vendredi 16 septembre 2016

Snob ou dandy ? L'art d'être un oiseau rare !


Le dandy passe aux yeux des gens dénués d'aimable fantaisie, et ne ressentant guère la douloureuse absurdité du destin, au mieux pour un original sans cervelle, au pire pour un étrange et vaniteux spécimen d'humanité.
Adulé ou moqué depuis environ 15 000 ans, époque qui vit sur l'île de la future Lutèce, alors rudimentaire campement de  chasseurs chevelus sentant horriblement mauvais,  le premier dandy de notre bonne planète Terre essuyer la boue de son visage avant de draper sa tunique en peau d'ours d'une façon faussement désinvolte autour de ses jambes nerveuses, ce personnage ne cesse de marquer les imaginations.
Bien plus mystérieux qu'un sympathique fantôme grelottant le long de sombres corridors, le dandy hante la littérature, les contes de fées, (tous les princes charmants sont des dandys de bonne famille, leur attrait irrésistible s'explique par là !), les revues mondaines, les salles de ventes de grand renom et le cœur désemparé des jeunes filles ou éternelles jeunes femmes de province.
La Parisienne est sans nul doute la seule à ne jamais redouter un dandy: c'est normal, elle lui ressemble souvent comme une sœur.
 Les âmes simples, dont je fais partie, ont la naïveté de croire que l'élégance est la définition suprême du dandy. Le sortilège nimbant ces êtres, semblant appartenir à une dimension presque surnaturelle, naît-il de cette qualité assez commune ? L'élégance serait avant tout un art de vivre, le dandy en est-il  l'étendard ?
Mais, de quelle sorte d'élégance s'agit-il au juste ?
Selon Barbey D'Aurevilly, le roi des dandys français des années 1850, l'extravagance de la mode ne signe nullement l'élégance. On peut être parfaitement démodé et, tout de même, susciter la plus profonde admiration par son allure et sa distinction: les deux clefs de la citadelle interdite au vulgaire...
Dés les premières pages de son conte vénéneux, "Le bonheur dans le crime", récit distillant un parfum de pourriture exquise  et de corruption voluptueuse, l'auteur normand brosse d'un pinceau amoureux le tableau du parfait dandy incarné par le ténébreux comte Serlon de Savigny.
Il en profite pour citer un mot révélateur du dandy par excellence, le démoniaque artiste incompris, ange déchu, séducteur odieux et gentilhomme aussi incomparable que terriblement attirant:
 George Brummel,favori du prince de Galles vers 1830 et bizarre inventeur de la fumeuse théorie de la "futilité essentielle ".
 Le comte de Savigny prouve qu'il appartient à la sublime caste des défenseurs acharnés de l'ineffable inutilité, de l'évanescente gravité par son allure de grand seigneur arborant un vêtement "irremarquable"; formule subtilement confuse sortie du cerveau alerte de ce "Beau Brummell".
Cela revient à clamer que l'habillé passe avant l'habit ! la"redingote noire strictement boutonnée "de cet impassible héros d'une "histoire d'amour et de mort" ne met en valeur que celui qui la revêt.
On ne remarque que la prestance du comte. Et surtout l'intimidante "panthère humaine" à laquelle il donne le bras: son épouse, la comtesse meurtrière ! Un dandy de roman ramené à un rang de faire-valoir ? Quelle muflerie !
Barbey D'Aurevilly va encore plus loin dans l'audace. Son intrigue surgie des sulfureux abîmes de la passion met en scène un couple replié dans ce splendide isolement qui illustre l'esprit-même du véritable dandy, solitaire par nature, goût et nécessité. Le comte et la comtesse de Savigny semblent flotter au dessus des mortels; à l'instar du dandy classique qui ne supporte pas de frôler la plèbe !
Le dandy pur et dur aurait donc une espèce de maître à penser en la personne de George Brummell. Qui se souvient de lui en 2016 ?
Un aréopage d'esthètes ?
Une poignée d'universitaires ?
 Quelques créateurs de mode ?
Or, cet homme fut en son temps la gloire de tout ce que l'Angleterre comptait d'indéfectibles rebelles. Son ombre navigue encore au dessus de la Manche, sans se fourvoyer dans ce damné train sous-marin où nul dandy digne de ce titre n'aurait eu le plaisir prosaïque de grimper.
 Byron, en particulier, modèle du dandy aristocrate dérobant son caractère impétueux sous une couche de glace, chantre des vagues accourant vers lui comme des chevaux sauvages, aurait tourné le dos à une invention barbare brisant net l'arrogance insulaire de son île !
Quelles surprenantes leçons notre époque, confondant l'art de vivre avec le souci d'accumuler d'évidentes et lassantes preuves de richesse, peut-elle apprendre de Brummell, "mignon" du roi George IV, anglais impertinent, mort, déchéance incommensurable, en France, dans cette ville endormie et bourgeoise de Caen, en 1840 ?
 Baudelaire, poète maudit, mais doué d'un singulier bon sens paysan à ses heures, a tenté de cerner la source profonde du dandysme: sa détermination discrète à atteindre la perfection absolue dans ses manières d'être et de paraître.
Tout au contraire de l'homme politique cherchant à emporter l'opinion par des artifices verbaux  ou de l'heureux mortel touché par la grâce de sa propre réussite, le dandy n'étale rien, ne juge personne et, loin des dogmes bien-pensants se donne à cœur d'obéir au précepte grec gravé sur le temple d'Apollon à Delphes: "rien de trop". La déesse guidant le dandy c'est l'harmonie, fille de la maîtrise de soi. Le dandy fait son graal de cette quête éperdue de l'esthétique pure en la pimentant d'un esprit grave qui n'appartient qu'à lui.
"Le dandysme est un soleil couchant; comme l'astre qui décline, il est superbe, sans chaleur et plein de mélancolie" nous confie Baudelaire en proie aux tourments de son automne spirituel.
Allons-nous éprouver une tendre sollicitude envers ce dandy éternel empêtré dans son spleen raffiné ?
Hélas ! le dandy n'en reste pas moins un être assez antipathique, souvent incapable de ressentir un sentiment spontané ! Son culte de lui-même ravage ses amours et détourne ses amitiés. Ne vivrait-il que pour respirer les louanges enthousiastes ou savourer l'immense étonnement qu'il inspire au mornes humains moyens ? le doute nous envahit et c'est tellement dommage...
Si seulement le dandy pouvait être aimable, nous l'aimerions de tout notre cœur !
Mais, Baudelaire insiste,un vrai dandy n'a nul besoin d'amour si ce n'est de son amour-propre. Amère déception !
Baudelaire est sans pitié ! en réalité, confie-t-il, ce pauvre dandy en fait d'art ne pratique vraiment que celui de se compliquer l'existence: "le dandysme, qui est une institution en dehors des lois, a des lois rigoureuses auxquelles sont strictement soumis tous ses sujets, quelles que soient la fougue et l'indépendance de leur caractère."
Tant de discipline pourquoi en fin de compte ? Peut-être afin de lutter avec une énergie désespérée
contre l'insipide uniformisation d'une civilisation égarant son idéal, reniant son histoire,sombrant dans la banalité  absurde du conformisme social et le matérialisme avide. Alors, on pardonne ses excès, sa retenue froide et son calme orgueilleux au dandy.
 On lui pardonne tout ! Baudelaire nous réconcilie avec cet esthète incompris d'une cette flèche  lapidaire dont l'éloquence va là où il faut frapper:
"le dandysme est le dernier éclat d'héroïsme dans les décadences."
Le dandy nous séduit, un peu, beaucoup, à la frontière du passionnément; à l'instar de ce George Brummel qui fit couler l'encre et tourner les têtes. Opportuniste convaincu, ce sorcier séduisant  se hissa au faîte de la société la plus brillante, de 1793 à 1816 puis, s'exila, outrageusement ruiné, en France, avant de devenir une légende à la magnificence envolée.
Son entrée dans la gloire mondaine eut lieu de façon outrageusement classique ! Monsieur Brummell, très jeune coquelet affectant une allure de vieux loup de mer fumant sa pipe, introduit par le soin d'amis du grand monde dans une festivité feutrée et sublimée battant son plein sur la terrasse du château de Windsor, subjugua en un battement de cil le plus illustre des convives: son Altesse Royale , le fort dissipé prince de Galles.
Rencontre entre deux rebelles ou coup de foudre extravagant ? On ne sait encore ! Ensorcelé par cette rencontre flattant au plus haut point sa bondissante imagination, le créateur  des "Diaboliques", bible des dandys qui y puisent encore le goût amer de la mystification élégante, Jules Barbey D'Aurevilly nous donne fort poliment sa version des faits:
"Brummell déploya tout ce que le prince de Galles devait estimer le plus parmi les choses humaines: une grande jeunesse relevée par l'aplomb d'un homme qui aurait su la vie et qui pouvait la dominer, le plus fin et hardi mélange d'impertinence et de respect, enfin le génie de la mise, protégée par une repartie toujours spirituelle...
A dater de ce moment, il se trouva classé très haut dans l'opinion. On le vit de préférence aux plus nobles noms de l'Angleterre, lui le fils d'un simple esquire (un propriétaire campagnard !), remplir les fonctions de chevalier d'honneur de l'héritier présomptif, lors de son mariage avec Caroline de Brunswick."
Voilà notre jeune loup lancé ! A nous deux Londres ! Le monarque incontesté du nœud de cravate débutait 26 années de règne sur chaque soirée , réception, mariage, course, chasse, beuverie et partie de cartes organisée au sein de ce "monde où l'on s'ennuie "; selon le mot de Proust qui s'ennuyait partout en ennuyant d'abord les malheureux s'évertuant à distraire Son Excellence Marcel Grognon (la princesse Bibesco nous l'avoue avec une infinie délicatesse dans ses charmantes Mémoires "Au bal avec Marcel Proust").
Or, si Brummell récolte un succès aussi prodigieux, c'est que ne s'ennuyant jamais, il n'ennuie personne ! Sa passion de la vie est terrible, terrifiante ,affolante. Cet homme est un orchestre, un opéra, un "tueur "... Ses petites phrases assassinent à coup sûr !
Son arme de prédilection, l'insolence, claque au vent et fait mouche pour le bonheur de ceux qui sont épargnés...
Le beau dandy avait beaucoup d'esprit et sa franchise savait mordre; ainsi disait-il en parlant de ses rapides amours: "tout le temps qu'on est amants, on n'est point amis; quand on n'est plus amants, on n'est rien moins qu'amis."
Aux dernières nouvelles, son principe essentiel afin de s'assurer le titre d'homme raffiné par excellence serait en vigueur chez les dandys de 2016:
"dans le monde ,tout le temps que vous n'avez pas produit d'effet, restez: si l'effet est produit, allez-vous-en."
Charmant parfois, cruel souvent, étourdissant d'élégance "naturelle", ne tombant jamais dans le piège de la mode "facile" ou de l'élégance ostentatoire, Brummell rendit à l'allure sa suprématie. Mais qu'est-ce que recouvre ce joli mot, allure ? Peut-être cette qualité d'émouvoir sans montrer autre chose qu'une discipline de soi poussé au paroxysme.
Le beau, le piquant, l'irrésistible maître en art de vivre Brummell se domptait lui-même, comme un animal sauvage:
"pour être bien mis, il ne faut pas être remarqué."
Le  vrai dandy oublie vite ses patients efforts d'élégance ! les autres admirent et s'étonnent, essaient d'imiter, en vain...  Le luxe à la manière des dandys s'oblige à cette simplicité que le vulgaire ne sait apprécier. Mieux, l'ivresse se gouverne, la plaisanterie ne sombre pas dans le mesquin champ de la calomnie, ne tisse de médisances viles, mais suit son futile et très sérieux devoir: amuser la galerie, distraire les âmes blessées ou soucieuses.
Le dandy, l'instrument de la providence ? On serait tenté de le croire ! avant de nous laisser envahir par un puéril enthousiasme, une question d'une importance extrême nous titille: Le dandy, homme ou femme, frappe-t-il la foule médusée de son exceptionnelle beauté ? Eh bien, non ! ce préjugé ne tient pas une seconde devant la description du "beau Brummell". Le roi des dandys était un rouquin affublé d'un nez cassé ! Ciel !
Cette révélation navrante attise une curiosité un peu déplacée: d'où venait ce surnom de "beau Brummell" passé à l'état de proverbe ? De la magistrale habileté du roi des dandys à donner au commun des mortels l'illusion de ses attraits physiques...
Au lieu de pleurnicher en se jugeant laid, Brummell vivait comme s'il était le plus beau des terriens, et il le faisait croire ! ça c'est le dandy ! un magicien à ne pas confondre avec un mage. Un être capable de se jouer de la morne réalité et de marcher, solitaire et superbe dans les allées d'un  vaste parc ou les trottoirs d'un grand et noble boulevard, lieux mythiques embelli par sa présence.
Le dandy possède-t-il un talon d'Achille ?
Brummell, hélas, en avait un: sa manie de se ruiner au jeu. Fatale addiction qui amena sa perte mondaine et son pitoyable exil. Les autres, ses "suiveurs", ces dandys du monde moderne, quel fléau peut-il terrasser leur superbe hauteur ?
 Sans nul doute la peur horrible de provoquer ce malencontreux ennui qu'ils ont toujours proclamé éprouver en la compagnie d'autrui...
Le dandy pourrait être, en fin de compte, le meilleur des hommes s'il acceptait de ne pas se consacrer exclusivement au spectacle charmant de son propre nombril.
Ange qui craint d'être une bête ou bête qui se donne des airs d'ange, le dandy garde son mystère...

A bientôt,

Lady Alix

                       Un dandy des Lettres : Lord Byron