samedi 31 décembre 2016

L'amante qui voyait en Talleyrand ce que nul autre n'y devinait

 De 1812 à 1838, une nouvelle Circé bouleversa une sorte d'île merveilleuse, un séjour interdit aux mortels ordinaires : l'univers diplomatique de l'Europe .
Sur cette Olympe peuplée de demi-dieux, ambassadeurs, princes, ducs, rois et empereurs, régnait un monarque incontesté quoique fort contestable : Talleyrand !
Et, sur le coeur volage de ce roi aussi rusé qu'Ulysse, régnait à la surprise générale, une  jeune déesse venue de Courlande . Coup de sang éprouvé par un sexagénaire dont le passé libertin faisait rougir les moins prudes ? Folie automnale chez l'ancien évêque d'Autun, dûment pourvu d'une épouse dont la beauté blonde égalait la délicieuse sottise ?
 Malentendu amoureux ?
 Triangle inouï  formé par le prince de Bénévent , alias Talleyrand, sa "vieille" maîtresse à la petite cinquantaine,  remarquable duchesse de Courlande, et la  fille de cette dernière, frêle jeune fée aux yeux du plus insolite violet, mariée, contre son gré , au propre neveu du grand roué devant l'éternel ?
La diplomatie étant l'art d'être là au moment où nul ne s'y attend, Talleyrand, que les salons parisiens croyaient attaché, comme une moule à son rocher, aux charmes langoureux de sa tendre amie , la duchesse Ana Dorothea de Courlande, anéantit d'étonnement ce petit univers tissé d'ancienne et récente noblesse, de partisans de Napoléon et de fidèles du frère de Louis XVI, en laissant éclater sa passion de vert-galant envers l'étrange, l'impérieuse, l'indomptable fille de sa bien-aimée .
Le monde diplomatique se remit peu à peu de cette commotion spectaculaire !
 De toute façon, il n'y eut bientôt plus à s'ébaudir mais à fermer les yeux : lancée par le congrès de Vienne, le "congrès dansant ", la nouvelle élue, Dorothée, comtesse Edmond de Talleyrand-Périgord , épouse récalcitrante de l'insignifiant et snobinard neveu de" l'homme-orchestre", suivit le sillage de son oncle et connut, de concert avec l'inventeur de la diplomatie moderne, les tumultes de la gloire et les remous de la passion .
Joua-t-elle la comédie de l'amour, cette jeune femme ,esclave d'un attachement presque insensé  ? Ou ce roman incongru mérite-t-il le titre du lien le plus franc , du sentiment le plus profond de tous les temps ?
 En tous cas, Dorothée entra dans la vie de la géniale girouette politique au pire moment ! juste après le fatal matin du samedi 28 janvier 1809 ...
Un dérapage savamment orchestré par l'Empereur Napoléon premier qui rétablit en quelques cris fracassants l'ordre et la discipline au sein de sa cohorte de ministres . Le fouet verbal du Corse furibond en fustigea surtout deux qui d'ennemis mortels venaient de devenir complices dans une conspiration visant à abaisser le pouvoir de ce conquérant incapable de mettre un frein à son appétit .
 Le premier, ministre des Relations extérieures et vice -Grand-Electeur de l'empire, Charles-Maurice de Talleyrand comprenait mieux le peuple que Sa Majesté Impériale.
Il était assez lucide pour redouter les terribles hémorragies de jeunes hommes exigées pour la gloire de l'empire. Le second , ministre de la Police , le redoutable et retors Fouché, avait en tête des scènes affreuses : des milliers de conscrits prenaient la fuite au fond des bois et se mutilaient afin d'échapper au service obligatoire.  Dents arrachées ,blessures sanguinolentes, plaies volontaires aggravées par de l'arsenic, le tableau épouvante les policiers endurcis ...
Talleyrand et Fouché se portent une haine féroce, pourtant ils décident de faire route ensemble vers un retour à la raison . Projet  éminemment noble et optimiste; mais c'était sans compter avec les yeux et oreilles surveillant la France au nom de l'Empereur .Les suggestions que Talleyrand  osa glisser à l'incrédule Tsar Alexandre de Russie  atteignirent une  audace si insensée que la rumeur de trahison ne pouvait manquer de les rapporter à l'Empereur .
Le prince de Talleyrand et de Bénévent, loyal sujet de celui qui l'avait élevé si haut conseilla carrément au Tsar de "sauver l'Europe en tenant tête à Napoléon "!
 Sa déclaration pétrifie Alexandre autant qu'elle suscitera l'ire véhémente et le noir ressentiment de Napoléon  :
"Le peuple français est civilisé, son souverain ne l'est pas . Le souverain de Russie est civilisé, son peuple ne l'est pas : c'est donc au souverain de Russie d'être l'allié du peuple français .Le Rhin , les Alpes , les Pyrénées ,sont les conquêtes de la France . Le reste est la conquête de l'Empereur . La France n'y tient pas !"
Ce beau discours bouleverse le Tsar au point d'enliser l'alliance entre les deux pays . Talleyrand en profite pour persuader cette fois Metternich , ministre des Affaires étrangères de l'Autriche de renouer avec la Russie ...La paix ne se répandra en Europe qu'à ce prix . La trahison du pseudo fidèle de Napoléon atteint son apogée .
Or,  en cet hiver 1808, l''Empereur, occupé à chasser les Anglais d'Espagne, et venant de prendre Madrid , lit complaisamment les admirables missives trempées dans l'hypocrisie pure de son ministre:
"La gloire immense que votre Majesté a recueillie a jeté à une grande distance en arrière de nous le point d'où nous sommes partis ."
 Hélas ! voici des dépêches de Paris, horreur, trahison , Napoléon a sous les yeux tous les mots assassins de son favori sur sa politique ! son sang bout dans ses veines et il galope vers l'infâme! une fois à Paris, il se se vengera de ces outrages !
Talleyrand reçoit donc une volée de bois vert qui a le don de guérir de la mélancolie même les âmes les plus tristes :
"Que voulez-vous , Qu'espérez-vous ? Osez le dire ! Pourquoi ne vous ais-je pas fait pendre aux grilles des Tuileries ? Ah ! vous mériteriez que je vous brisasse comme du verre !
 j'en ai le pouvoir ,mais je vous méprise trop pour en prendre la peine . oh ! tenez , voulez-vous que je vous dise , vous êtes de la merde ! vous êtes de la merde dans un bas de soie !"
Talleyrand est admirable sous l'orage.
 En vieux marin fumant sa pipe, il affronte la houle impassible, impavide, blême , mais , n'est-ce là son teint ordinaire ? Sortant vivant de l'algarade , il se vengera d'un coup de langue de la flèche la plus meurtrière du Corse ; celle touchant à son honneur d'époux bafoué par le favori du prince héritier d'Espagne, l'arrogant  duc de San Carlos qui ne cache guère sa passion envers la voluptueuse princesse de Bénévent (femme délaissée après avoir été adorée au point d'inciter l'ancien évêque à renoncer à se voeux) .
Relevant sa tête enneigée d'une perruque sentant son ancien-régime ,le prince-cocu dira ,comme par étourderie, cette méchanceté qui aurait pu lui valoir le cachot :
"C'est grand dommage , messieurs qu'un si grand homme soit si mal élevé."
N'importe quel mortel aurait pris le chemin de l'exil à la suite d'une déchéance ainsi annoncée par les clameurs impériales . Charles -Maurice de Talleyrand-Périgord, prince de Bénévent , n'est pas de l'étoffe des lâches .
Il attend que les tumultes s'apaisent et s'occupe utilement en mariant son neveu , le jeune comte Edmond de Périgord , officier infatué de sa personne , bellâtre "aussi beau que bête" à une héritière d'une richesse presque inconcevable , fille d'une aimable princesse, Anna Dorothéa de Courlande et , ce qui rehausse le tout, issue d'une famille fort bien vue du Tsar de Russie .
 Or ,si le  prince-diplomate français ignore sa nièce par alliance , un"petit pruneau "bien maigre , et bien vert de quinze printemps à peine , il succombe , à la vitesse de la lumière, aux appas rebondis de la mère .
Sa saison de disgrâce se pare au contraire de la grâce de cette noble et douce princesse  parvenue au port des cinquante ans ; cette  créature d'une rare distinction et d'une exquise finesse attire , c'est l'éternelle rançon de l'amour , les sarcasmes des vipères du grand monde ! cet amant incorrigible de chaque jolie femme souriant sur son balcon , ce délicat , cet égoïste invétéré , entiché d'une dame mûre ! et jaloux de surcroît !
Ridicule ! peut-être , mais le couple mûrissant tient bon. Pendant que sa mère étincelle chez son diable de prince -vice -électeur et roi des diplomates , la jeune Dorothée tue le temps en augmentant la noble et respectable famille des Talleyrand-Périgord . Au bout de cinq ans et de trois enfants , la voici beaucoup moins osseuse , et même assez attrayante pour que le regard de l'oncle , revenu en faveur auprès de l'empereur (en proie aux affres de son divorce  d'avec Joséphine) la contemple avec une avidité éloquente .
La morne petite comtesse Edmond de Périgord est en train de se métamorphoser en égérie de cet insupportable et considérable prince d'une apparence fort magnifique, mais assez peu séduisante, claudiquant en raison de son pied-bot depuis l'enfance , et qui pourrait être son grand-père !
Soudain , son esprit accablé par la mélancolie des femmes mariées contre leur gré à un butor , se révèle avec éclat et pertinence. Rue Saint-Florentin , le salon du prince de Bénévent irradie de vivacité moqueuse . C'est que la charmante Dorothée a une façon ironique et mordante d'envelopper les choses et de juger ses semblables
.Irrésistible magicienne !
Cette nouvelle Circé tient sous sa coupe son oncle par alliance éperdument amoureux ; amoureux comme on ne l'est qu'à vingt ans ou aux portes de l'âge fort mûr . Dorothée incarne tout ce qu'il a aimé chez les ravissantes femmes qui n'ont cessé de fleurir sa vie : intelligence aiguisée et passion de l'existence . définitivement ensorcelé , à l'instar de beaucoup d'hommes du grand monde ,Talleyrand  donne alors un rôle d'hôtesse de premier plan à cette passionnée de politique sur canapé .
En 1812, elle reçoit Napoléon de retour de sa tragique campagne de Russie, ou plutôt l'ombre du conquérant ravagé par les humeurs terribles du "Général Hiver" . Convenances oblige ,l''épouse légitime de Talleyrand existant bel et bien , la brillante et autoritaire Dorothée loge toujours, en dépit de son influence inouïe, au domicile conjugal ,rue Grange-Batelière (ou au château de Rosny, dans les environs de Paris ) . La chute de l'Empire provoquera une multitude de séismes dont celui des mariages de l'oncle et de la nièce .
L'étrange lien  battra son plein en 1815 , à Vienne . Entre autres surprises , dont la main-mise absolue de Talleyrand , ambassadeur d'une nation déchue sur les empereurs, rois et princes vainqueurs, le congrès le plus célèbre de toute l'histoire diplomatique sera le théâtre d'une incroyable tragi-comédie de la passion amoureuse .
Les témoignages des deux amants terribles avouent avec une suave élégance la complexe alchimie de leur attachement légendaire .
Le tout nouveau ministre des affaires étrangères du tout nouveau souverain , le roi Louis XVIII, confie à la postérité ceci :
"Je demandai donc à ma nièce , Mme la comtesse de Périgord de bien vouloir m'accompagner et faire les honneurs de ma maison Par son esprit supérieur et par son tact , elle sut attirer et plaire , et me fut fort utile ."
On devine ,derrière l'hommage de l'oncle courtois, l'immense tendresse de l'amant fier de sa protégée...Qu'avoue la belle nièce de son côté ? Bizarrement , elle soupirera sur le papier de ses chroniques, bien des années plus tard , le 8 juin 1841, son regret lancinant et cruel de ces moments volés aux dieux par les ambassadeurs prométhéens du congrès de Vienne .
A cet instant de sa vie , Dorothée regarde sur la toile du passé danser les fantômes aimés .Leurs voix éteintes la hantent des échos de ses amours ardentes, et de sa gloire de nièce adorée du plus insaisissable des diplomates .
Pleure-t-elle Talleyrand ? ou le superbe écuyer de l'empereur d'Autriche , Trauttmansdorff qui l'étourdissait de ses avances libertines ? Son coeur frémit-il encore au nom du comte de Clam-Martinicz , ce viril cavalier faisant partie de la suite de Metternich, qui voulait l'emporter au bout du monde et pour toujours ? Bouleversé , le dépité prince de Talleyrand eut l'impertinence d'appeler à l'aide la mère de l'écervelée , son ancienne amante Anna Dorothéa !
Cette stratégie de fin diplomate, expert en psychologie féminine, récolta une inestimable moisson  : la jalousie ramena assez vite la fille vexée à Vienne  chez l"oncle ragaillardi . L'énergie de Talleyrand ranimé par ce retour de la brebis dévergondée sauva sans doute la France ..
.Pourquoi ne pas écouter ce nostalgique chuchotement de la duchesse de Dino  (titre conféré par un îlot au large de la Calabre, don de Napoléon à l'ingrat Talleyrand )Dorothée de Courlande et de Périgord ? femme sensible , femme lucide , femme aux mille facettes, reine des croqueuses d'hommes et des dévoreuses de la vie :
"Vienne , 8 juin 1841
Il me semble bien étrange de me retrouver à Vienne . Vienne ! Toute ma destinée est dans ce mot !
C'est ici que ma vie dévouée à M. de Talleyrand a commencé, que s'est formé cette association singulière, unique,qui n'a pu se rompre que par la mort , et quand je dis se rompre , j'ai tort ; je devrais dire se suspendre , car je sens mille fois dans l'année que nous nous retrouverons ailleurs .
C'est à vienne que j'ai débuté dans cette célébrité enivrante , qui me persécute bien plus qu'elle ne me flatte . Je me suis prodigieusement amusée ici, j'y ai abondamment pleuré ;
 ma vie s'y est compliquée , j'y suis entrée dans les orages qui ont longtemps grondé autour de moi .
De tout ce qui m'a tourné la tête , égarée , exaltée , il ne reste plus personne ; les jeunes , les vieux , les hommes , les femmes , tout a disparu ...Je suis fort troublée de ces fantômes que les lieux évoquent ,et qui parlent tous le même langage , celui de la profonde vanité des choses de ce monde."
A l'aube de l'an 2017, Dorothée garde son mystère : aima-elle dans Talleyrand le lumineux diplomate ou l'homme nimbé d'ombre qui lui donna les clefs de son âme fermée à double tour ?
Peut-être la fée de Courlande chaussa-t-elle pour le meilleur et pour le pire, les étranges "lunettes de l'amour", celles qui lui permirent de voir ce déconcertant et aimable Talleyrand, ainsi peint du pinceau énamouré d'une Dame de qualité,à l'époque du Consulat :
"Ma surprise fut grande lorsque je vis entrer un homme à la taille mince et élancée , au visage doux,
 spirituel et malicieux tout ensemble , à l'oeil bleu , grand et bien fendu , très attentif à surprendre les mouvements involontaires des autres, qui ne disait que ce que précisément il voulait dire et rien au-delà, à la bouche toujours souriante, parce que le sourire est presque toujours sans péril...
Ce fut bien pis quand M. de Talleyrand se mit à parler avec le désir manifesté de me plaire .Il fut presque naturel , et lorsqu'il consent à l'être , il faut avouer qu'il est enchanteur ."
Charles -Maurice de Talleyrand et Dorothée de Courlande :
un enchanteur enchanté par une enchanteresse !
Puissent-ils être heureux dans les Royaumes d'En-Haut où, certainement,Talleyrand donne aux anges des leçons de diplomatie ...

Bonne année ! soyez heureux  et comblés !

 Lady Alix

Dorothée de Talleyrand-Périgord Duchesse de Dino
                                                           

                                                                                            Château de St Michel de Lanès
                                                                                           Cabinet St Michel Immobilier CSMI

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