dimanche 9 octobre 2016

Contes du vieux château : L'art d'être un citoyen de Genève


La Suisse ?
 Ciel ! que de mystères, que de mythes, que d'idées absurdes dorment sous ce nom !
Pour les impétueux citoyens français c'est un vaste dédale de cimes inaccessibles, de pâturages encombrés de troupeaux aux flancs abondants, de chalets astiqués chaque matin avec l'énergie du désespoir et, comment l'oublier, de coffres-forts enfermant les plus redoutables secrets des "heureux du monde".
Le pire au sein de ce fatras ? 
La plupart des fils de Voltaire tentant, en dépit des vulgaires vents dominants, de s'exprimer dans la langue de Molière, croient dur comme fer que le meilleur de la Suisse, eh bien, c'est Genève ! peut-être n'est-ce pas faux ...
Quoi de plus joli que les rives du lac de Genève qui abrita tant d'amours interdites, légendaires et fantasques ? Et, à défaut de suivre le chemin tourmenté de Byron, Shelley et Chateaubriand, les pages désuètes, mais étincelantes d'un humour irréfragable, du guide par excellence, paru vers 1900, "La Suisse illustrée" nous enlèvent vers l'ancienne république de Genève, ses merveilles, et surtout son très singulier Genevois !
A cette époque bénie, un auteur reconnu dont les doctes ouvrages faisaient de beaux livres de prix récompensant les élèves travailleurs ou essayant de l'être, ignorait les devoirs serviles du principe de la "langue de bois". Aucune hypocrisie chez Albert Dauzat, aucune méchanceté non plus, nul parti-pris et une franche admiration pour ces rudes suisses dont la discrétion rehausse la courtoisie.
Aucune banque, mais un nombre infini de vallées, de torrents, de lacs, de petites villes aussi inconnues que les hameaux de l'Inde !
 La Suisse s'envole, sous les pas de cette espèce de Jules Verne des manuels disciplinés, et prend l'allure d'un monde farouche et passionnant, digne des royaumes de l'Himalaya.
A tout seigneur tout honneur !
Ce frondeur et même, horreur, indiscipliné de Genevois des années 1900, vaut bien que l'on se penche sur ses impertinences.Voilà qui nous changera de l'atmosphère hautaine et feutrée couvrant de ses voiles nuageux les hautes instances diplomatiques des bords du Léman.
L'insolence n'a-t-elle pas marqué de son sceau la bonne république de Genève quand son rejeton mal-aimé, Rousseau répandit ses "Confessions" à travers l'Europe éclairée ?
Ce rebelle s'entêta à glorifier la vie saine au pied des Alpes de deux amants maudits; Julie et Saint-Preux sanglotèrent sur les eaux froides de leur lac bien-aimé, agacèrent les cœurs froids, ennuyèrent les esprits rassis et ravirent les âmes chavirées par un lien mêlant pureté sublime, correspondance hallucinée et soupirs d'indicible volupté...
A l'automne 2017, "La nouvelle Héloïse" ne hante  que les placards poussiéreux des bouquinistes ! Et, peut-être,quelque manoir isolé où une châtelaine romantique croit encore au retour d'un immatériel Saint-Preux, enseveli corps et âme dans un paquet de lettres  fanées datant d'un siècle antérieur. Pourtant le berger Rousseau inventa le principe délirant et délicieux du romantisme !
Le cœur, frappé à vif, délivre de sublimes accords ,au prix d'un sacrifice bien lourd.
 Saint-Preux, torturé par son impossible passion, résumait cette amertume affamée en quelques mots forgeant les "armes" de l'homme "nouveau" créé par le frémissant Jean-Jacques:
"Que c'est un fatal présent du ciel qu'une âme sensible ! Celui qui l'a reçu doit s'attendre à n'avoir que peine et douleur sur la terre."
Mais, cette douleur exacerbe l'éclosion du fameux génie glorifié  ensuite par la kyrielle gémissante des poètes romantiques.
Vive Rousseau ! Un étrange homme qui n'aimait ses semblables que de loin !
 Le philosophe  fuyait, ces créatures lassantes et ordinaires, afin de peupler ses promenades de beaux êtres imaginaires; reflets de cette perfection entrevue en rêve; inaccessible comme une étoile glacée au firmament ou la chimère de Saint-Preux envers Julie.
L'indépendante petite république de Genève laissa-t-elle des traces dans cet esprit farouchement épris de sa propre liberté ? On serait tenté de le croire.
Genève fascina en tout cas les philosophes désireux d'éclairer princes et rois autant que le commun des mortels. Histoire tissée d'amour et de méfiance, le lien entre l'intransigeante citée et l'esprit des Lumières est exaltée au sein de l'Encyclopédie des philosophes.
Sous la plume ambiguë de d'Alembert, Genève apparaîtrait presque l'antichambre d'un bizarre paradis où l'ennui mortel serait l'apanage de la haute moralité et de la vertu exemplaires.
Quel dommage, s'écrie d'Alembert, qu'une "des villes les plus florissantes de l'Europe, riche par sa liberté et son commerce, attachée aux Français par ses alliances et par son commerce, aux Anglais par son commerce et sa religion", soit incapable de comprendre les bienfaits du théâtre sur l'éducation, et carrément la civilisation d'une nation.
"On ne souffre point à Genève de comédie, on craint le goût de parure, de dissipation et de libertinage , que les troupes de comédiens répandent parmi la jeunesse..."
D'Alembert propose, en bon philosophe soucieux d'éduquer le peuple, d'encadrer judicieusement les acteurs parfois un tantinet dépravés par "des lois sévères et bien exécutées sur la conduite des comédiens ". Ainsi, Genève offrirait le merveilleux paysage d'une citée digne d'Athènes au temps de Périclès ! A la fois efficace et sensible:
"les représentations théâtrales formeraient le goût des citoyens, et leur donneraient une finesse de tact , une délicatesse de sentiment qu'il est très difficile d'acquérir sans ce secours..."
Hélas ! le destin de tout courageux philosophe est d'être adulé sans être suivi:
Genève ne sera certainement pas ébranlée en un clin d’œil par les péroraisons d'une poignée de penseurs idéalistes !
La réputation de cette ville impavide se prolonge jusqu'aux amours de Lord Byron, entichée l'espace d'une saison d''une "fille de beauté" Claire Claremont. Genève vers 1813 devient citée de la poésie en exil !
Nous voici maintenant dans les frous-frous de la Belle-Epoque.
Monsieur Albert Dauzat parcourt la Suisse avec une détermination de montagnard émérite.
 Rien n'échappe à son regard d'aigle, rien ne le détourne de sa franchise courtoise. Genève n'aura bientôt plus aucun coin d'ombre pour cet humaniste doué d'une curiosité à toute épreuve.
Cette  ancienne république enfermée en ses murs s'ouvre vers 1900 aux influences du vaste monde.
Terminée la rébarbative existence des calvinistes gouvernant leurs passions, la morose atmosphère d'une citée confinée, repliée sur sa foi sévère. Genève à la "Belle Epoque " rivalise au contraire avec les délicieuses et frivoles stations balnéaires de la  Riviera !
Quoi ? Nice, citée  bavarde, élégante,étincelante de toutes ses vagues blanchies d'écume voluptueuse, comparée à la froide forteresse de l'aristocratie protestante ? L'auteur serait-il tombé amoureux d'une robuste autochtone au point d'en perdre son sens critique ?
 Préfigurerait-il le bellâtre diplomate Solal recevant en pleine poitrine la morsure de la passion pour un seul battement de cil de la genevoise Ariane ? Comment le savoir ?
Cent ans nous séparent, hélas, de cet homme affirmant haut et clair:
"Avec ses quais spacieux, son célèbre pont du Mont-Blanc, ses somptueux édifices, ses larges avenues et ses jardins ombragés, Genève a l'aspect d'une véritable capitale, blanche comme les villes de la Côte d'Azur, où toutes les distractions et les commodités sont réunies pour attirer les étrangers." Cette fois, les philosophes peuvent savourer leur victoire:
Genève s'amuse enfin !
La fraîcheur de l'esprit nouveau s'infiltre dans les vestiges anciens; sur les hauteurs, dans le quartier de la cathédrale Saint-Pierre par exemple. Le voyageur sourit donc à Genève; mais, Genève lui rend-telle cette aimable politesse ?
 Vers 1900, il était vivement recommandé de respecter le caractère indépendant à outrance du genevois de toute espèce. En se croyant un peu vite son cousin à la mode de Bretagne, le Français s'égare !
 Le Genevois ne correspond à rien de connu, il dépasse l'imagination, épuise la bonne volonté naïve, fascine les âmes sensibles, intrigue les fortes, et garde son mystère jusqu'à provoquer un intense découragement.
Monsieur Dauzat incline vers la sympathie tout en restant lucide:
" Le Genevois, moins discipliné que les autres confédérés, plus porté aux luttes politiques et aux disputes religieuses, a l'esprit très vif, la répartie facile, sous un abord froid. Le gamin des rues, railleur et irrévérencieux rappelle le gavroche parisien."
Les rues sont une chose, et la haute société calviniste traditionnelle, une autre.
Plus on monte vers la vieille-ville, plus le poids du passé  ferme les portes aux idées neuves et aux étrangers.
Le Genevois est ainsi, à l'image de sa ville, très charmant et joyeux le temps d'une balade autour des monuments anciens et modernes, en descendant par le rampe de la Treille vers  la promenade des Bastions, puis soudain réservé et lointain.
 Il cristallise, selon, l'auguste Albert Dauzat , la complexité et les paradoxes d'une citée active et figée, ancienne et moderne. Qu'importe finalement ! A cette époque remontant à la nuit de 1910, Genève éclairait la Confédération helvétique, dont elle ne faisait partie intégrante que depuis 1815, de l'éblouissante vigueur de sa passion pour les arts.
Le visiteur, qui souvent avait redouté, sans oser le dire, de se heurter à la rudesse d'une citée austère, éprouvait un choc presque équivalent au malaise heureux qui s'empara de Stendhal face aux merveilles de Florence.
Il lui suffisait pour connaître cette bienheureuse ivresse de rêver au musée Rath en détaillant les appas exquis de la "Nymphe couchée" de Corot, de se récrier d'admiration au musée Fol qui laissait son "Apollon Sauroctone", resplendissant plus que le Genevois courant grâce au génie du mythique Praxitèle, provoquer l'émoi des jeunes filles; ou d'entrer au musée de l'Ariana, îlot verdoyant blotti sur le coteau de Varembé.
Et d'y connaître le grand bonheur de paresser dans la quiétude du Jardin botanique en suivant d'un regard distrait les gambades des biches et les envols de longues jupes des studieuses élèves de l'Ecole des Beaux-Arts, gracieuses déesses suisses venues étudier les tableaux des écoles italiennes et flamandes.
Quelle douceur  de vivre! les éloges cascadent vers les berges tranquilles de ce lac béni des dieux où Byron et Shelley se plaisaient en 1813 à taquiner perches et truites, au même rythme placide que la muse amoureuse du moment; avant de s'endormir au fond du bateau qu'ils avaient acheté pour leur bonheur d'hommes de lettres !
L'enthousiasme du fervent Albert Dauzat ne faiblit pas ! manifestement l'art genevois occupe une belle place dans son cœur et il nous en brosse le plus complet des panoramas. On a presque envie de demander "grâce" !
Au début du vingtième siècle, le musée d'art et d'histoire venait d'être lancé ! Et sa flatteuse renommée s'expliquait autant par ses riches collections archéologiques que par sa situation des plus romantiques au cœur des beaux-quartiers à l'orgueilleuse architecture. "La Genève moderne est remarquable par son aération et ses ombrages qui la font rechercher des étrangers.
"L'efficacité Suisse marque aussi le système d'eau potable: ce serait la "plus pure d'Europe" nous assure le bon monsieur Dauzat énamouré par les prodiges de cette citée. La Poste de Genève, performante à l'extrême, est un exemple pour le monde entier !
Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes si les séjours des étrangers non naturalisés ne soulevaient polémiques et problèmes... Et, l'assassinat de la ravissante et fantasque Sissi ayant malmené la bonne réputation de la ville, les autorités suisses entourent de suspicion les réfugiés politiques. Mais, reléguons ces tristes pensées de l'autre côté des Alpes !
Sur les rives du lac, tout n'est qu'ordre et beauté, luxe et peut-être volupté...
Le peuple réparti dans le faubourg des Eaux-Vives rejoint la touchante volonté de propreté absolue qui fait la fierté des quartiers anciens ou récents.
 Cette ville,  éprise d'une louable idée de perfection dans tous les domaines, abrite-t-elle des êtres humains ou des mutants ? Monsieur Dauzat nous rassure: les Genevois sont certainement un peuple élu entre tous les Suisses, mais cela ne les détourne nullement des petites joies de la vie: déjeuners dans les auberges du bord du lac, confidences sous les tonnelles, festins de friture, vins du pays dans les bosquets, baisers fougueux sur la jetée des ports ou sous les ombrages des parcs généreusement ouverts par de très cossus propriétaires: le bonheur champêtre palpitait autour de 1910 sous l'égide du berger-philosophe " Rousseau des Bois".
Hélas ! Une faille gâche ce tableau idyllique ! Genève qui envoûta Chateaubriand et inspira Byron n'engendra aucun poète... Nul n'est parfait !
C'est à un poète anglais d'envoyer la tendre musique de ses mots, nés du spectacle  du lac effleuré d'or, à  Sécheron ou Coligny, voici deux siècles:

"Here are the Alpine landscapes which create
A fund for contemplations; to admire
Is a brief feeling of a trivial date;
But something worthier do such scenes inspire:
Here to be lonely is not desolate,
For much I view which I could most desire,
And, above all, a lake  I can behold
Lowelier, not dearer, than our own of old.

Leman's is fair; but think not I forsake
The sweet remembrance of a dearer shore:
Sad havoc time must with my memory make
Ere that or thou can fade these eyes before;
Though, like all things which I have loved, they are
Resign'd forever, or divided far."

Sur ce panache de Lord Byron,

à bientôt ,

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse
Le lac de Genève en 1849 par Calame, Villa Vauban, Luxembourg


                                                                     Château de St Michel de Lanès
                                                                     Cabinet St Michel Immobilier CSMI


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