vendredi 30 juin 2017

Contes du vieux château : La vie de château en temps de crise

La vie de château ?
A la mode "Dowton Abbey", c'est un enchantement fallacieux sur fond de beaux tapis, toiles de maître, et troupe de domestiques autrement plus sagaces que des docteurs en psychologie.
Dans la vraie vie, cela exige patience, passion et surtout un sens aiguisé de sa propre dérision. L'optimisme indispensable pour ne pas fuir les plafonds percés, les gouttières gémissantes, les jardins gonflés d'herbes délirantes et d'avoines dégénérées,  est à ce prix !
J'habite une gentilhommière décatie depuis fort longtemps. Au contraire de" La ferme africaine"de Karen Blixen, la ligne de l'équateur ne me fait nullement l'honneur de passer dans les collines audoises, à un jet de pierre du ruisseau s'étendant le long du jardin.
Toutefois, à l'instar de la baronne danoise, dés les mois de mai,et juin :
"au milieu de la journée nous avons l'impression d'être tout près du soleil, alors que les après-midi et les soirées sont frais."
Je ne cultive pas de café, il ne supporterait  pas le climat de ce terroir singulier, soumis aux gifles de la canicule, démon flamboyant malmenant avec une torride régularité, le sud de la France.
 Mais je reçois en chambres d'hôtes des voyageurs qui me parlent de pays où, impôts à la française oblige, je crains de ne jamais moi-même voir le soleil se lever .
Je ne dispose pas de charmants serviteurs Kikuyus, mais d'une ancienne "Nounou" née dans mon village. Cette excellente personne qui fait(c'est l'expression d'usage) partie de la famille, nous régente avec détermination et accepte, une heure par semaine, de  lustrer nos parquets tout en nous livrant son opinion bien sentie sur les derniers mariages royaux.
Karen Blixen et moi-même avons bien peu de points communs, je ne possède pas une once de son talent de conteuse; en revanche, je partage son avis sur les fabuleuses propriétés des huîtres : non seulement ces étranges créatures prodiguent les perles de la mer, mais encore elles fortifient l'envie d'écrire.
 Un passage de "La ferme africaine" m'a toujours paru s'accorder avec la silencieuse monotonie de la vie aux champs, dans une région reculée s'entend.
C'est, si vous vous en souvenez, celui où l'on assiste à un déluge bavard émanant d'un voisin solitaire éclatant presque de l'envie de parler à une âme compatissante. La parole titrée "acte de survie élémentaire". Ainsi le "jeune Gustave Mohr" devient-t-il un résistant héroïque face à l'indigence absolue des conversations locales:
"il n'attendait pas d'avoir franchi mon seuil pour commencer à parler; les heures passaient, minuit arrivait, sans qu'il se fût interrompu et sans qu'il eût donné le moindre signe d'épuisement; il discourait et s'emportait sur tout: que ce fût l'amour, le communisme, le désarmement, la prostitution, ou la Bible ...Il consentait quelquefois à boire ou à manger, mais jamais à écouter."
J'ai toujours éprouvé une totale communion d'esprit avec ce malheureux fermier ; il est difficile en effet d'avoir un échange sympathique et nourri avec quelqu'un de cultivé ou curieux quand, au sein des campagnes isolées, tout le monde répare ses machines agricoles, taille ses arbres, s'occupe de ses animaux, prépare ses champs, court ramasser ses enfants au club de poneys, situé à 40 km, ses adolescents au lycée à 30 minutes à vol d'oiseau ou réalise qu'il manque antibiotiques ou aspirine  en début de soirée, ce qui oblige à faire un démarrage de cinéma afin d'arriver à temps avant la fermeture de la pharmacie du bourg le plus proche.
Le tout en empruntant des routes s'entêtant à vous ralentir avec force virages, tracteurs lancés à toute vitesse, c'est à dire au train d'un sénateur antique, et parfois troupeaux marchant au rythme placide de ceux qui n'ont rien à attendre en ce bas-monde .
 Les salons littéraires ou politiques n'ont jamais réellement existé autrefois au coeur de la France profonde, non point faute d'une certaine passion des mots drôles, ironiques, sarcastiques, vifs, cruels, humanistes, délicats et aériens, mais de la sinistre obligation d'avaler bon nombre de lieux en mauvais carrosses avant  de s'asseoir au coin d'un maigre feu pour le plaisir chimérique de disserter sur un air du temps avarié et des nouvelles refroidies.
Il reste une consolation : celle de recevoir des hôtes vous étourdissant soudain de la brise de l'imprévu dans vos "miasmes morbides"pour employer une formule des plus lénifiantes.
Je me souviens ainsi d'un jour particulièrement sombre, un de ces après-midi où le sort semble déterminé à vous cingler de mille méchancetés imméritées.
 C'était un dimanche de février, le jardin gisait, inerte et morne, sous le gel, les arbres étendaient de grands bras décharnés à l'instar d'une armée en déroute. Notre chaudière, aux humeurs capricieuses s'était endormie, peut-être pour toujours. Les enfants enveloppés de couvertures éternuaient devant un feu si insatiable que la provision de bûches disparaissait à un rythme infernal.
L'homme-mari ne bougeait plus, frappé au fond de son lit par une grippe qui lui faisait croire au retour de la canicule,
 Je le plaignais, tout en l'enviant d'être le seul être de la maison à éprouver une sensation de chaleur. Nos chats, trois charmants félins titrés "aristochats", lui tenaient lieu de bouillotte en créatures doués d'un sens du confort prouvant la supériorité de leur race.
J'attendais un couple traversant la France afin de regagner l'Angleterre, sa patrie, et ayant manifestement décidé de découvrir notre pays sous ses aspects les plus maussades.
Bizarrement, la réservation concernait deux chambres, l'une fort vaste(et presque impossible à chauffer), l'autre de dimensions moins romantiques, mais, modestie oblige, déjà tiède grâce aux efforts des radiateurs électriques lancés au galop.
Certaine d'avoir affaire à deux charmantes personnes, l'une ronflant sans doute comme un train à vapeur, ce qui expliquait le choix d'une seconde chambre à priori inutile, je me rassurai en pensant que la grande, avant-poste d'une villégiature en Finlande, serait tout de suite abandonnée au profit du confort chaleureux de la mignonne petite pièce à deux lits. En vérité,  mon angoisse venait de l'état assez lugubre de l'homme-mari autant que de la panne totale qui d'après mes fils venait de foudroyer notre unique voiture.
Il me semblait tenir le premier rôle dans une aventure familiale du XVIIIème:
 "Le Robinson suisse" par exemple.
Les pirates en moins, hélas. Ces braves énergumènes auraient réchauffé l'atmosphère !
Le ciel revêtit soudain une nuance d'étain argenté qui ne laissait nul doute sur la nouvelle farce du destin mal luné : la neige était imminente ! la neige," pourquoi la redouter", allez-vous dire, légèrement choqués.Or, la neige, ce beau manteau blanc, vire au gris sale à la campagne, et ralentit sérieusement ceux qui ont oubliés de s'équiper comme on le fait en région plus escarpée.
Mes hôtes allaient-ils s'égarer ?
Les téléphones portables n'ont pas droit à la parole au coeur de notre terroir:
j'imaginais aussitôt mon couple d'anglais distingué mourant de faim et de froid sur un chemin écarté! Quant au médecin qui m'avait promis de porter secours à l'homme-mari, avions-nous encore l'espoir d'entendre son engin rustique débouler dans la cour ? Mon fils aîné devait, s'envoler vers sa ville universitaire le soir-même, et donc rejoindre l'aéroport le plus proche, à l'insignifiante distance de 50 km. Comment braver la tempête de neige que je voyais déferler sur nous à l'instar d'un ouragan immaculé si notre voiture persistait dans son engourdissement fatal ?
Chaque chose en son temps, me dis-je, une tasse de thé m'aidera à réfléchir. Les Anglais  ne trouvent-ils toujours une solution intelligente en buvant leur thé?
Le sens du devoir l'emportant sur mes angoisses excessives, je préparai avec un soin extrême un plateau d'argent chargé de douceurs afin de réconforter de son errance ce couple qui s'écroulerait, avec un peu de chance, exténué et livide devant notre porte, à cinq heures précises.
Je savais par expérience que la seule éventualité d'une tasse de thé pouvait amener ces malheureux sujets de Sa Gracieuse Majesté à braver intempéries et mauvaises routes afin de parvenir au port.
Un grincement particulièrement sinistre m'apprit que le portail s'ouvrait.
Deux minutes plus tard, notre médecin de famille, éternel jeune homme invariablement d'excellente humeur, chassait les aristochats du lit conjugal en rayonnant d'un optimisme hypocrite.
"Allons, une piqûre d'antalgique, des antibiotiques, et il sera sur pied d'ici quelques jours .Avez-vous de l'alcool ? Non , je m'en doutais; du parfum alors ? ou du whisky ?"
Désorientée, je sacrifiai, que ne ferait-on pour respecter le fameux devoir conjugal, les dernières gouttes  du Guerlain acheté sur un coup de tête trois ans auparavant.
Le sauveur de l'espèce humaine agita sa seringue inondée des effluves à l'acre douceur du précieux "Après l'ondée", me lança un regard incrédule, et parût se changer en pierre. Manifestement quelque vision tragique venait de le rendre inapte à l'exercice de son art.
L'homme-mari en profita pour se tourner vers la fenêtre et je l'entendis prononcer d'une voix pâteuse ces mots attestant  l'état alarmant de son délire :
"Une Rolls, une Rolls arrive, qui est-ce ?"
" Mais non, il n'y a pas de Rolls, dis-je patiemment, c'est l'engin de notre cher docteur, il faut dormir, voilà ..."
Le cher docteur me fit "non" de la tête. Je sentis un grand accablement: que faire d'un médecin fou au chevet d'un mari perdant l'esprit ?
"Madame, je viens de voir une Rolls, une vraie, une Rolls rouge .Voyez comme cela ressort bien sur la neige fraîche."
Je n'eus pas le temps de rappeler au cher docteur que sa vieille Jeep tenait davantage de la seconde guerre mondiale que d'un palais royal, mon fils cadet entra en trombe et se mit à hurler avec un enthousiasme trop sincère pour ne pas éveiller le doute:
"Maman, Papa, Docteur, on a une Rolls chez nous ! Une Rolls rouge ! c'est très joli sur la neige et il y des gens dedans. Qu'est-ce qu'on doit faire ? Ils n'ont pas l'air d'hôtes mais d'acteurs de cinéma."
Les hôtes !
 Bien sûr, l'heure du thé sonnait du clocher enroué, la bouilloire chantait l'air du "Toréador", inutile de réfléchir, mon avenir de maîtresse de maison ne dépendait que de ma célérité.
Brouhaha, heurts de roulettes sur nos mosaïques pavant l'entrée, claquements de portes, exclamations mélodieuses, je me jetais pratiquement dans les bras d'un couple sortant droit d'un roman de Jane Austen, escorté par le plus intimidant des chauffeurs de maître engendré par l'industrie automobile.
Même ma chatte princière, une aristocrate de la Gouttière, en oublia de miauler.
Recevions-nous la visite impromptue de cousins de Sa Majesté ou faisions-nous les frais d'une farce idiote ? Un baise-main glacé, un sourire éclatant et une courbette raide plus tard,  je compris que le Ciel nous envoyait un trio d'anges voués à nous redonner joie de vivre et soleil hivernal.
Après un flot de gazouillis trahissant un "anglais de la reine" d'une pureté exquise, lady X installa avec une gracieuse autorité son chauffeur impassible dans la chambre dévolue aux hôtes de marque où flottait une saine atmosphère venue directement du pôle nord . "Vous êtes si parfaitement robuste, Albert" susurra-t-elle à ce soldat héroïque qui la regardait avec l'oeil du dévoué écuyer Ecossais de la reine Victoria.
Les bruits d'oiseaux de la divine Anglaise reprirent devant la seconde chambre, si "cosy" et tendue, certainement en son honneur,( elle m'en remercia par une roucoulade extasiée) de papier peint "Laura Ashley.
La cérémonie du thé inclut toute la maisonnée, chauffeur au garde à vous, prêt à bondir au cas où un morceau de cake glisserait loin des soucoupes, chats extraordinairement soumis et respectueux, enfants fascinés comme si nous goûtions au pays des fées et cher docteur également charmé et parfaitement indifférent au destin de son malade. Les Anglais bavardaient à toute vitesse, j'accrochai un mot, puis c'était la nuit . Soudain, le lord(car c'était bien un authentique lord, et un vague cousin de Sa Majesté) me dit gentiment :
"Madame, vous ne comprenez rien, n'est-ce pas ?"
J'avouai  ce crime odieux : je ne comprenais rien ! Et, du coup, le brouillard se leva: un français saugrenu remplaça l'anglais parfait. Les dures contingences se levèrent en même temps. La voiture en panne ! Le retour de l'étudiant ! L'homme-mari malade ! le cher docteur eût une inspiration, suivi par le chauffeur que cette détresse automobile intriguait, il s'autorisa à donner quelques secousses à la voiture inerte.
Le chauffeur fit mieux, ouvrit le capot, réfléchit et prit une mine de circonstance : il n'y avait plus d'espoir.
Les gazouillis de Lady X mirent fin à ces troubles : mon fils aîné gagna l'aéroport en Rolls, le cher docteur rentra chez lui convaincu à embrasser la cause de la monarchie, je tirai des armoires l'argenterie des ancêtres et réussit à ne pas brûler la soupe dominicale.
Lady X me plaignît vivement de souffrir d'une déficience chronique en personnel :
" c'est la crise !"répondis-je sans imagination. Quelques heures de bavardages sur l'amour fou dans l'oeuvre de Jane Austen et la difficulté de maintenir au moins 15 degrés l'hiver au sein des vieux manoirs, et nos hôtes nous souhaitèrent la meilleure nuit du monde.
L'aube se leva sur notre parc "solitaire et glacé", embrassades, salutations, la Rolls roula doucement sous la fenêtre de l'homme-mari. Le songe d'une nuit royale s'acheva par d'élégants signes d'une main gantée à travers la vitre d'un carrosse écarlate.
L'homme-mari s'éveilla de sa torpeur vers midi.
"J'ai fait un drôle de cauchemar, me confia-t-il un peu désemparé, ne ris-pas, mais j'ai cru voir une Rolls rouge passer dans la cour, puis repasser en sens inverse.Je me demande si le docteur L sait bien doser ses calmants ..."

A bientôt, pour de nouvelles chroniques de "La vie de château en temps de crise", ou autre inspiration,

Lady Alix
ou Nathalie-Alix de La Panouse


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