samedi 3 décembre 2016

Contes du vieux château : Drame, amour et Mousson : l'Inde de 1936 !

Quel fatras magnifique cette " Mousson" !
Depuis 1936, ses vents violents attisent un brasier littéraire dont les étincelles illuminent le ciel des récits de voyage d'un autre temps.
 Roman démodé ? Inde idéalisée engoncée dans ses images soyeuses, tragiques et scintillantes comme ces colliers de rubis ou d'émeraudes gravés,vestiges infiniment anciens, témoins somptueux et silencieux d'inconcevables sacrifices sur les bûchers conjugaux ?
Ce livre, qui enleva nos grands-mères sur un nuage flamboyant, unit les contradictions les plus fantasques. L'intrigue, retentissante comme une mer tumultueuse, nargue le naïf voyageur immobile.
A priori, sans méfiance , on croit entrer dans un roman traditionnel, titillant l'honnête envie de poésie, l'élémentaire curiosité envers une civilisation lointaine, et le parfum capiteux des jeux de séduction interdits.
Au bout de quelques lignes, c'est la débâcle, le naufrage du lecteur blasé ! l'intrigue sort ses griffes à l'instar d'une panthère ondulant, féroce et fascinante,au sein de la jungle !
Confuse et limpide, manichéenne et déroutante ,l'histoire avance parmi les cadavres, entrechoque les amours, parle de rédemption,d'innocence; et ,sous les trombes d'eaux de la mousson, chante l'Inde des intouchables, des Rajahs , des missionnaires, des aventuriers, des bonnes volontés, et des lâchetés ordinaires .
L'auteur, Louis Bromfield, est américain;son héros aristocrate anglais, perdu, corps et biens sur une mer d'indifférence et d'ennui .
Sa figure de proue à l'avant de ce bateau-ivre, que deviendra en une nuit d'inondation rageuse le
petit royaume de Ranchipur, en est sa Rani, grande dame,étincelante d'intelligence et de beauté.
L'âge n'a aucune prise sur cette souveraine adepte de progrès, à la condition que les traditions ne soient pas sottement foulés .
A côté de cette reine oscillant entre deux mondes et deux époques, Bromfield impose son" ange déchu". Un thème de prédilection chez l'auteur cultivant le mythe des grands espaces et des nobles causes humanistes qui effaceraient la souillure des civilisations décadentes. Cet idéal de rédemption  s'incarne en une exquise lady, en apparence absurdement dépravée, mais à l'âme avide de purification et au coeur  indéniablement enfantin.
Son personnage le plus envoûtant, le major Safti, ne peut qu'arborer le titre de quasi prince.
Toutefois ,loin de se laisser glisser sur la rivière paisible de l'opulence égoïste ,cet homme, parfait de la tête aux pieds ,mène la pénible existence d'un  médecin hindou,entre le sang , les larmes et les préjugés de castes. Il va de soi que son charme puissant et ses muscles hautement virils ravagent les solides convictions puritaines de l'austère infirmière écossaise gouvernant l'hôpital tout juste sorti de terre.
Se greffe sur ce terreau humide, riche en fleurs vénéneuses, la pure et tenace fille d'un insignifiant pasteur. Cette désarmante Fern parée de sa seule innocence de belle plante américaine ,relèvera de sa grâce ,ce minuscule univers bouleversé, en général, et Tom Ransome, le mélancolique aristocrate britannique, en particulier.
Les recettes du mélodrame exotique des années trente par excellence ?
Le talent de ce très grand conteur que fut Louis Bromfield interdit de rabaisser cette épopée humaine de façon aussi méprisante. Chaque personnage apporte son intégrité, sa misère, son indépendance, ses égarements au sein du drame vécu par le petit état imaginaire et pourtant terriblement véridique de Ranchipur.
 Aucun de ces pauvres mortels luttant contre les éléments en furie, ,tremblement de terre, murailles d'eaux rompant le barrage, maladies atroces, peste et choléra, fondant sur leurs fragiles proies, n'est vain, insignifiant, inutile .Nous entrons dans la tête ,le coeur, les doutes, les amours de tous ces inconnus; et leur destin brisé ou magnifié par la vaillance et l'héroïsme fait plus que nous émouvoir : il devient presque le nôtre.
A jamais, ce sont nos amis, inoubliables, divers, surprenants, aimables, généreux et moqueurs, ombrageux et humbles. Nos amis surgis des années où balbutiait, au sein des Indes anglaises, la vivacité de l'Inde indépendante, forte, et guettant son propre réveil.
80 ans après, le regard a du mal à se fixer dans cette galerie effervescente de portraits s'échappant des cadres dorés.
Voici, à tout seigneur, tout honneur l'honorable Tom Ransome, flegmatique ennuyé de l'existence, frère du comte de Nolham, détail mondain assez absurde mais qui aura sa légitime importance un peu plus tard .Lassé de tout , mais capable de ressentir intensément la beauté du monde, cet esthète , les jours précédant la mousson d'été, rêve, admire, écoute, et rêve encore en buvant son whisky vespéral..
La première phrase du roman en annoncera l'ultime ; sa musique langoureuse chantera les destins accomplis...
"C'était l'heure favorite de Ransome .Assis sur la véranda, il contemplait les flots du soleil qui doraient d'un dernier embrasement les banians, la maison gris-jaune, les bougainvillées écarlates, avant de sombrer à l'horizon et d'abandonner le pays aux ténèbres."
La première phrase d'un vrai, d'un bon, d'un grand roman, d'un roman qui sera votre ami,
résonne comme un sortilège grave et subtil ; sa main légère vous entraîne au péril de vos sens ou de vos illusions .Vous entrez dans le roman et n'en sortez plus.
Ransome déroule le fil d'Ariane : voici  Ranchipur !
A la veille du drame imprévu , ce minuscule et paisible royaume semi-indépendant jacasse du palais aux bungalows des missionnaires, de l'hôpital à la maison de Tom Ransome, en s'arrêtant chez les très fortunés et très fermés notables Bannerjee. On ne respire plus tant l'attente de la mousson d'été attise les crises de nerfs, la souffrance quotidienne, le mal-être lancinant de chaque habitant,de haute caste , ou intouchable, indien ou occidental .Les terres sont flétries,les jardins anéantis,la ville meurt à petit-feu ,la famine menace et le Maharajah s'angoisse pour son peuple.
En guise de lot de consolation, Ranchipur se prépare à fêter sans conviction un couple, lord et lady Esketh,.Deux anglais exagérément fortunés, expédiés à l'adresse du Maharajah comme un colis aussi précieux qu'encombrant, par le Vice-Roi .
Quelle lubie pousse-t-elle lord Esketh ,obèse gonflé de vices autant que de graisse, nouveau anobli, nouveau riche, parvenu au mauvais sens du terme en accumulant les tours douteux, à se présenter en grande pompe au plus affable,courtois et diplomate des Maharajahs ?
La passion des chevaux de race étouffe chez Esketh tout autre caprice de milliardaire. Ceux élevés par le souverain ont une réputation quasi universelle. Esketh, qui achète sans relâche ceux qui l'entourent, ne doute pas une seconde qu'il ne fera qu'une bouchée de ce petit prince indien régnant sur quelques milliers de sauvages . Il veut les meilleurs de ses étalons et il les aura.
A n'importe quel prix .
On l'a prévenu que,sous ses allures  délicieusement civilisés,le vieux Maharajah ne s'en laissait nullement conter. Esketh s'en moque !
Il a tort pour la première fois de sa vie ...
Tom Ransome s'amuse, avec cette nonchalance attisant sa séduction de bel anglais en proie à un désespoir professionnel,de l'excitation que la venue de ces invités extraordinaires fait naître chez des personnages radicalement différents,Lui sait qu'il verra l'oiseau rare de près, la Maharani n'ignorant rien à Ranchipur ,respecte en lui le gentilhomme et ne manque jamais de le convier au palais .
La reine comprend en une seconde ce que Ransome découvre en une minute : lady Esketh ,encore une marchandise coûteuse acquise afin de susciter l'envie par l'hommes d'affaires ,fut dans sa  jeunesse son amante et,qui sait,son amie.
Lady Esketh est l'archétype de la créature fatale , troublante ,habile à se composer un personnage et mettant soigneusement sous clef sa passion refoulée. Ransome ose, sous le nez de son mari occupé à discuter de façon vulgaire le prix des chevaux que l'élégant Maharajah lui offre volontiers, ranimer un passé torride . L'étreinte fugace se révèle un désastre .
Edwina , lady Esketh est une poupée à la beauté froide de" porcelaine blanche et or ".Ransome ne vaut pas mieux .Tous deux se sentent à la dérive,incapables d'éprouver un quelconque intérêt envers la vie réelle .Loin de susciter notre mépris ,ils  nous émeuvent profondément .Leur amertume n'est-elle pas une conséquence des horreurs de la première guerre mondiale ?
Deuils et combats les ont lassés sans remède . ils n'ont jamais recouvré le goût de vivre .
Bizarrement , c'est un tremblement de terre qui va les sauver , les ramener vers le sens de l'existence , faire jaillir de leur apathie égoïste une vitalité généreuse qui les rendra capable d'un dévouement inattendu et remarquable envers la population sinistrée .
 Bien mieux ,ces désenchantés perpétuels sentiront leurs coeurs quasi moribonds battre d'amour pur et simple envers ,elle , le splendide Major Safti, lui ,la ravissante jeune Fern .
Invraisemblable romance tirée de la fertile imagination d'un écrivain américain désireux de changer le monde à l'instar d'un chef-scout ? On esquisse une moue ironique, et on se laisse prendre ! Magie des bons livres !
Le drame surprend au cours d'une soirée mondaine préparée avec un mélange d'arrogance et de fausse affabilité par la plus belle femme des Indes, l'insaisissable Madame Bannerjee.
Cette superbe femme symbolise le mur intangible séparant Orient et Occident. Les traits d'une perfection indescriptible de son  visage impassible emportent l'imagination de Ransome vers des horizons impossibles à atteindre pour un anglais , fut-il le frère d'un comte .en pleine tragédie , au moment précis où le barrage , fierté de Ranchipur ,mais, hélas,oeuvre inefficace d'un ingénieur vénal et cynique ,éclate , Madame Bannerjee donne une image inouïe  du fatalisme indien :
"Elle descendait lentement ,comme si aucun danger ne menaçait,se tenant très droite,avec une sorte de dignité que Ransome ne lui avait encore jamais vue.la lumière ,l'éclairant par-dessous, mettait en relief les plans de son harmonieux visage, donnait un nouveau modelé à ses hautes pommettes , à ses yeux légèrement allongés, à son nez finement ciselé.Malgré l'angoisse de l'heure ,Ransome se rappela les paroles de Miss Mac Daid:
Auprès de la beauté des Hindous, les plus magnifiques visages européens ressemblent à des poudings anémiques ."
La dessus, la fin du monde déferle sur la société policée prenant l'air frais d'un soir enfin rafraîchi des premières pluies .Empruntant sa forme livide à une montagne enneigée, l'inondation s'abat sur la vieille maison des Bannerjeee, la ville, la campagne, l'hôpital, le palais, l'univers tout entier.Est-ce la fin du monde, celle aussi de ce petit cercle de mondains ? Que non pas !
Rescapés ! Ils sont rescapés et seuls sur terre à l'être semble-t-il ...
 Ransome, ses hôtes hindous , la robuste infirmière en chef écossaise, Miss Mac Daid , le sublime Major Safti cachant fort mal l'attirance instinctive que lui inspire les jeux de séduction de lady Esketh, la redoutable Edwina éprouvant à son immense stupéfaction les douleurs et les joies d'un amour d'adolescente, tous sont rescapés !
Autour de leur petit groupe de miraculés , tombe comme une chape de plomb, l'éloquent silence des tragédies à leur paroxysme .
Ranchipur ne semble plus peuplé que d'une armée de fantômes .Pourquoi la Providence a-elle épargné leur étonnant aréopage de mortels gâtés et languissants ,excepté l'énergique Miss Mac Daid et l'admirable Major Safti ?
Aussitôt , la réponse à cette interrogation illumine les horreurs déclenchées par la rupture du barrage . Dépouillée de son confort luxueux ,veuve de lord Esketh, Edwina laisse choir son être factice ,et soulevée de terre par l'ardeur de sa passion amoureuse ,entend prouver au Major Safti qu'elle peut combattre l'adversité et le malheur.
Elle accomplira labeur ingrat ,veilles exténuantes , nettoyages obligatoires . Ces dures corvées sont imposées par une Miss Mac Daid ivre de jalousie et menant d'une poigne impitoyable son hôpital que la vague monstrueuse a épargné .
Perplexe au début devant cet acharnement de femme du monde à se métamorphoser en émule de Mère Theresa, le Major ne lutte guère .La nouvelle version de lady Esketh l'ensorcelle davantage, avec ses tenues dénuées du plus élémentaire raffinement, ses cheveux sans teinture, son teint blafard, ses maladresses et sa patience humble, que l'ancienne reine de Londres, si étourdissante et si vaine.
Ciel ! Louis Bromfield, sous l'alibi du principe de rédemption, inventerait-il "Les feux de l'amour" ?
Les bonds foudroyants de l'intrigue affirmeront le contraire ...
De son côté Ransome s'évertue à secourir les survivants. Une communauté de volontaires se forme sous l'égide de la Maharani dissimulant son chagrin d'avoir perdu son époux .
Il y a un temps pour pleurer ,l'action est primordiale ,le chagrin attendra .
Ransome a été sauvé des eaux grâce à l'initiative risquée de la jeune Fern venue le chercher en barque au mépris des serpents, des cadavres flottants et des pillards. L'homme corrompu ,dégoûté de lui-même et de l'existence, répond à l'appel de la vieille reine et n'en revient pas de récolter respect et approbation chez les meilleurs coeurs encore vivants de Ranchipur .
Sentimentalité romanesque ? Franchement non là encore. Mais ,une pointe d'humour voltige sur les décombres. Une amitié insolite se forge sur les débris hétéroclites de la citée modèle que fut Ranchipur
.La Maharani insiste pour recevoir une espèce de fourmi américaine ! Tante Phoebe ! douce autocrate régissant la maisonnée de son neveu , le modeste pasteur Smiley . L'avisée souveraine est trop intelligente pour admettre l'orgueil au milieu du cauchemar.
Son devoir est de relever ceux qui cherchent à rebâtir Ranchipur atrocement meurtri. Il est urgent de confier le rôle qu'il mérite à ce timide pasteur, si bon et si déterminé. Il est indispensable également , pour la sérénité de son esprit, que son Altesse  bavarde avec cette vieille Tante qui, de son fauteuil à bascule, sait observer les méandres et révoltes de  la nature humaine .
Cette famille Smiley est vraiment une curiosité ! tout ce petit clan de modestes exilés ne prodigue-t-il aux démunis secours et gentillesse ?
Sympathie, patience et dévouement souriants(vertus américaines, nous chuchote Louis Bromfield)
tissent le quotidien harassant des Smiley. Tante Phoebe ne saurait envisager un autre savoir-vivre dans cet univers de misère et de pestilence qui ne tolère rien si ce n'est l'héroïsme tranquille d'une poignée de citoyens du vaste monde
L'intrépide grand-mère américaine soutiendra lady Esketh victime et victorieuse ,descendant vers le dernier fleuve, l'âme guérie, inondée de la joie ineffable d'avoir rencontré en Inde l'amour unique et partagé. L'immense amour lavant des amers péchés .
Les tragédies ont comme l'océan leur flux et leur reflux .
L'apaisement gagne peu à peu décombres fangeuses et coeurs à vif .Chaque héros de l'ombre trouve sa lumière ; et Ransome , allume un cigare tandis qu' assises sous le baldaquin de cuir du char attelé de malheureux buffles obligés à aller un train d'enfer sur ordre de la Maharani :" la dernière Reine se promenant avec la dernière démocrate";
La Maharani et Tante Poebe !Une princesse du plus pur sang Mahratte et sa nouvelle amie, laborieuse femme au foyer américaine !
"Et une vague profonde d'amour le submergea pour cet absurde ,magnifique et terrible pays, pour ces Indes où la tragédie et la farce se côtoyaient de si près, juste sous la surface de la vie."
Il serait vraiment dommage que vous ne vous précipitiez pas sur cet inclassable,naïf, voluptueux et suprêmement envoûtant, conte oriental virevoltant sous la plume exubérante d'un auteur américain des années trente !
 Ces pages gardent la senteur du jasmin après les pluies , le parfum violent d'un roman hors du temps et des modes ...

A bientôt !

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse

Rajmata de Jaipur : la beauté idéale d'une princesse des Indes

                                                            Château de St Michel de Lanès
                                                         Cabinet St Michel Immobilier CSMI

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