samedi 8 avril 2017

Contes du vieux château : Valéry Larbaud ou l'amour adolescent

Valéry Larbaud , gentilhomme cosmopolite et poète errant, endossa voici bien longtemps le rôle d'un Ulysse cousu d'or .
Un étrange Ulysse affrontant les sirènes et les monstres de ce temps suspendu qui fut défini un peu vite comme "la Belle Epoque".
Un aventurier des trains de luxe , un désoeuvré des paquebots,s'évertuant à courir de gares en ports sans jamais que son coeur ne s'éprenne plus d'un instant des belles lui souriant en chemin .
Aucune Pénélope non plus ne tissait sa toile, les yeux noyés de larmes ,en guettant le retour de ce millionnaire qui faisait des vers sur l'air respiré le long des quais de l'Orient-Express  ; avant de  cultiver son spleen sur les rivages  parfumés de suave oranger ou de doux mimosa de la Riviera ...
Créateur de l'excentrique  A.O Barnabooth (1908) qui lui ressemblait comme un frère , Valéry Larbaud a toujours eu l'élégance d'avancer masqué en terre de poésie. Pourtant un conte pour grandes personnes illumine d'un brusque soleil d'avril ses souvenirs de jeunesse , et , peut-être ,son premier attendrissement amoureux .
"On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans" s'écriait Arthur Rimbaud : erreur ! l'amour insensé de toute une classe de jeunes lycéens envers la soeur aînée d'un des leurs prouve exactement le contraire. Ce sentiment léger était si sérieux que tous en furent marqués ...
Il faut dire qu'elle était si jolie cette brune répandant ses  naïves effluves de géranium ou de réséda dans les allées du vieux parc ...Si jolie en dépit d'un prénom franchement bizarre , si jolie à ces yeux de jeunes gens qui n'avaient jamais rien vu , si tendre et si grave,voici la parfaite égérie des souvenirs de jeunesse  : voici Fermina Marquez !
Glorieuse image de la jeunesse en sa première fleur , cette jeune personne ne se doute même pas que ses hanches doucement balancées , sa démarche ondulante , ses grâces paresseuses et son regard écarquillé sur on ne sait quel mystère (ou un dilemme vestimentaire crucial) suscitent  un effet prodigieux sur ces lycéens de l'ancien et du nouveau monde .Pourtant  les plus audacieux , les plus enthousiastes , les plus ardents la suivent , aveuglés par sa beauté , et forment sous les ombrages des arbres vénérables " une cour d'amour "protégée de  l'inquisition des doctes professeurs.Valéry Larbaud redescend en songe vers son collège de Fontenay, rebaptisé "Saint-Augustin"et le métamorphose en sanctuaire :
Il y avait, dans ce parc de Saint-Augustin , des avenues dignes de Versailles et de Marly .
On y voyait ,ça et là , d'énormes arbres troués par les boulets de la dernière guerre , mais qui avaient survécu , leurs grandes plaies bouchées  avec du plâtre goudronné .Il y avait surtout la terrasse avec son immense escalier central, et sa statue de saint Augustin , toute dorée , dominant la vallée.
C'est la vallée de la Seine, le pays royal , où les routes et les forêts semblent continuer les beaux parcs, où les oiseaux chantent toujours .C'est le commencement de l'été: on respire ; et l'on sent jusqu'au fond du coeur la douceur de la France".
En ce jardin de paradis  l'on cultive les "Humanités",  l'on s'évertue à deviser dans la langue de Platon et à plaisanter dans celle de Cicéron. Or , les frondaisons et les beaux bâtiments de cette île pareille à une civilisation perdue  dérobent au commun des mortels  des espèces de demi-dieux  très fortunés et très orgueilleux .
Des Français de noble souche ? des enfants issus des fameuses "deux cent familles "? Que non pas ! ces Olympiens en herbe, ce sont les  jeunes "Américains", fringants Argentins , Paraguayens , Uruguayens,  "pousses sauvages" envoyés en France par des familles soucieuses de leur obtenir une parfaite éducation .Voilà  un ouragan qui fait trembler le bon vieux collège :
"Nous n'étions pas élevés à la française  , et du reste , nous Français nous n'étions qu'une minorité dans le collège ; à tel point que la langue en usage entre élèves était l'espagnol.Le ton dominant de l'institution était la dérision de toute sensiblerie et l'exaltation des plus rudes vertus .Bref , c'était un lieu où l'on entendait cent fois par jour prononcés avec un accent héroïque ces mots : Nous autres Américains ."
A ce peuple en exil , il faut un prince , en l'occurrence le désinvolte Santos Iturria, la perfection même du "latin lover" agrémenté d'exotisme raffiné,; rien moins quele fils gâté d'un père propriétaire d'un domaine aussi étendu qu'une région française .Pourtant Santos est d'une simplicité prouvant en tout lieu , fut-ce un endroit mal famé ,les bons usages et la saine vigueur du " Nouveau-Monde ". Il n'est pas vaniteux ,mais  fou d'audace quasi héroïque , il n'est pas sottement travailleur , mais ne recule devant aucune peine, aucun effort extraordinaire quand le but le tente ...et justement , son défi c'est la conquête de Fermina , idole de ces pensionnaires  de quinze à dix-neuf ans amoureux de l'amour incarné en une déesse Hébé issue de la haute société de Bogota.
L'intrigue est menée sans hâte , à la manière d'un roman courtois dans les pages duquel au fond d'épaisses forêts ensorcelées , cheminent des chevaliers rêveurs sur leurs palefrois .Fermina est une récompense , le prix d'un tournois d'honneur .Or, le beau Santos a un rival aussi peu avenant qu'il pourrait le souhaiter ! un lycéen des plus communs  promenant ses lunettes de premier de la classe sur les dictionnaires grecs et les auteurs latins .
Comment cet écolier studieux oserait-il se mesurer avec un jeune Apollon  dont le regard bleu-noir et la noble prestance de descendant des Conquistadors ravagent les dames du "demi-monde" parisien ? sans parler de la tante bien-aimée de la vaporeuse Fermina ,et de sa petite  soeur , cette charmeuse  de Pilar .Leur duègne, soeur de leur père ,banquier considérable de Colombie, ne craint personne , fume comme une armée de pompiers  et vit pour enrichir toute la rue de la Paix ! caquetante , roucoulante , bavarde et familière Mama Doloré s'amuse à donner du "Queridin" aux garçons anéantis d'émotion :
"Ah ! disait Santos ,quand la nièce m'appellera queridin !"
Quand on veut emporter une victoire amoureuse, il est utile de chercher une faille chez l'être à séduire. Ce principe a vu le jour à la date du premier flirt entre deux gentils Cro-Magnons, lui fort barbu et entêté , elle fort empêtrée dans sa peau d'ours à la mode des cavernes . Sans nul doute ,le frustre séducteur  sut-il réunir ses facultés mentales toutes neuves au point de conclure l'affaire en ciselant une pépite d'or pur ramassée dans l'eau claire d'un torrent .
Vingt à quinze mille ans environ après , Santos Iturria  s'attire l'admiration  angoissée de sa belle en risquant carrément l'expulsion : il n'hésite pas à "faire le mur"  afin de lui ramener son précieux bracelet, perdu lors d'une partie de tennis endiablé .Quel héros sans peur ni reproches ! hélas , cet acte de bravoure ne suscite nulle faiblesse de Fermina ! la faute en est aux doctes maîtres du pensionnat alarmés de voir cet engouement intempestif de leurs grands élèves se portant sur une jeune héritière à l'heure des devoirs en étude ...Il est temps de confier à un  sage damoiseau le soin de servir de page à la belle enfant . Les preux chevaliers sont consignés jusqu'aux examens .Tant pis pour leur affliction , les autorités  d'âge mur se moquent bien des tourments amoureux , sauf s'ils sont de nature littéraire .
C'est alors que  Joanny Léniot ,infernal premier de la classe, s'égare ainsi qu'un écuyer pâlichon dans ce tournoi réservé aux braves coeurs.
Qu'est ce que ce Joanny Léniot sorti de l'ombre studieuse ? C'est un garçon de quinze ans et demi torturé par la soif de reconnaissance scolaire.
Il ne vit que pour les prix d'excellence , n'envisage son destin qu'englouti dans le silence des bibliothèques et se méfie de la gent féminine comme tous les timides peu avantagés par dame Nature.
Mais, il faut se garder des eaux dormantes : Joanny Léniot compense ses désagréments apparents par une intelligence coupante et un esprit cynique. Le voici manipulant le petit frère des jolies Colombiennes, jouant à devenir son protecteur contre la méchanceté des élèves persifleurs ou jaloux. Joanny fait semblant d'être un grand coeur et son stratagème le hausse au rang suprême : confident de Fermina ! Santos n'est pas dupe mais il attend son heure ...Sa confiance en son propre charme le berce-t-il d'illusions ? Ce maigre et renfrogné Joanny Léniot serait-il capable de lui ravir le coeur de Fermina ?
Le pensionnat retient son souffle !
Joanny savoure son triomphe : n'accompagne-t-il la famille Marquez tous les après-midi , seul cavalier de cette extravagante Fermina  qui lui révèle sa passion religieuse ! celle que tous croient une adorable cervelle d'oiseau  faite pour la douceur de l'instant, celle qui semble un bouquet de fleurs à cueillir en pleine jeunesse , c'est une dévote à un degré approchant la sainteté !
cruelle découverte ! terrible déconvenue !
Les conversations tant espérés par le pauvre Joanny Léniot prennent une tournure confite en préceptes admirables . Le soupirant appliqué écoute, pantois, ce délire extasié :
"Elle parla , elle donna libre cours à son exaltation .ainsi elle en était arrivée à ne plus penser qu'au Sauveur , même lorsqu'elle parlait de choses indifférentes ou frivoles .et , même lorsqu'elle dormait , elle sentait Sa présence en elle : et toutes mes pensées sont à Lui ; il me semble que je vis dans sa terrible main , et il faut que je me fasse toute petite , et toute pure grâce à la communion , pour qu'il ne me rejette pas , dégoûté par la puanteur de mes péchés !"
C'est très beau et Joanny est complètement découragé . Comment séduire une jeune fille aux convictions si affirmées ? Ne voulant pas s'admettre vaincu , le premier de la classe résiste par une plaidoirie sur les vertus des dieux de l'ancienne Rome , la pureté du latin et la grandeur inégalée de l'Empire .Il se prend pour un César en s'écriant avec la fougue de ses quinze ans et demi :
"Mon catéchisme me dit que je suis catholique romain, et moi je traduis cela ainsi : romain et maître du monde ...mais le Dieu de Rome , le Dieu qui a pris la place de Jupiter Capitolin , pourrait-il n'être pas le vrai Dieu ?"
A force de provocation grandiloquente, ce Romain de lycée, sentant qu'un autre guette sa place à l'heure des promenades parfumées, provoque l'effroi de celle qu'il voulait fasciner !
toute sa péroraison enflammée  ne récolte qu'un :
"Oh ! Monsieur Léniot , ce n'est pas bien de parler ainsi !"
L'adorable Sainte Fermina n'a absolument rien compris à cette véhémence .D'ailleurs, elle se ment à elle-même , son Dieu,  en vérité ,c'est Santos Iturria , elle finit par se l'avouer ; et renvoie gentiment Joanny Léniot à ses chères études ...Un nouveau chapitre s'ouvre , celui d'un roman d'amour adolescent vécue avec un calme d'adulte sûr de son pouvoir par Santos, et une ferveur hallucinée par Fermina.
Valéry Larbaud sonde ces jeunes coeurs encore férus d'idéal , il veille ,en tenant la main de Fermina, qui traverse chaque nuit perdue dans ses songes de naïve amoureuse . C'est le moment le plus délicat de ce court récit arpentant la verte vallée des premiers amours .Valéry Larbaud n'a jamais été plus subtil et plus musical qu'en décrivant les précieux émois de son héroïne de seize ans :
"Ce fut pour elle le commencement des nuits inoubliables .comme elle ne pouvait absolument pas fermer les yeux , elle voulut passer toutes les nuits à lire, et à lire justement ces livres profanes qu'elle avait jusqu'alors dédaignés ...elle s'étendait sur son lit sans quitter sa robe de soirée dans laquelle elle se sentait plus belle, et qu'elle froissait avec indifférence. Décidément toutes les aventures de ces personnages ne l'intéressaient guère ; son propre coeur était trop plein d'émotions : sa propre aventure était trop belle .
Les heures de la nuit ont un aspect romanesque ...deux heures du matin est un aventurier qui s'enfonce dans l'inconnu .Et cet inconnu, c'est trois heures du matin, le pôle nocturne, le continent mystérieux du temps.On en fait le tour;et si on croit l'avoir traversé jamais, on se trompe,car bientôt quatre heures du matin arrive sans que vous ayez surpris le secret de la nuit ."
La vie , hélas , tout le monde le sait , sépare ceux qui s'aiment ou se sont aimés . Parfois, au détour d'une route , le hasard qui s'amuse à être bon prince quand il n'a vraiment rien d'autre à inventer , remet face à face les amoureux égarés. mieux vaut ne pas trop compter sur sa sollicitude .La plupart du temps , c'est la mélancolie qui vous tend les bras ou, pire, la hautaine indifférence qui vous nargue. Revenu en visite de nostalgie à Saint-Augustin, à l'âge adulte, le narrateur apprend en pagaille la mort précoce du pauvre Joanny Léniot et le mariage, avec une robuste Allemande, de Santos .
Où s'est envolée Fermina ? "O saisons O châteaux ..."(Rimbaud)
"Mais le vert paradis des amours enfantines ,
Les courses , les chansons , les baisers , les bouquets ,
Les violons vibrant derrière les collines ,
Avec les brocs de vin , le soir dans les bosquets ,
 Mais le vert paradis des amours enfantines ,
L'innocent paradis plein de plaisirs furtifs ,
Est-il déjà plus loin que l'Inde et que la Chine ?"( Baudelaire)

Ainsi se termine le conte de Fermina Marquez, une bagatelle , un éblouissement , un sourire voilé, et une invitation à lire Valéry Larbaud , un de nos auteurs les plus charmants et les plus oubliés .
A bientôt ,
Lady Alix
Jeune fille au chapeau à l'aigrette par Paul-César  Helleu ( circa 1903)

                                                                                            Château de St Michel de Lanès

                                                                                           Cabinet St Michel Immobilier CSMI

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