samedi 21 janvier 2017

Un Anglais à Chypre ou les Citrons acides" de Lawrence Durrell


Lawrence Durrell était un écrivain aussi impertinent que romantique, un poète grec dans un corps anglais, et un intrépide voyageur mourant d'envie de jeter l'ancre en un port paisible .
Jeune adulte touchant aux récifs périlleux de la quarantaine, diplomate rebelle, écrivain désordonné, amant incorrigible et séducteur irrésistible; époux d'une femme en proie aux tourments de la dépression, père d'une adolescente invisible, Penelope et d'une petite fille, Sappho qu'il lui faut élever  seul, traînant une irrémédiable nostalgie de la Grèce depuis son adolescence à Corfou dans les années trente, il accosta à Chypre après une cascade d'aventures qui rempliraient mille vies ordinaires.
Au coeur des années cinquante,  l'île, en proie aux luttes de la résistance grecque soucieuse d'enlever l'indépendance de l'île à la domination anglaise n'offrait plus guère douceur et sérénité, en dépit de son culte rendu à la déesse de l'amour  . ..La tragédie couvait sous les sourires adressés à cet étrange anglais qui s'exprimait si joliment en grec .
Pourtant , Durrell tomba en extase devant une porte de bois sculpté gardant la maison la moins confortable et la plus ravissante qu'il ait jamais déniché au fil de ses périples, d'Alexandrie à Belgrade. Ce domaine minuscule était une Belle à conquérir au prix d'une mission diplomatique exigeant une délicatesse et une subtilité ahurissantes .Comment l'ami Lawrence parvint à rentrer en maître dans cette splendide écurie médiévale dominant le monastère de Bellapais édifié par les Francs, c'est ce qui secoue de rires irrésistibles les lecteurs de "Citrons acides", récit d'humeur, d'humour  et d'amour sur le quotidien Cypriote en période confuse et dangereuse .
Entre les lettres et poèmes roucoulant de passion de ses belles élèves grecques et les interminables discussions au café du village , Durrell sonde les descendants d'une civilisation si ancienne que l'on y perd son grec ...
" C'est une grande île rude avec de beaux coins .Habitants agréables . De bonnes routes ", confie-t-il à son ami Henri Miller
.Mais tout de suite perce le désarroi de l'amoureux de la Grèce face à un visage inattendu, Chypre le déroute tout en le fascinant :
"c'est un morceau de l'Asie Mineure parti à la dérive dans la mer .Ce n'est pas la Grèce .C'est le Moyen -Orient :odeur de Turquie et d'Egypte..."
L'essentiel pour ce grec d'esprit et de coeur, reste la joie de regagner une terre baignée d'influences et de senteurs méditerranéennes ,plantée d'oliviers, d'orangers, fleurie d'anémones sauvages, et débordant de cette hospitalité invincible que Corfou lui prodigua autrefois .
"Citrons acides " voltige ainsi du comique pur au réticences graves .
Lawrence Durrell, plus diplomate qu'il ne se l'avoue, ne veut accabler personne ; ni l'Angleterre dont il est un loyal sujet (et à laquelle il doit de travailler dans l'île) ni les Cypriotes,en particulier la jeunesse romantique cherchant à réaliser un idéal dans l'indépendance de son pays .
Le style fantasque et le ton aimablement persifleur de l'impertinent Lawrence, affirmant son attachement à cette île d'une beauté austère, et à ses nouveaux amis, si sentimentaux et si brusques, procurent une émotion très singulière .
 "Citrons acides " échappe aux descriptions faciles ou à l'enthousiasme appliqué . On y sent à chaque ligne le poids des non-dits, on y entend sourdre la chanson de Cassandre, on lit les anecdotes plaisantes en respirant la fumée du volcan  ...Toutefois le bonheur éclate aussi, et le bouder serait un crime contre ce sens exquis de la dérision humaine que l'esprit anglais a élevé au rang d'oeuvre d'art.
Le plus grec des anglais après lord Byron, le dissipé Lawrence Durrell, nous offre là une vraie mesure de salut public en mêlant humour britannique et soleil chypriote .
D'abord , où loger ?
Sa petite Sappho sous le bras, son maigre compte en banque soigneusement camouflé, le beau Lawrence entre, sourire ingénu aux lèvres chez le plus charmant et le plus habile des intermédiaires. Dans sa tête se forment déjà les méandres du roman qui le sortira de l'ombre :
 "Le quatuor d'Alexandrie".
 Il lui faut d'urgence un abri de poète, un sanctuaire pour écrivain furibond et rageur, courant derrière une inspiration rétive, et incapable de vivre sans être plongé au sein de la beauté profonde !
 Une terrasse  est donc absolument indispensable, sans parler du pittoresque de ce paradis imaginaire. La  tendre et fort encombrante présence d'une jeune enfant obligeant l'anachorète à redescendre sur terre  au moment des repas, un minimum de confort est également requis .
C'est le débonnaire Clito, un ami grec assez lucide quand il parvient à respirer autre chose que les vapeurs de l'ivresse, qui  a gentiment conseillé au jeune père ce Monsieur Sabri : un Turc doux comme du miel et pourtant doué d'une main de fer .
 Lawrence fonce hardiment :
" Monsieur Sabri, j'ai besoin de votre concours. Je me suis informé dans tout Kyrenia et l'on m'a dit que vous étiez l'homme d'affaires le moins digne de confiance de la ville , le plus grand coquin à dire vrai ."
L'homme va -t-il se hérisser devant l'insolent qui ose proférer ce jugement ironique dans un grec raffiné, digne du dialecte dorique (héritier direct du grec ancien et miraculeusement encore parlé à Chypre)? Que non pas ! il en a entendu bien d'autres !
 Impavide au milieu d'un imposant cimetière de de détritus hétéroclites, l'homme d'affaires turc ne bronche pas. C'est ce qui fait toute la différence avec un Grec !
 " Le Turc, affirme l'ami Durrel, au contraire du Grec, possède une immobilité de pierre."
Sabri sait ainsi gouverner son prochain avec un naturel aimable mais inflexible .
L'ami Lawrence ne se démonte pas lui non plus. N'est-il pas un Anglais habitué à maîtriser ses émotions et à cacher ses intentions ? Il se sent à égalité !
Le voici  maniant le chaud et le froid :
"Maintenant que je connais bien le Levant, je sais que lorsqu'un homme a la réputation d'être un coquin cela signifie une chose, et une chose seulement. Cela veut dire qu'il est plus intelligent que les autres ."
Sabri ne marquant aucun intérêt à ce mot flatteur, Durrell insiste :
"Plus intelligent . si intelligent que les imbéciles sont jaloux de lui ."
Hélas ! même approfondi , le compliment n'émeut guère le prudent Turc .
Durrell serait découragé s'il n'avait observé une étrange lueur dans le regard lointain de ce bloc de marbre nommé Sabri .Guidé par son infaillible sens des relations humaines pratiquées sur le pourtour du bassin méditerranéen, le plus Grec des Anglais emploie sans vergogne un des mille tours tiré du sac d'Ulysse.
Sincère, poli, sympathique, il caresse la fierté de Monsieur Sabri en le traitant de gentleman :
Sabri est donc quasiment anobli par un sujet de Sa Majesté ! envolé le "coquin" ! c'est un gentleman anglais qui supplie un gentleman turc de lui prêter secours ! comment résister à une injonction si persuasive ?
 Sabri se dégèle en un clin d'oeil! mieux, rouge comme un coq, ravi de l'élégance de cet Anglais si pauvre d'argent et si riche de finesse et de coeur, il lit dans ses pensées :
"Mon cher, dit-il en se caressant la moustache ; mon cher ...il vous faut quelque chose pas trop loin de Kyrenia , une vieille maison qui ait un certain cachet ."
Déjà , son esprit crépite, il sait où se dissimule cette maison singulière, pas trop loin de Nicosie et du collège de jeunes filles adorables, mais dans les environs de Kyrenia, charmante bourgade fortifiée au pied du massif montagneux du même nom, afin d'éviter les prix insensés de la capitale.
Un obstacle se dresse : "c'est une famille terrible..."
Que veut-il dire ? L'ami Lawrence sort du bureau -entrepôt nanti d'une promesse un peu vague et d'un nouvel ami .Il n'a passé qu'un bref moment chez Sabri ,or , tout le village est en émoi ! cette maison est l'affaire de chaque habitant , de chaque habitué du café !
Toutefois , le printemps inonde de sève les pentes voisines sans que Sabri ne réapparaisse ...
Sous un ciel se fondant en eaux , le voilà , ruisselant , heureux et sûr de lui : vite , il faut se jeter au cou de cette maison enfin dénichée . Tant pis pour les trombes dévalant les montagnes , le salut mérite de grimper vers Bellapais, mot ravissant et ravissante abbaye jadis édifiée par des chevaliers venus de France .Malgré les colères de la météo , le sortilège du lieu s'empare de Durrell , il a atteint un point de non-retour , nul endroit au monde n'est plus enchanteur ; vivre au sein de cette beauté généreuse sera la clef de sa destinée.
Le voici , bouleversé,face à l'énorme porte d'une maison surgie de la nuit des temps .Qu'importe le méfiant propriétaire coiffé d'un sac ? Lawrence sait que la maison le veut , lui et lui seul .Elle l'espérait secrètement , ils se sont enfin retrouvés :
"Aveuglé par une impression de familiarité que je ne parvenais pas à définir, je m'avançais jusqu'au bout du couloir pour regarder tomber  la pluie sur les grenadiers ."
Surprise divine : la terrasse et sa" vue indescriptible" ! Au grand regret de Sabri la maison est saine ! quel ennui ! comment faire baisser ses insupportables prétentions à l'irascible propriétaire ?
Bien sûr , la belle maison abrite une espèce de monstre : une vache meuglant de façon à vous faire croire qu'un crime ou un suicide vient de se produire en plein salon ; bien sûr , l'eau , à part celle distribuée par le ciel , manque cruellement , il faut ajouter à ces légers inconvénients les fentes à colmater  dans la terrasse menaçant de s'effondrer ...Quant au prix , mystère , personne ,et surtout pas la tête de pioche de propriétaire n'a une idée ferme là-dessus !
Naïf, l'écrivain ouvre la bouche , la question s'arrête en chemin sur un froncement de sourcils de l'avisé Sabri . Prudent et sage , l'homme d'affaires s'explique :
"Je lui ai dit que vous n'aviez pas du tout envie de l'acheter, pour rien au monde .Cela fera baisser le prix ."
Durrell n'en demandait pas tant ! mais à Chypre , c'est le temps qui conclue les bonnes négociations .
Mélancolique , l'ami Lawrence raconte son aventure amoureuse avec une maison qu'il imagine être sienne, depuis au moins l'époque des croisades, à son ami grec qui en profite pour remuer le fer dans la plaie .Le village de Bellapaix est un jardin où coule le miel et chantent les rossignols .
 Ses habitants? C'est tout simple :
" Ce sont les gens les plus paresseux de la terre et les plus braves gens de Chypre ."
Que faire ? Qu'inventer ? Sabri a carrément disparu de la surface de l'île et l'été pointe son nez sur le petit port de Kyrenia . On repeint les coques des bateaux de pêche tandis que l'infortuné Durrell rêve de rebâtir et de consolider une maison pareille à un mirage .Sabri ne serait-il qu'un marchand de paroles ? Ou la famille propriétaire a t-elle découragé le courageux Turc ?
Ce serait grandement sous-estimer son sens de la diplomatie !
Rendez-vous est donné avec une femme ! la maison constitue sa dot  ! il va falloir se montrer d'une finesse démoniaque afin de circonvenir cette malheureuse à la barbe de son clan, et surtout de son époux, cordonnier de son métier et avide de tempérament.
Une armée campe ainsi dans le café d'en face , une armée bien déterminée à intimider l'adversaire, Sabri, et le dindon de la farce, Durrell :
"Ils buvaient et discutaient à voix basse ; on voyait des barbes s'agiter, des têtes branler. Ils faisaient penser à des joueurs de rugby dans un film américain, recevant de leur capitaine les instructions de la dernière minute.Bientôt ils allaient foncer sur nous  comme une tonne de briques et nous escroquer.
Je commençais à me sentir inquiet ."
Sabri tient, grâce à la déesse Aphrodite ,la situation presque en main. A condition de ne jamais manifester une once d'intérêt envers la fameuse maison , la victoire devrait sourire aux deux complices.
Si seulement l'exubérante imagination de l'ami Lawrence ne parcourait pas son domaine tant souhaité, cela serait peut-être possible ... mais le poète voit passer devant ses yeux les attraits de ce lieu extraordinaire, il soupire en évoquant ce  portail sculpté en bois d'Anatolie qui ouvrira  sa maison si proche ...si parfaite ...comment feindre une totale indifférence ?
 C'est au dessus de ses forces !
 La propriétaire, dame nerveuse, vite terrifiée, entre en scène. Sabri la désarçonne d'emblée en traitant la maison de "pourrie" ! furieuse, la dame s'emporte, et lance un prix exorbitant :
 "800 livres!"
Or Durrell, Sabri ne l'ignore pas, ne dispose que de 400 livres ...
 La négociation danse sur un fil ...
Les deux compères éclatent d'un rire méprisant et conseillent à la pauvre femme de rentrer au bercail. Naturellement , elle regimbe. Le marchandage reprend de plus belle.
Sabri calme soudain l'atmosphère outrageusement orageuse en se métamorphosant en conteur oriental. On atteint un paroxysme de ruse bienveillante et de persuasion séduisante .Une admirable prouesse psychologique dont se délecte l'insolent Durrell, pâmé d'admiration :
"Réfléchissez, dit-il , d'une voix empreinte de la plus pure poésie du commerce. Ce monsieur vous signera un chèque. Vous irez à la banque .Là , ils le regarderont avec respect, car il portera son nom . Ils ouvriront le coffre ...Ils en sortiront des billets, des gros billets, épais comme un gâteau de miel , un paquet épais comme un salami (là , ils se passèrent tous les deux involontairement la langue sur les lèvres, et l'eau commençait à m'en venir à la bouche à moi aussi à l'idée d'une quantité d'argent aussi ...comestible ).
C'en est trop pour la malheureuse !
Elle cède pour la coquette somme de trois cent livres ! toutefois , le mari monte la garde, pour échapper à ce personnage encombrant , une seule issue : un taxi, commandé à l'avance, et les signatures à toute vitesse chez le notaire, déjà averti le matin-même de cette audacieuse stratégie inventée par  l'ingénieux Sabri .
L'achat mené à un train d'enfer réussit in extremis : la brave dame saute au cou de ce nouvel ami qui vient de lui remplir les mains de billets craquants, l'armée familiale noie son ire redoutable dans les flots de Coca-Cola offert par le majestueux Sabri, et l'ami Lawrence tente d'être réaliste pendant un quart d'heure.
 Un vertige d'horreur gâche sa joie : comment venir à bout des réparations indispensables à son confort élémentaire ? Est-il fou à lier ? Qui viendra à son secours ?
Sabri, décidément doué du don de double-vue , lui tient un discours des plus réconfortants.
 Lui, Turc , propose un artisan Grec, un coquin , cela va sans dire :
" Mais il vous fera du bon et solide travail."
Et d'ajouter cette conclusion humaniste :
 "Chypre est une petit île et nous sommes tous amis , quoique très différents .C'est cela , Chypre , mon ami."
Hélas ! l'indépendance se leva à l'instar d'une tempête, Durrell  quitta pour toujours cette île où son inspiration était si féconde, et cette maison qu'il pensait être sa citadelle éternelle ...
Le plus grec des anglais reprit le fil étincelant de son écriture, le torrent tumultueux de ses amours et , bien des années plus tard,s'embarqua sur le le Styx depuis un village du Languedoc.
Les courtes vagues de ce fleuve mythique chantèrent leur bienvenue ténébreuse au poète qui aima la Grèce jusqu'à son dernier souffle .
Souhaitons qu'un ami fidèle n'ait pris garde d'oublier l'obole exigé par le passeur Charon ...
A bientôt,
en Grèce ou ailleurs,

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse


Bellapais Village in Northern Cyprus
Le village de Bellapais à Chypre

                                                                                            Château de St Michel de Lanès
                                                                                           Cabinet St Michel Immobilier CSMI

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