lundi 5 septembre 2016

Savoir-vivre et beaux-mariages


Le savoir-vivre est un art délicieux et fort utile, une science souvent exacte, et, surtout, le reflet drôle ou cruel d'une époque bien précise.
Au lendemain de la grande-guerre, une génération se leva, vigoureuse, audacieuse, éprise de liberté.
Cette jeunesse meurtrie par les cataclysmes, l'horreur sans nom, les combats sanglants, décida d'aimer et vivre vite.
A l'américaine !
Les convenances mondaines, bouquets de règles subtiles et irréfragables, gouvernant, du berceau à la tombe, la paisible existence des gens privés de légende, éclatèrent en mille morceaux ! Libération totale ? Pas si vite !
D'irréductibles professeurs de ce précieux savoir-vivre que l'on pensait voué à une rapide extinction, s'acharnèrent à maintenir vifs les beaux usages; tout en feignant de conseiller l'adaptation salutaire au relâchement général ! la plus intelligente de ces spécialistes des bonnes manières et charmants usages du grand monde s'introduisit, avec un touchant enthousiasme, chez les familles élégantes ou soucieuses de rehausser leur éducation.
Cette exquise Liselotte, dont le nom est tenu secret pour l'éternité, publia, en 1918, un régal d'humour parfaitement involontaire, son subtil "guide des convenances".
Ouvrage fort sérieux caressant en ses premières pages un projet assez périlleux: livrer la recette du mariage idéal ...
Cent ans plus tard, cette saine lecture ôte la moindre nostalgie d'un temps où selon madame Liselotte, la femme doit accepter sa place dans le ménage: "la seconde !" 
! Et dire que cette ineptie a été imprimée ! Comme nous plaignons nos malheureuses arrières- grands-mères !
Quel dommage aussi, Liselotte s'exprime avec tout l'éclat d'un style rare, elle crée ravissantes phrases et envolées de mots gracieux, ce talent littéraire singulier serait-il à ce point gâché ? Que non pas !
Une fois l'indignation apaisée, la bonne humeur domine. Ce recueil s'évertue à métamorphoser la créature la plus barbare en homme ou femme du meilleur monde; et, ce qui reste d'actualité à notre époque, en humaniste convaincu.
Un projet des plus exaltants qui pousse à s'ensevelir dans cette édifiante lecture...
L'ironie baisse soudain pavillon: l'émotion monte d'un seul coup quand Dame Liselotte vous explique quels soins entourent le mariage des mutilés de guerre. Le bonheur conjugal en 1918 devient un fervent dépassement de soi. Votre héroïque fiancé est revenu du front, amputé ou défiguré, mais vivant; il vous aime toujours; l'abandonnerez-vous ?
 "Jamais" s'écrie Dame Liselotte ! "Jamais", la rassurent ses disciples, le rouge aux joues à l'idée d'être prises pour de futiles et ingrates jeunes personnes.
Ce manuel du bon ton se métamorphose en profession de foi.
C'est un manifeste contre ce mépris de l'autre qui vous enferme dans un isolement égoïste.
Si le souci du détail revêt une importance capitale , c'est qu'il prouve votre altruisme; savoir bien se comporter, c'est la signe du respect que vous devez à l'autre.
Cette noble certitude rehausse un ouvrage qui vaut davantage que son émanation d'un  temps désuet. A force de se plonger dans ces codes anciens, le ridicule s'enfuit, l'attendrissement fond sur nous:
 ces jeunes ou vieux amoureux, pas si lointains, que cherchaient-ils ? La même chose qu'en 2016.
L'amour, le bonheur, la vie comme la plus folle des aventures.
Ouvrir ce manuel, c'est les retrouver, avec leurs émois, leurs angoisse. Ces rites d'autrefois embellissaient le destin; n'en gardons-nous encore les plus délicats  ? Ceux qui animent d' une poésie extraordinaire les plus beaux de nos jours ?
"Il faut que tout change pour que rien ne change "disait l'inoubliable Prince Fabrice du "Guépard", un connaisseur émérite en savoir-vivre lui aussi...
Cet arbitre du bon goût aurait peut-être levé un sourcil ironique en écoutant les leçons d'amour conjugal de l'impeccable Liselotte (était-elle pourvue d'un homme-mari d'ailleurs ?).
En 1918, comment parvenait-on à la félicité conjugale ?
 En usant sans modération de prudence et de sens de" l'observation calme" !
Attention aux mœurs dangereuses importées d'outre Atlantique ! ne dégénèrent-elles souvent en "familiarité brutale"? Dame Liselotte préconise la meilleure de antidotes:
une excellente éducation sentimentale dispensant "le sens de l'honneur qui retiendra les jeunes gens loin des idylles fâcheuses ou des engagements inconsidérés".
 Un peu dur cet argument plein de noblesse ?
Au contraire ! Tout  réside dans la valeur de l'exemple familial: "ceux qui ont vu leurs parents préférer la loyauté, la vaillance, les qualités de l'esprit et du cœur, à la fortune et au rang, sont tout naturellement amenés aux mêmes préférences dans la recherche de l'époux ou de l'épouse."
Comment protester ? Dame Liselotte ne veut nullement abaisser ou niveler moralement, quoi de plus moderne ? Ne conseille-telle pas un mariage d'inclination à la place d'une union avantageuse ?
Par contre, la quête de l'amour vrai exige de la maturité !
 Ou du moins dans certains cas.
L'amour vole, insouciant et inattendu, en se moquant de l'âge des amants; ses élans reverdissent et nul n'y trouve à redire, sauf les esprits chagrins !
Le mariage n'est pas "un badinage"; un jeune homme a tout intérêt à s'engager entre 25 et 30 ans. Rien à redire ! A la fois souple et affirmé, le futur époux saura choisir sa tendre promise avec une douce lucidité. Il  lui évitera les mauvaises humeurs des célibataires endurcis et supportera les caprices de l'éternel féminin avec gentillesse et patience...
Ce principe établi, des considérations d'ordre plus prosaïques angoissent Dame Liselotte.
Un ambitieux ne doit pas convoler trop tôt. Imaginez ce drame: le mari s'élève dans l'échelle sociale et son épouse bien-aimée, gauche, maladroite, peine à suivre son enthousiaste ascension.
 Les sentiments s'évanouissent, l'épouse souffre, l'époux s'éloigne et, pire, se détourne. Ces calamités
ne déferleront si les jeunes gens soucieux de bien mener leur audacieuse carrière ont la sagesse de songer à la femme idéale" après s'être hissé au sommet.
 Et l'amour dans ce plan de campagne quasi militaire ?
 Dame Liselotte l'écarte d'une main preste: l'amour vient quand on l'appelle !
 Le désir de mariage est l'unique source du sentiment. Certitude admirable qui épargne confusion et désespoir, mais aussi passion et mystère romantique.
Dame Liselotte respecte tant l'institution sacré du mariage qu'elle met en garde "l'intellectuel dilettante", sympathique aventurier de la vie et curieux de mille expériences. Absolument aux antipodes du "gendre idéal", ce séduisant personnage n'aura une vision claire de son destin qu'à un âge plus respectable.
Il n'existe pas de noces précoces non plus pour l'enthousiaste ! Tant pis pour sa flamme ! de toute manière elle est sans cesse renouvelée. Dame Liselotte n'éprouve aucune pitié: ce jeune homme s'invente un roman avec chaque ravissante promeneuse croisant sa route. Il faut le calmer, l'assagir, le guérir de cette sentimentale étourderie.
Un autre candidat au mariage est sermonné par l'intransigeante maîtresse en savoir-vivre: le matérialiste qui se trompe lui-même... Que signifie ? Voici: à cette époque, un jeune homme parfaitement honnête avait souvent la ferme conviction que convoler en justes noces assurait "pantoufle chaude et  table succulente".
 Un jugement honorable à condition d'éviter un souffle de romantisme dans son engagement; il ne faut pas choisir une ravissante écervelée, ou , comble de témérité, une jeune fille cérébrale, engloutie dans sa soif de culture, alors que l'on ne tolérera au foyer qu'une fée couturière et cuisinière. désastre assuré ! déroute fatale !
Quels fiancés, au lendemain de la "grande-guerre", combleront-ils alors les vœux frémissants des naïves jeunes filles rêvant d'un  très juvénile prince charmant ? Que reste-t-il sur ce fort maigre marché matrimonial ? Entre 19 et 24 jolis printemps, les jeunes personnes romanesques ont, grâce aux doctes avis de Dame Liselotte, le droit de lever leurs regards angéliques sur trois catégories de prétendants: les délicats, les timides et les hommes d'habitude !
Les délicats ? Ils se marient tôt afin de se protéger de la rudesse du monde !
Les timides ? Un tendre intérieur les sauvera de l'isolement où les jette leur sauvagerie maladive !
Les hommes d'habitude ? Ce sont des pères de famille irréprochables, des hommes ne vivant que pour leur foyer, ne respirant que pour une existence aux rites immuables. On peut les épouser sans craindre l'ombre d'un risque ! Si ce n'est celui de mourir d'ennui, hélas! Liselotte ne songe guère à cette pénible éventualité...
Du coté des futures épouses, les principes irrévocables arrivent en foule. Là encore, les candidates au mariage du siècle sont priées de patienter si, pour leur malheur, elles souffrent du statut peu recommandable d'enfant odieusement choyée, gâtée ,infantile, en tous points inapte à tenir un ménage, et à comprendre les états d'âme d'un pauvre mari accablé de responsabilités.
Ce terrible sens des réalités a quelque chose d'assez moderne et réconfortant.
 Les lourdes charges d'un mariage bien réel doivent être épargnées aux très jeunes têtes folles, aux liseuses de romans, aux jeunes filles repliées sur un univers façonné par une délirante imagination.
De futures Emma Bovary !
 Le risque atteint son degré maximum ! messieurs, prenez vos jambes à vos cous ! et revenez quelques années plus tard...
Les jeunes filles instruites sont à fuir aussi ! imaginez un peu: leur mari pourrait prendre ombrage de leur science... Ces cervelles vaniteuses doivent endurer l'épreuve du célibat afin d'accepter que l'homme soit le chef de la famille. Dame Liselotte nous déçoit, il faut l'avouer ! l'amusement le dispute à l'agacement. Faisons confiance à ces jeunes filles cultivées pour bousculer les vieux codes et remplir de fierté les jeunes époux.
 N'en déplaise à cette Liselotte autoritaire (ou jalouse, qui sait ?).
La recette d'un mariage harmonieux consiste donc à présenter une jeune fille pleine d'énergie et adorant la marmaille, à un jeune homme capable de nourrir une nombreuse famille dans la sécurité paisible d'un mini-royaume campagnard ou d'un vaste appartement.
Un mode d'existence louable et assez difficile à atteindre à cette époque déjà flagellée par la hausse de l'immobilier, les impôts en tout genre et les frais exorbitants d'une éducation soignée à partir de la petite section de maternelle.
Dame Liselotte n'est pas dupe de ses leçons à l'eau de rose; toutefois, elle laisse charitablement à tous l'espoir ou l'envie de s'élever, son guide des convenances en main en guise de boussole.
Hélas ! On a beau dire et beau faire, la mutinerie éclate !
Le cœur ose battre sans en demander la permission !
De 1914 à 1918, les jeunes filles ont obtenu une marge de liberté appréciable; infirmières dévouées d'héroïques soldats, officiers moustachus, valeureux et superbes en dépit de leurs blessures, elles ont acquis une solide connaissance de la nature humaine et des sinistres réalités. Si un de ces lieutenants leur plaît, vont-elles annoncer la nouvelle de ce délicieux émoi à leurs parents récalcitrants ?
 Vont-elles se résigner à suivre la marche classique exigée par Dame Liselotte: l'étude psychologique du charmant individu, suivi immédiatement de l'étude de sa famille, avec les temps nouveaux, on ne sait plus que penser de ces familles inconnues qui supplantent scandaleusement les anciens grands noms; le calcul des "espérances" du futur fiancé, des rentes de toute sorte, la bonne ou mauvaise réputation de ses ancêtres, cousins et alliés; la santé enfin, les tares héréditaires sont à redouter comme la peste !
Eh bien, non !
Ces folles renient le protocole d'avant guerre ! pire: les jeunes hommes rescapés s'en moquent eux aussi ! tous brûlent les préliminaires, piétinent les pourparlers, refusent les unions de convenance, s'épargnent honteusement les demandes écrites ou verbales aux impavides pères de leurs tendres et chères, et se jettent, avec la fougue de ceux qui ont franchi la porte des Enfers, vers la fraîcheur de l'amour vrai.
Les parents épuisés par quatre ans de sacrifices inhumains cèdent et s'inclinent devant la force inouïe de ces mariages d'inclination...
Que reste-t-il à Dame Liselotte en larmes sur son joli manuel des bons usages ?
 Une exquise consolation: aider à remplir la corbeille de noces d'une pluie d'inutiles et luxueux présents. Déroger à cette tradition aurait sonné le glas du savoir-vivre, voyons !  Mon Dieu ! que les fiancés de l'an 1918 avaient d'obligations ! la liste de mariage( pâlichonne à l'instar d'une salade de cornichons anémiés) que suggèrent les sites actuels provoquerait le profond dégoût de la moins avide des mariées de jadis.
Ces adorables créatures s'épanouissaient comme des fleurs sous le soleil d'avril quand l'élu de leur cœur déployait le contenu prodigieux de cette corbeille dont la profusion extraordinaire écrase nos caprices les plus fous.
Une corbeille "riche" débordait ainsi d'écrins en maroquins voilant l'insoutenable éclat des parures empierrées; se chamarrait, ensuite de robes en dentelle de Calais ou en soie de Lyon, s'alourdissait de fourrures ayant exigé, ô tristesse, le meurtre de charmantes loutres, zibelines et autres animaux sans défense; et s'étoffait de menus accessoires absolument indispensables à la survie d'une jeune mondaine.
Jugez un peu du déballage :
ombrelle pourvue d'un manche en argent (Dame Liselotte ne transigera pas !), trousse en or, sac à main en mailles d'or ou d'argent (si le fiancé était radin !), éventails en plumes noires et blanches, jumelles de théâtre, bracelet montre en platine, rang de perles fines (les perles de culture n'étaient pas encore inventées, dommage pour les fiancés épouvantés de cet océan coûteux) sac de voyage avec nécessaire de toilette (pour la nuit de noces !)...
Le fiancé recevait en échange un don infiniment plus précieux: une épouse aimante ! quand on aime, on ne compte pas !
Les couples moins fortunés (ou pas du tout) s'inspiraient modestement de ces largesses. L'essentiel, clame, à notre immense soulagement, cette paradoxale dame Liselotte, demeure le sentiment vigoureux et sincère, terreau du savoir-vivre depuis l'homme des Cavernes. Autrement dit: la richesse du cœur...
L'ardente flamme amoureuse, née du hasard, s'alimente ensuite au jour le jour.
Qu'importe une corbeille de noces copieuse ou maigrelette: l'amour s'apprend et ne se contente pas des apparences du bonheur. Dame Liselotte redescend vite des nuages diamantées afin de recommander aux époux le souci constant de l'autre. On n'entre pas dans le mariage comme dans une maison louée au bord de la mer: le"oui" engage pour toujours !
 L'être aimé est votre soleil, vous êtes son étoile polaire; l'amour rythme le mariage; les "convenances" s'ébrouent dans son sillage pour vous aider à ne pas quitter le chemin au premier obstacle:
"Dans le mariage rien de provisoire, rien de partiel; si votre époux part en Chine, vous le suivez; s'il est atteint d'une maladie contagieuse, vous le soignez; sa ruine, son déshonneur sont les vôtres. C'est une union absolue."
Ces paroles redoutables de franchise scandent une ascension vers de vertigineux sommets.
Le mariage, intangible Olympe des amoureux ? Et que déposer de mieux dans une "corbeille" de fiancés que ce défi insensé et sublime: l'amour durable ?
Aucun diamant issu des mines de la mythique Golconde ne le surpassera !
Dame Liselotte ne dira pas" non "du haut du Paradis où elle donne sans nul doute le bon ton aux nouveaux arrivants...

A bientôt,

Nathalie-Alix de La Panouse

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