samedi 28 janvier 2017

Contes du vieux château : Hélène, Cassandre, Andromaque : les belles héroïnes de la guerre de Troie

"La guerre de Troie n'aura pas lieu"

Il arrive parfois aux écrivains classiques de démolir les mythes éternels afin de tirer de ces cendres chaudes une flamme vigoureuse.
 Ainsi en est-il de cette mauvaise plaisanterie ou de ce chef d'oeuvre scintillant d'esprit , comme on voudra : "La guerre de Troie n'aura pas lieu" !
Cette pièce, signée d'un grand nom du théâtre Français, entend prouver que la Belle Hélène avait une cervelle d'oiseau et une superbe nature amoureuse, qu'Ulysse et Hector ennemis par force avaient tenté l'amitié ; et, pire, qu'Andromaque et Cassandre, l'une tendre épouse, l'autre soeur aimante du superbe Hector se disputaient comme deux chipies du haut des remparts de l'imprenable ville de Troie .
Insolente, sublime, échevelée , éblouissante de mots trempés dans l'acide et d'envolées d'une exquise poésie, saupoudrée d'un intangible amour envers la Grèce, voici, tonnante, triomphante, comique et dramatique :"La guerre de Troie n'aura pas lieu"!
Pièce faussement absurde qui, en 1935, ranime les amours antiques sur fond de menaces d'une seconde guerre mondiale. Jean Giraudoux a eu dans sa jeunesse l'extraordinaire chance , parfaitement évidente à cette époque où l'égalité face à la culture et l'histoire faisait partie de l'éducation de chaque élève déterminé à apprendre, de lire les auteurs antiques.
 Le grec et le latin , enseignés à tous nourrissaient le français, c'était le pain et le miel des lycéens .
Une source aussi vive affine l'esprit et exacerbe la sensibilité .
 Humaniste car façonné par ces "Humanités"si incomprises de nos jours, Jean Giraudoux ne s'est jamais lassé des héros et des dieux qui avaient grand ouvert les portes de son imagination vers de nouveaux mondes, foisonnant d'enthousiasme et de panache.
Entré sans éclat dans la carrière diplomatique, il se forge une dimension plus subtile à l'aide de sa plume fantasque .Mais, la vie est tissée de rencontres qui soudain vous aident à comprendre le sens de votre destinée . L'insupportable, le talentueux, le dieu du théâtre incarné, Louis Jouvet persuade le secrétaire d'ambassade Giraudoux, (diplomate mis "entre-parenthèses"pour son manque de conviction professionnelle) d'adapter son roman Siegfried à la scène.
Jouvet ne se trompe jamais sinon ce ne serait plus Jouvet !
Siegfried remporte une franche approbation en dépit de son sujet brûlant : c'est un conte autour d'un soldat français amnésique métamorphosé en citoyen allemand ...Toutefois, la faveur du public est bien réelle .Jouvet ordonne à Giraudoux de ne pas laisser s'éteindre cette flamme , et Giraudoux suit son étoile .
Nait alors "Amphitrion 38" , un premier détournement de l'Antiquité avec un Zeus amoureux d'une mortelle, Alcmène, qui, malgré la touchante proposition de son divin amant prêt à lui assurer l'immortalité , entend rester à sa place : "immortelle , moi , réplique cette femme avisée , pourquoi faire ?" C'est une secousse pour les spectateurs ! quelle audace ! ces braves gens s'étonnaient de peu . Le véritable choc les secoua comme un rire insolent en 1935 .
L'idée de "La guerre de Troie n'aura pas lieu" fut soufflée à l'auteur par un article du Figaro annonçant que Mussolini ne croyait pas en une seconde guerre mondiale .Ces propos cheminèrent dans la tête de ce lecteur de l'Iliade et de l'Odyssée, se gonflèrent d'images, de mots et de visages.
A l'aide de cette foule humaine et divine bruissant sous son crâne, Giraudoux bâtit un nid aux amours anciens et donna une ossature neuve à la tragédie immémoriale : celle de la fatalité des guerres . Qu'importe  les bonnes volontés humaines : une sorte de malédiction surgit à chaque époque et noie les élans généreux dans son lit d'horreur hystérique .
Les prémices de la seconde guerre mondiale expliquent ce ton chargé d'une ironie aussi élégante que désespérée.
Le diplomate Giraudoux avait perçu le péril hitlérien là où ses contemporains berçaient d'illusions.
 "La Guerre de Troie n'aura pas lieu" s'apparente finalement assez bien à une tragédie grecque; elle met en lumière des héros pris au piège par plus fort que les dieux eux-mêmes : l'âpre volonté du destin .
On ne peut échapper à ses griffes : les dés sont pipés depuis la nuit des temps.
Le personnage le plus mystérieux de la pièce est ainsi l'évanescente et magnifique Cassandre, princesse de Troie ,fille du roi Priam , soeur d'Hector ,devineresse par nature ,ambassadrice de l'au-delà  par conviction, et, la plupart du temps, porteuse de  nouvelles dont le commun des mortels se passerait fort bien .
Comme Giraudoux ne respecte rien, pas même les belles voyantes au regard perdu vers le surnaturel, il arrive souvent à cette Cassandre moderne d'être légèrement ridicule !
Mais, avec quelle allure folle clôt-elle la pièce d'un mot lapidaire, annonçant d'une voix sans timbre la gloire d'Homère et la pérennité du mythe de cette fameuse guerre de Troie qui aura bien lieu ...
Ne l'avait-elle prédit dès les premières répliques, contrant l'optimisme exubérant de sa belle-soeur , Andromaque, épouse du héros et prince héritier de Troie : Hector ?
Il faut toujours ajouter foi aux prophètes de malheur !
L'Illiade, chronique à la fois assommante et passionnante, éclairée d'épisodes sublimes et de passages attachants, espèce de roman cruel galopant entre la barbarie la plus inhumaine et les sentiments les plus admirable, souffre-t-elle de haute trahison sous les inventions de Giraudoux ?
En vérité, on se laisse séduire d'emblée par ces nouveaux héros gardant leur aura antique mais surprenant d'humour et de vivacité.
Hélas ! à notre immense regret, Achille a disparu du scénario où il tenait jadis le premier rôle !
Ajax l'incompris, affublé du nom d'Oiax, revêt maintenant la grossière apparence d'un malotru parfaitement crétin;  Priam , le noble roi si bon d'Homère, touche au dernier degré de la sénilité !
 Paris, le séducteur étourdi , reste égal à sa sottise légendaire: il aime l'amour plus que ses conquêtes ; et s'entête à garder Hélène par vanité masculine .
Dans ce tableau de médiocrités tristounettes, deux personnages tiennent l'intrigue  de toute la force de leurs esprits sagaces, de leurs efforts inouïs pour éviter le pire, de leur générosité sans faille d'hommes connaissant le prix de la vie.
Qui sont ces guerriers farouchement partisans de la paix et qui nous réconcilient avec la nature humaine ?
 Hector, prince héritier de Troie, lucide et courageux, Ulysse, roi d'Ithaque, lucide et diplomate .
Ces deux seigneurs de la guerre ont décidé d'unir leurs forces afin de persuader Paris à rendre la blonde Hélène aux Grecs.
Si le simple adieu d'une visiteuse charmante dont le séjour purement amical aura duré environ dix ans est pris au sérieux par les deux camps, alors, oui , en dépit des gémissements extralucides de la brune Cassandre,"la guerre de Troie n'aura pas lieu".
Du côté des héroïnes dont les noms sonores tintent à l'instar des gardiennes des fastes antiques, qu'en est-il ?
Homère aurait souri en apercevant la princesse Polixène , fille du roi Priam et de la reine Hécube, qui de jeune personne hiératique a rajeuni trente siècles après sa "création" en gamine gentiment effrontée .
"La petite Polixène" se moque des adultes, laisse sa langue impertinente dire les vérités qui dérangent et joue le rôle de délicieuse petite peste .Une note de douceur comique dans ce monde de brutes guerrières ...
Andromaque, la fidèle, l'exemplaire épouse , la mère dévorée d'amour, celle qui embrassait son bébé Astyanax en riant à travers ses larmes au moment du fatal adieu d' Hector vers le combat dont il ne reviendrait jamais, Andromaque, princesse de la paix tentant de retenir son guerrier de mari n'a finalement pas changé. Celle qu'Homère décrivait de façon si émouvante , prenant la main de son époux bien-aimé et le suppliant de ces mots tremblants et inutiles :
"Malheureux , n'as-tu pas pitié de ton fils tout petit , ni de moi , qui serai bientôt veuve ?", cette femme aimante revit dans sa "descendante " de 1935 .
L'Andromaque de Giraudoux est une passionnée, une femme énergique qui entend faire pencher la balance de la paix de son côté. Son optimisme, sa confiance enthousiaste éclatent en fanfare au lever du rideau :
"La guerre de Troie n'aura pas lieu, Cassandre".
Affirmation brisée net par Cassandre de son implacable:
"Je te tiens un pari, Andromaque ".
Les deux belles-soeurs lancent la pièce et la portent sur leurs frêles épaules jusque au dénouement.
Giraudoux oppose la lumineuse Andromaque à cette Cassandre que l'on se représente ondoyante en ses voiles sombres, le regard fardé, les gestes mesurés, inquiétante comme la nuit tombant sur Troie.
Qui dit Troie justement songe à la reine Hélène de Sparte , incarnée en 2004 par la radieuse Diane Kruger.
Homère n'aurait certainement pas renié cette superbe beauté !
Par contre, la belle Hélène voletant , à la manière de sa "grand-mère" de l'Illiade sur les remparts de la citadelle lui aurait inspiré une extrême méfiance !
Créature insaisissable ,amante nuancée d'ombres et aussi indifférente à  la passion qu'un morceau de banquise, cette reine Hélène forgée sur l'enclume de Giraudoux est un monstre de narcissisme voluptueux.
 Hector ne s'y trompe pas une minute !
Ne lui déclare-t-il presque aussitôt :
"C'est bien ce que je supposais .Vous n'aimez pas Pâris, Hélène . Vous aimez les hommes !"
Amusée, gracieuse, Hélène approuve :
"Je ne les déteste pas. C'est agréable de les frotter contre soi comme de grands savons. On en est toute pure ..."
L'argument de la pièce est lui aussi parfaitement propre, absolument limpide : Hector a décidé une bonne fois pour toutes d'offrir Hélène à ses chers compatriotes Troyens. On la rend toute propre, on lui inventer une amitié amoureuse toute irréprochable avec le beau Paris, et le tour sera joué !
Fini le risque d'une guerre insensée prenant pour prétexte une histoire d'amour qui n'existe que dans la cervelle des vieilles gens ou les illusions des poètes.
Paris n'aime pas Hélène, Hélène se moque bien de Paris.
Nul être vivant n'a besoin de tuer son prochain pour ce couple insignifiant. Hélène accepte !
Ressentirait-elle la nostalgie de sa grande soeur, l'Hélène d'Homère envers son époux, le roi de Sparte et son foyer lointain ? Que non  pas ! le cruel Giraudoux n'a aucune pitié, aucun attendrissement à l'égard de toutes les Hélène du monde antique ou moderne .
Hélène accepte par indifférence . On la prend, on la rend, qu"importe ? C'est la vie . Les mortels s'agitent, elle, la cervelle d'oiseau, la séductrice professionnelle connaît d'avance le résultat.
Cassandre a une rivale !Voici que la belle Hélène est douée de double-vue .Elle voit colorée ou terne selon ce que lui chuchote le destin.
Or, justement, là , à propos de son renvoi aux Troyens, elle ne voit rien ...
Hector furieux insiste :
"Nous allons vous remettre aux Grecs en plein midi, sur le sable aveuglant, entre la mer violette et le mur ocre . Nous serons tous en cuirasse d'or à jupe rouge, et entre mon étalon blanc et la jument noire de Priam, mes soeurs en péplum vert vous remettront nue à l'ambassadeur grec, dont je devine , au dessus du casque d'argent, le plumet amarante.Vous voyez cela, je pense ?"
En vain ce déluge de prose copiée sur le style cher au grand Homère, la belle Hélène s'entête :
" Non, répond-t-elle , du tout . C'est tout sombre."
Par contre, le coeur du prince Hector bat à se rompre quand cette ingénue-libertine lui confie sa vision d'une ville dévastée :
"Oui , affirme-t-elle d'un ton tranquille : "C'est rouge vif".
Hector n'ose questionner davantage. Son âme s'alourdit, mais il ne peut s'avouer vaincu.
Craignant de s'emporter et apprenant l'arrivée de l'envoyé des Grecs, il ordonne à Cassandre de tenir compagnie à cette Hélène si rétive et si soumise à la fois.
Cassandre a tout entendu ; elle met naturellement son grain de sel  dans cette étrange discussion sur le destin .Prenante, métallique, sa voix que l'on imagine rauque, au contraire de celle flûtée et enfantine d'Hélène, fait naître un frisson dans le dos des spectateurs :
" Moi ,je ne vois rien, coloré ou terne. Mais chaque être pèse sur moi par son approche -même.
A l'angoisse de mes veines, je sens son destin ."
L'atmosphère change, le péril rode.  Les portes de l'avenir semblent se confondre avec celles de Troie qui s'ouvriront peut-être sur l'horreur.
"Je ne l'ai pas dit à Hector. Mais, murmure Hélène, le cou de son fils est illuminé, la place du cou où bat l'artère."
Homère  ne nous conte -t-il aussi les morts atroces d'Hector, et de son fils, le bébé Astyanax précipité du haut des murailles?
Giraudoux cette fois suit la trame antique pour l'abandonner à l'acte II. A la scène 13, le voilà  improvisant d'une plume preste et sensible le face à face de ces Héros légendaires que resteront à jamais Hector et Ulysse .
"C'est une conversation d'ennemis que nous avons là ?" demande Hector étonné de se découvrir une sympathie soudaine envers Ulysse, ce Grec aux mille ruses dont le plus élémentaire bon sens lui indique de se méfier.
Le roi d'Ithaque éprouve manifestement des sentiments identiques .Et de lancer :
" C'est un duo avant l'orchestre ."
 Puis , on parvient au coeur de la pièce. Ulysse et Hector n'ont aucune envie de s'entre-tuer. Chacun a mesuré l'inutilité des guerres.  Chacun cherche à éviter celle-là. Et les deux hommes s'ingénient au rythme de réflexions superbes à masquer une amère certitude : ils ne sont rien que des brins de paille emportés par le destin. Pourtant , Ulysse essaie d'aider Hector, poussé par une curiosité bizarre, celle de lutter contre l'inéluctable :
" Je veux bien aller contre le sortJ'accepte Hélène .Je la rendrai à Ménélas.Je possède beaucoup plus d'éloquence qu'il n'en faut pour faire croire un mari à la vertu de sa femme.J'amènerai même Hélène à y croire elle-même.Et je pars à l'instant, pour éviter toute surprise ."
Hector hésitant entre l'admiration et une légitime méfiance devant une pareille mansuétude, s'écrie :
"Est-ce là ruse D'Ulysse, ou sa grandeur ?"
Or, Ulysse ne feint pas la franchise. Il a beau douter de l'issue de cette ultime tentative de paix, il se met en devoir de quitter le palais. Mais que de traquenards le guettent !
Quatre cent soixante pas jusque au navire ...En guise d'adieu, Ulysse se retourne, regarde Hector , regarde quelqu'un qui n'apparaît pas, sourit et jette ce mot magnifique qui fait se lever une houle d'émotion chez les spectateurs:
-Vous savez ce qui me décide à partir, Hector ...
-Je le sais. La noblesse.
-Pas précisément...Andromaque a le même battement de cils que Pénélope .
Hélas, le destin sera le plus fort. Un enchaînement de dernière minute rompt net ces bonnes volontés. "La guerre de Troie " aura lieu au désarroi de tous; et Cassandre scelle la pièce de ce mot appelant Homère à la tribune des légendes immortelles :
"Le poète troyen est mort ...La parole est au poète grec ."

Comment se priver de l'esprit étincelant et du coeur humaniste de Giraudoux ?

A bientôt !

 Nathalie-Alix de La Panouse

Lord Frédéric Leigthon, jeunes filles grecques 1871

                                                                                            Château de St Michel de Lanès
                                                                                           Cabinet St Michel Immobilier CSMI

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