samedi 15 juillet 2017

Contes du vieux château : L'art de sacrifier sa table par grand froid !

Savoir construire un feu semble à priori un divertissement de scout en bel uniforme, ou de vieil enfant armé d'une guitare et hurlant de toutes ses forces l'air de "San Francisco".
Or, si vous logez dans une très ancienne maison isolée quelque part dans le Sud-Est de la France, cet art, bien plus délicat qu'il n'apparaît au commun des mortels, peut vous sauver la vie .
Construire un feu aurait pu éviter à un courageux héros de Jack London de périr sous les crocs des loups. La vie de château en l'an de grâce 2017 semblant fort éloignée des périls de l'Alaska, des mésaventures de l'homme de Cro-Magnon et du terrible inconfort des temps médiévaux, l'impérieuse nécessité d'une cheminée, avalant sans répit l'hiver de grosses bûches fendues l'été, n'est comprise que  des hiboux humains nichant en permanence à l'abri de leurs vieux murs.
Franchement en d'autres logis, la douceur de l'âtre sert d'argument aux rendez-vous galants ou attise la nostalgie des veilles de Noël de vos invités retombant en enfance.
Le plus étrange à comprendre de la part d'un spectateur lointain reste le choix du combustible quand les habitants d'un logis ancestral se croient menacé d'une nouvelle période glaciaire.
 Parfois, une crise de nerfs ou de panique guide aussi la main d'une châtelaine perdant, momentanément, tout bon sens, et donnant en pâture aux flammes avides quelque aliment saugrenu.
Bien sûr, vous songez à une série de lettres d'amour délicieusement nouées d'un ruban rose !
que non pas ! cela serait trop facile !
Les bavardages épistolaires ne se brûlent pas, ils se gravent au fond du coeur, et si ce dernier en déborde, on les enferme en une cachette si singulière que mille ans peuvent s'écouler sans que ces souvenirs à l'encre pâlie ne souffrent d'un seul regard curieux.
Ce qui est jeté au feu sous le coup d'une irrépressible impulsion, ce sont les mots qui vous blessent, (le monde est rempli de gens adorant blesser leur prochain, activité facile et dépourvue d'une once d'humanité), les publicités insignifiantes, et les demandes de dons survenant, on ne sait pourquoi, au moment où vos finances chutent dangereusement.
Il ne s'agit-là que d'une tradition anodine. Les choses graves débutent généralement vers la fin du mois de janvier. Sous d'exotiques latitudes, on se baigne, on s'élance sur les planches de surf, on piste les babouins, les guépards, on écoute un festival au fond d'un désert ou, sur d'immenses plages à l'éclat perlé de premier matin du monde,on s'endort au soleil, les yeux perdus sur l'horizon.
Vous au contraire, héros inconnu d'un roman démodé, ou héroïne enfermée dans son manoir giflé des vents furibonds,, vous grelottez. L'autan, la bise, le "Marin", ou une bourrasque nordique d'une méchanceté inconnue enragent contre des fenêtres qui ne sont coupables de rien.
Le bois récolté, au gré des branches tombées ou des arbres morts abattus avec l'énergie du désespoir, puis fendu et entassé avec patience pendant six mois diminue à vue d'oeil.
Voici que l'eau cesse de couler et les radiateurs de bourdonner, l'ordinateur de s'allumer, le téléphone de vous sonner comme une domestique et vos chats de ronronner. La fin des temps frappe-t-elle ? Presque: c'est le gel, la neige, une invasion de froidure venue de Sibérie ! on me le certifie à chaque fois : cela ne s'est pas vu depuis au moins cent ans ! je soupire lugubrement face aux cendres encore chaudes d'un foyer indigent.je ne sens plus mes doigts, l'homme-mari tousse en s'évertuant avec un chalumeau dans la salle de bains, mais l'eau ne vient pas ... Où est enterré le printemps? Allons-nous entrer en état végétatif ? Succomber définitivement, vaincus pour avoir rêvé à la vie impossible dans les flancs d'une maison-navire remontant le fleuve des siècles ? Un peu de vaillance s'impose: il faut résister !
" Regarde le froid en face, entre vous deux, c'est une affaire de franc-jeu".
Quelque écrivain présomptueux a osé clamer cette ineptie, sans doute bien au chaud .Je décide pourtant de me secouer ; les illuminations sublimes et rares naissent en marchant. Marchons donc et cherchons. La cheminée exige sa rançon. Que sacrifier ?
Cette question revêt une importance extrême. Ainsi tout un après-midi atroce,  j'erre chaque recoin à l'instar d'un chasseur affamé guettant une proie invisible. Une vision surgie d'un livre de classe me poursuit de pièce en pièce.
 Celle d'un homme livrant à son four d'artiste les beaux meubles de sa maison ...
Je me souviens à la perfection de cette image particulièrement poignante: l'épouse en lourde robe d'époque Renaissance, longs cheveux épars, bras levés en signe de véhémente supplication, s'interposant en vain entre l'artiste éperdu et le brasier engloutissant fauteuils aux hauts dossiers et et table de chêne .Un désastre pour mener à bien la cuisson d'admirables plats de ornés de fruits, agrémentés de fleurs et atteindre la légende, la gloire, la faveur royale ...
Face à la désolation désuète de notre cuisine, véritable musée de l'impécuniosité romantique, le nom de ce pur inventeur inonde ma mémoire :
Bernard Palissy, mon chevalier blanc !
La voilà l'idée  de génie! cet artiste hors pair n'attendrit-il les foules en confiant à la postérité:
"Je fus contraint de brusler les tables et planchers de ma maison..."
 Mes yeux accrochent alors l'antique table de notre antique cuisine .Que gagnons-nous à nous encombrer de cette espèce d'interminable banc sur pieds, tout en noyer vermoulu ? Une table de cuisine ! meuble pragmatique et inélégant! ! à quoi cela sert-il au juste ? déjeuner sur ses genoux serait tellement plus original.
 L'idée vague fait place à la certitude. Cette table, c'est la planche du salut !
 L'insatiable cheminée sera pourvue au moins pour trois jours, ensuite, l'âpre bise s'échappera vers d'autres cieux et nous retrouverons le goût de la vie dans notre mausolée.
 J'oublie mon inertie morose, me débarrasse des épaisseurs de laine qui m'engoncent, enfile des gants, étend une grossière couverture sur les tomettes et m'efforce de traîner le poids mort destiné à flamber joyeusement.
C'est inévitable, dans une maison "très vaste et très ancienne", le bruit d'une chaise renversée résonne comme un ouragan, alors, vous pensez bien : celui d'une lourde table immobile depuis cent ans !
L'homme-mari surgit des ténèbres, contemple sa femme-épouse propulsant un meuble imposant vers le corridor, essaie de comprendre, et n'y parvenant pas réagit de façon classique en posant une question inutile sur un ton peu aimable:
"Mais que fais-tu ?"( Franchement même un enfant d'un an à moitié endormi sur son biberon l'aurait compris!)
Je réplique un ton plus haut, m'évertue, m'enthousiasme, développe mes argument, notre salut passe par la totale destruction de cette table, on peut dîner debout, mais supporter une température aussi basse deux jours de plus, jamais !
L'homme-mari cherche une réponse cinglante, et le temps de fatiguer son cerveau congelé par les courants froids, éternue, tousse, gémit et s'écrie:
"Tu es folle mais j'accepte, d'ailleurs elle est si garnie de vers qu'elle brûlera tout de suite.
Aucun regrets ? "
Aucun regret si ce n'est celui de n'y avoir songé plus tôt !
Unissant nos forces, maudissant chaque obstacle (ce qui a l'excellent effet de nous réchauffer ) nous prenons un mauvais virage, rugissons comme des lions privés de leur antilope quotidienne, secouons une porte à deux battants qui tremble sous cet inqualifiable manque de respect, fracassons une poignée de précieuses mosaïques, raclons horriblement le "point de Hongrie", orgueil de la salle à manger, terrifions les trois aristochats blottis les uns contre les autres, et plantons l'infernale charge devant l'âtre affamé.
Hélas, je n'en peux plus ! je ne crois plus à  mon idée de génie, mes bras pendent lamentablement, mes gants sont troués, mes forces disparues.
" Je veux mourir," dis-je à l'homme-mari .
" Cela ne servira à rien, rétorque-t-il, levons ensemble et la colonie de vers grillera d'ici deux secondes, ensuite tu ressusciteras."
Une tentative, une autre, les dents serrées à éclater, les doigts saignants, miracle ! la cheminée absorbe cette masse qui me semblait énorme, et la dévore sans pitié ! cela rugit, cela craque, cela exhale une radieuse atmosphère, une rassurante douceur, j'ai envie de rire, de danser, d'embrasser, d'écrire:  il fait chaud ! le bonheur d'exister est à cet humble prix.
 Vivre au bout d'un monde baigné de lumière tiède, sur un rocher grec ou une île croate, vivre dans une petite maison rose ou jaune citron à l'instar de la famille Durrell exultant à Corfou, vivre d'amour et d'eau chaude ! l'esprit ne crée jamais par temps froid ! l'amour ne touche que les êtres au coeur chaud !
La sonnerie du téléphone bourdonne. C'est notre fils, étudiant lointain, qui appelle d'Afrique du Sud.
 "Belle journée, au moins 30 degrés, dit-il, mais les nuits sont vraiment trop fraîches, imaginez-vous, 16 degrés, je ne sais pourquoi j'ai pensé à vous ..."

A bientôt,

Lady Alix

Jean Siméon Chardin: "Le gobelet d'argent" (1768) :
 une belle évocation de table ancienne qu'il serait grand dommage de brûler !

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