financière tient lieu d'éducation, de cœur et d'âme.
Socrate, intellectuel à la mode, devrait être un faire-valoir de plus.
 C'est sans compter sur sa maîtrise des événements: rien ne dérape grâce à son ironie, sa façon de tenir l'assistance en respect par le souci de sa propre dérision, et surtout, son autorité habituelle exercée envers ses disciples.
Le voici refusant les délicats parfums car, dit-il, l'odeur qui convient aux hommes c'est "celle de la vertu, par Zeus".
Parole ferme qui étonne beaucoup les futiles invités ! Où la trouve-t-on cette vertu, cette "kalokagatia" ? Socrate ne se démonte pas et cite le poète Théognis:
"C'est des gens vertueux que tu apprendras la vertu, mais si tu te mêles aux méchants, tu perdras même l'esprit qui est en toi ".
Cette noble réplique cloue le bec des convives impertinents. Le digne maître (on ne s'imagine jamais Socrate en homme sémillant et encore dans la fleur de l'âge: à l'époque de ce "Banquet" mémorable, peut-être comptait-il de 45 à 50 printemps. De toute façon, rien ne maintient jeune comme l'exercice de la philosophie !) en profite pour glisser une remarque éminemment "féministe " au sein d'une réunion composée d'élus masculins. Socrate, homme rendant justice aux femmes ! Que cela chante avec bonheur aux oreilles des lectrices de l'an 2016...
En effet, admirant l'adresse hardie d'une danseuse recevant ses douze cerceaux et "les faisant tournoyer, calculant la hauteur à laquelle elle devait les lancer pour les recevoir en mesure, le sage de déclarer haut et clair:
"Ce que fait  cette jeune fille, mes amis, est une preuve entre beaucoup d'autres que la nature féminine n'est en rien inférieure à celle de l'homme, sauf pour son manque de force et de vigueur".
Socrate ignorait semble-t-il la singulière robustesse des épouses spartiates !
 Il n'empêche, son hommage est très réconfortant ! cette fois encore, les aimables plaisantins n'osent protester...
Et les leçons de continuer sur le même ton affable.
Le savoir-vivre du malicieux philosophe s'étend aussi au bon usage des boissons et autres libations.
Les agapes ont besoin d'être copieusement approvisionnées en bons vins, joie de vivre oblige. Socrate l'avoue: "il est bien vrai, convient l'auguste sage, que le vin en arrosant les âmes endort les peines, tandis qu'il éveille la joie, comme l'huile stimule la flamme."
Mais, prudence ! Point trop n'en faut ! "Si nous faisons verser de larges rasades, nous ne tarderons pas à vaciller de corps et d'esprit !"
Cette honte nuirait grandement au charme de la conversation plaisante, décousue, ponctuée de rires et de chants, qui se déroule sans efforts.
Tout le monde est d'accord ! Et, peu à peu, les sujets futiles ou ridicules (Socrate se fait un vif plaisir de démontrer qu'il l'emporte en beauté, lui à la face simiesque, sur le splendide éphèbe Critobule !) s'effilochent. Le nerf de la guerre, on y arrive enfin: c'est l'amour.
 Oui, explique l'incorrigible discoureur, il est urgent de parler d'amour:
"nous sommes tous de sa confrérie, et, pour ma part, (incroyable confidence !) je ne saurai dire quand je cesse d'aimer."
Honni soit qui mal y pense ! L'amour selon Socrate ne se situe certainement pas au dessous de la ceinture ! Là encore, intervient le principe de la fameuse "kalokagatia".
 L'amour est avant toute chose un reflet de l'âme, une preuve de la vertu universelle. Le philosophe trouve des accents passionnés afin de nous convaincre des prodigieux mérites de l'amour, source pure menant à l'élévation morale des amants.
 Le sentiment ne peut abaisser: il guide, exalte, ennoblit. Le nouveau-riche mal-élevé Callias, sec, arrogant, hautain, prétend aimer le magnifique athlète Autolycos. Que recherche-t-il au juste ? si c'est l'amour charnel, Callias s'égare ! Le beau et le bon sont ailleurs...
Socrate va tenter de remettre, si l'on peut dire, sur le bon chemin ces convives échauffés. Un long discours de leur cher maître saura les éclairer sur la distinction entre passion morale et désir charnel. Ce sera une manière de dégriser l'assistance, obligée soudain de s'adonner à ce sport salutaire qu'est la poursuite de la vérité !
Par contre, une question obsède les lectrices modernes: se soucie-t-on un peu de l'amour conjugal dans ces banquets d'hommes passablement vaniteux et parfaitement "pompettes" ? Une lueur d'espoir demeure: Socrate ose vanter l'amour tendre du charmant Nikératos, époux exemplaire: "Nikératos, à ce que j'ai entendu dire, aime sa femme dont il est aimé ".
Socrate, mari affligé de la tonitruante Xantippe (personne autoritaire et désagréable d'après une tenace légende; vérité ou sottise ? Les rumeurs mentent souvent; et Socrate devait être un époux bien pénible à supporter !) préfère ne pas s'aventurer davantage sur le sujet !
La plaidoirie du sage débonnaire s'attaque à l'amitié, sentiment majeur dans l'existence de tout mortel qui se respecte. c'est le premier pas vers l'amour de l'âme:
"Aucune liaison, en effet, n'a de prix sans l'amitié, nous le savons tous. Aimer pour ceux qui admirent le caractère de leurs amis est appelé une douce contrainte volontairement acceptée."
Hélas ! Autant que le désastreux lien purement charnel, la belle et altruiste amitié ne dure que l'espace d'un matin de jeunesse si elle reste dépendante de l'aspect physique de l'être aimé. Jeunesse, amour et amitié s'évaporent ensemble.
L'amour, une cause perdue d'avance ? Un vain mirage prenant sa source dans la vanité narcissique ? L'être aimé, rejeté dés que son apparence ne flatte plus le désir de son amant, est-il condamné à souffrir ? Aimer serait-ce s'exposer à subir le sort d'une marchandise avariée ou dont on a perdu le goût. L'amour rabaisse-t-il, égare-t-il ? Doit-on le fuir comme un destructeur enragé ?
Que non pas ! En réalité, deux sortes d' amour se livrent une bataille éternelle.
Socrate emploie, afin de faire entrer cette vérité dans la tête rétive de ses amis passablement éméchés, un vocabulaire prosaïque; un style que l'on jurerait  choisi spécialement pour ce "gentleman-farmer" antique de Xénophon:
"celui qui ne prête attention qu'à la beauté corporelle me paraît semblable à un homme qui a pris une terre à ferme. Mais celui qui n'aspire qu'à l'amitié ressemble plutôt au propriétaire d'un champ. Il apporte de partout ce qu'il peut pour améliorer l'objet de sa tendresse."
En écoutant ces belles paroles, l'arrogant Callias, convaincu de sa haute position et bien installé sur ses monceaux d'or, lève un sourcil perplexe. Ce Socrate ! Il ne vit que pour ses cours de morale !
Quel conteur ! et comme il agite le vent ! Callias au contraire veut du concret: son amour envers le trop bel Autolycos mêle l'admiration instinctive de l'esthète aux appétits d'un amateur des jouissances de la vie... Socrate le regarde droit dans les yeux et, toujours sur le même ton aisé, paisible, courtois,
envoie un argument d'ordre divin ! Une constatation irréfutable: Zeus est appelé à la barre !
Comment Callias prétendrait-il l'emporter sur le roi des dieux ?
Zeus a été assez sensible aux vertus de quelques héros pour leur donner l'immortalité: ainsi éleva t-il le plus splendide des humains le jeune Ganymède, au rang d'échanson sur l'Olympe afin , non pas d'honorer son insigne beauté, mais de récompenser cette âme vaillante et pure.
Il en fut de même pour Achille après la mort au combat de son ami Patrocle.
Socrate affirme avec sévérité cette vérité souvent occultée:
"dans le poème d'Homère, ce n'est pas son mignon, Patrocle, qu'Achille venge d'éclatante façon, mais son compagnon d'armes."
Xénophon en laissant son héros Socrate tenir cette noble et édifiante dissertation sur la supériorité de l'âme sur le corps, tenterait-il de le défendre face à ses accusateurs ? Socrate souffrait du venin des calomniateurs qui le décrivaient comme un manipulateur et, pire, un être mauvais corrompant la jeunesse... On est loin de ce digne penseur affirmant qu'il est vide et solitaire celui qui ignore que le secret de l'amour inaltérable, c'est une tendresse passionnée coulant des profondeurs d'une âme idéaliste. L'amour guide vers les sommets de la création, de la beauté et de l'enthousiasme: c'est une force vitale et morale, pas un cycle de malheur et d'égoïsme.
Socrate ose l'inconcevable: moraliser le richissime et méprisant maître de maison ! Voilà un bel exemple de vertu: un philosophe ne recule jamais quand il s'agit de "sauver" autrui de la sottise ou des chemins obliques. Si Callias souhaite être aimé du beau Autolycos, eh bien, qu'il devienne meilleur ! Que ce sentiment impur se métamorphose en force altruiste, en volonté généreuse pour la prospérité d'Athènes. Callias est un ambassadeur, le proxène de Sparte; cette situation influente le rend tout proche de l'exercice du pouvoir dans la Cité. Qu'il songe à imiter Périclès afin de provoquer l'admiration et la reconnaissance de son ami, encore en tout bien tout honneur, l'éphèbe Autolycos.
Mais que fera Callias ? le mystère demeure...
Le festin se finit de manière nettement moins studieuse ou rébarbative: chants et libations adoucissent les envolées vertueuses, surtout un spectacle fort évocateur produit un effet des plus inattendus: le rideau tombe et les hommes mariés rejoignent en hâte leurs épouses ! Tandis que, nous raconte le charmant Xénophon: "ceux qui n'étaient pas mariés jurèrent de prendre femme".
L'amour triomphe toujours !
Bizarrement, sur ce festin pétillant d'humour, sur ces efforts d'un vieux sage afin d'illustrer une certaine idée de l'amour, plane l'ombre d'un autre penseur en proie à l'amertume des passions déclinantes.
En écho étrange, une phrase, presque musicale, de "La vie de Rancé", oeuvre oubliée de Chateaubriand, avive encore l'idéal du philosophe grec:

"On est obligé de reconnaître que les sentiments de l'homme sont exposés à l'effet d'un travail caché: fièvre du temps qui produit la lassitude, dissipe l'illusion, mine nos passions et change nos cœurs comme elle change nos cheveux et nos années. Cependant il est une exception à cette infirmité des choses humaines; il arrive quelquefois que dans une âme forte un amour dure assez pour se transformer en amitié passionnée, pour prendre les qualités de la vertu; alors, il perd sa défaillance de nature et vit de ses principes immortels."

Merci pour cet optimisme indéfectible qui nous aide à endurer le cours du temps !

A bientôt !

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse









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