mardi 29 août 2017

Contes du vieux château : L'art de recevoir un plafond sur la tête

Le commun des mortels ignore à quel point les vieilles maisons vous réservent des plaisanteries d'un goût douteux.
Parfois, furibondes d'être tirées d'un sommeil paisible par des trépignements d'enfants et des vacarmes d'artisans , ces grandes dames s'amusent à vos dépens.
C'est un traquenard, une façon aussi de vérifier l'ampleur de votre détermination, la profondeur de votre affection, la véracité de votre passion à leur égard.
Si vous relevez le gant avec panache, vous recevrez, comme tout bon paladin de jadis, votre récompense : avec grâce et suavité, la maison acceptera vos soins éclairés et vous ruinera jusqu'à la fin de votre existence..
Mais, le sens de votre vie n'est-il pas d'être purifié par une belle action ? Au moins, vous éprouverez la paix intérieure, apanage des chats de retour d'une chasse particulièrement bondissante, des poètes venant de clore un sonnet ou des amants signant une tendre et inutile lettre d'amour.
En une bonne vingtaine de rapides années, notre maison n'a cessé de nous étourdir des ses humeurs fantasques.
Tour à tour, maternelle , odieuse, agaçante, mélancolique, exquise, elle nous plonge dans d'éternels abîmes de perplexité. Son attachement à notre famille humble et soumise est pourtant sincère et se manifeste, malgré ces caprices, en se nimbant d'une discrétion distinguée. Magnanime, elle condescend à nous soutenir à sa façon au sein des angoisses cruelles qui frappent chaque passager du voyage terrestre.
Sinon, serions-nous encore là ?
D'ailleurs, pourquoi sommes-nous là ?
Tout est de sa faute: ruine humide, décrépite et lamentable, elle a changé d'allure en nous apercevant au bas de sa terrasse surplombant un frêle ruisseau .Une seconde lui a fallu afin de nous tendre un piège ! cette imposante ancêtre  balafrée à l'instar d'un guerrier spartiate s'est métamorphosée en sanctuaire bruissant et romanesque . Cette illusion nous aveugla au moment précis où nous franchîmes son seuil, un tout jeune enfant dans les bras.
Elle nous voulait, et, en un écho surnaturel, a osé nous glisser dans l'âme que c'était nous qui la voulions.
Jugez un peu de sa perversité !
Innocents et idéalistes, en quête d'un "chef d'oeuvre en péril" à relever pour le bonheur de nos descendants, accoutumés à l'isolement inspiré d'un quotidien campagnard, nous basculâmes dans le gouffre s'ouvrant sous les pas des chevaliers désargentés du Patrimoine le plus obscur.
La maison joua avec nous à la manière courtoise et amusée d'un chat lançant son campagnol du matin au hasard des buissons sauvages. Tantôt, charmante et même reconnaissante, elle nous dévoila ses beautés masquées  Cela se fit doucement, presque avec suavité.
Il fallait bien nous redonner vie en pleine traversée de nos innombrables déserts !
Laissant de côté l'amer spectacle des maussades débris, murs gluants, plâtres tombés, papiers-peints déchirés,  parquets éventrés, nous respirâmes en contemplant un trésor insoupçonné. D'un amas de poussière et de pourriture émergeait le coeur de la maison.
 D'abord ses hauts plafonds enguirlandés d'or, fleuris de stuc, cernés de beaux visages de déesses sculptées, mieux encore, son triomphant "Bacchus" de marbre blanc, ses boiseries classiques et son plan harmonieux autour de l'escalier aux gracieux balustres de pierre grise.
 Enfin,l'inespéré, l'insolite, le cadeau du destin: la tour "descendue"du haut de la colline, voici deux siècles environ, sur l'ordre d'un propriétaire aussi fou que fortuné !
Effort prodigieux destiné à garder un souvenir de l'ancien château-fort !
Quel génial poète conçût-t-il ce décor théâtral ? Sans doute un rêveur passionné qui se prenait pour l'héritier d'un troubadour.
Nous n'en crûmes pas nos yeux quand après des jours de nettoyage au pinceau et à la brosse à dents, nos soins maladroits libérèrent de sa gangue de salissures un monument rose poudré de grenat, à la gloire du marbre de Caunes- Minervois .
C'était une cheminée extravagante sentant sa pompe "grand-siècle" aussi fort qu'un flacon entier de "Chanel numéro 5".Nous l'adorâmes immédiatement et ne la quittâmes plus . Les hivers nous voient  réunis à ses pieds comme les serviteurs d'un monarque oriental.
Notre rôle est de la remplir de bûches, le sien de nous insuffler assez de chaleur afin d'atteindre le printemps. Sa prestigieuse splendeur nous échappe parfois. C'est le même drame qui frappe les personnes faisant partie de notre vie; on ne les voit plus à mesure qu'on les voit trop .
L'absence a cette aimable vertu de reverdir regards et sentiments fatigués !
Le retour nous jette éblouis devant notre "Bacchus" levant sa coupe au faite de notre âtre intimidant et, soudain, notre "ruine" ruineuse nous semble un peu moins lourde à relever..
Or, nous avons bien failli prendre nos jambes à notre cou le jour où le "ciel", en l'occurrence le plafond de cette tour médiévale, incongrue dans une maison répondant aux canons classiques, tomba sur nos têtes.
Rien de plus fâcheux n'aurait pu arriver.
Nous avions tenu bon en dépit des couvreurs qui semblaient décidé à mettre le double du temps prévu afin de remédier aux cascades enthousiastes se déversant sur nos têtes à chaque orage.Malgré les avis épouvantés des gens d'expérience nous traitant de parents inconscients, nos garçons éclataient de santé et de joie de vivre . Le premier chat de notre famille venait d'avoir l'extrême condescendance d'entrer majestueusement à la maison, que demander de plus ?
Un trésor de pièces d'or nous aurait grandement aidés, mais nul génie compatissant n'avait eu la gentillesse de nous inciter à piocher au bon endroit.
L'automne cheminait sous sa lumière de miel le jour fatal où fut décidé le "moisage" d'une poutre. L'opération, banale en soi, se situait située juste au dessus des caissons filigranés d'or accrochés comme par miracle au plafond de la plus lugubre des salles à manger qu'un cerveau doué de bon sens puise imaginer.
 En proie à une peine inconsolable, la dame des lieux vers la fin du second empire noya sa sombre humeur en tapissant les murs de chimères pourpres se détachant sur un bleu noirci d'une laideur sans égale.  Je compris en quelques minutes de solitude ahurie que ces monstres rouges menaçaient ma santé mentale. Dans la vie, il faut agir, j'agis donc, j'arrachai le tissu maudit , m'entaillai les mains et libérai les boiseries .
 L'homme-mari alerté par un pressentiment conjugal se hâta, et loin de s'époumoner, imita ma destruction massive. Le soir nous trouva avachis au sommet d'une montagne de tissu raide, éberlués de notre audace et soulagés d'un grand poids.
Or, j'eus l'intuition que la maison voyait  d'un mauvais oeil ce geste salvateur.
Je devinai qu'elle nous ne le pardonnerait pas .
Elle ne tarderait guère à ourdir sa vengeance, aussi impitoyable et sournoise que les araignées embusquées qui semblent les seules assurées de survivre jusqu'à la fin du monde dans les vieilles maisons. Insensible à ces frémissements immatériels, l'homme-mari, châtelain d'aujourd'hui, donc fauché et pragmatique, obsédé par les sommes à régler aux artisans variés, persuada une excentrique étrangère d'acquérir les monceaux de tapisserie brodées de dragons sanglants .
Ce tour de force considérable fit l'admiration de ses fils et causa à sa femme-épouse d'ennuyeuses frayeurs nocturnes:
 "Et si cette collectionneuse revient demain nous jeter sa  camelote défraîchie au visage ?" pensai-je accablée .
Grâce au ciel, nous ne la revîmes jamais. Les chimères évadées du rêche tissu  la tuèrent-elle une nuit de pleine lune ? Ou au contraire cette antiquaire venue d'un pays froid dompta-elle cet amer sortilège et vendit-elle sa tapisserie pour une somme éhontée à un naïf amateur de décoration de musée ?
Le mystère n'a aucune chance d'être éclairci !
Je me souvins alors d'un roman de la bibliothèque rose dont le dénouement m'avait transportée d'une émotion prémonitoire. De très jeunes aventuriers avançaient le coeur serré, dans un château au toit d'ardoises surmonté de chimères immémoriales (c'est notre cas) avant de trouver le fin mot d'une angoissante énigme au milieu d'une vaste salle aux murs tendus d'une tapisserie grouillante de dragons rouges sur fond bleu !
La coïncidence me troubla terriblement .
 Cette fois, j'eus la conviction que notre sacrilège recevrait sa punition. L'homme-mari haussa les épaules, admit que le fameux"moisage" comportait certains dangers, me jura que toutes les précautions seraient prises, et me pria d'aller combattre les lianes étouffant le tronc de nos arbres afin de détendre mes nerfs.
.Je me disciplinai un heure, puis, n'en pouvant plus, rentrai à la maison..Mon esprit battait la campagne et mon coeur la chamade. Je ne le savais que trop : une machine infernale préparait sa catastrophe. J'allai au bout du couloir, la porte de la tour me nargua, l'atmosphère se fit provocante, on me défia en silence, il n'incombait de prouver qui j'étais ! je poussai la porte avec une enfantine terreur; toujours le même silence étourdissant ...
Je me forçai à marcher un pas, un autre et une horrible coulée de stuc, de plâtre, de bois et de poussière m'engloutit ! je fermai les yeux  en m'imaginant être Anna Karénine écrasée par son train.
Le tonnerre, ou quelque force naturelle de cet acabit gronda, une chose coupante roula presque sur moi, je fus inondée de matière visqueuse, secouée comme un roseau sous l'orage, projetée à genoux, et bizarrement n'en mourus pas. Nul ange superbe et bienveillant ne me tendit une échelle vers le paradis ! seul l'homme-mari se manifesta et, réflexe fort agaçant, persista dans la désagréable idée de me secouer afin de vérifier si je vivais encore.
 J'ouvris les yeux et la tête me tourna.
Trois caissons gisaient juste devant moi, trois caissons qui m'avaient épargnée d'extrême justesse !
Je venais d'échapper à la mort et cela parce que ma maison le voulait bien .
 Autour de moi, tout le monde criait, s'inquiétait de ma stupeur, étais-je devenue idiote ? Ou pire, paralysée ? Traumatisée ?  On me supplia de dire un mot, je restai muette.
 L'unique pensée qui me torturait était celle-ci:
" Comment allons-nous financer ça ?  C'est fini, le rêve est terminé ."
N'écoutant personne, je montai vers le cimetière, jardin bien ordonné autour de ses allées de cyprès et de ses croix tutélaires, et priai au hasard les châtelains de tous les temps ...
A commencer par la baronne Aiceline, créature de légende, mythe adorée du plus énigmatique des troubadours, le ténébreux  Jaufre Rudel. Ce chevalier de la Misère, dépité par la préférence de la haute Dame envers un  butor de seigneur voisin, s'embarqua pour la Terre Sainte vers 1147, y crut aimer la comtesse de Tripoli et rendit son âme tourmentée dans ses bras charmés ( toutes les femmes raffolent des poètes qui ont la bonne grâce de mourir dans leurs bras !) après s'être répandu en chansons célébrant "l'amour lointain".
C'est le vrai inventeur de cette conception saugrenue de la passion ravageuse : on n'aimerait à la perfection que l'absent ou l'absente. Le rapprochement condamne irrémédiablement l'amour .
 C'est à vérifier ...
Pendant ce drame sentimental et poétique, la mélancolique baronne envoyait ses pigeons-voyageurs du haut de notre tour vers un donjon encerclé de bois noirs comme l'âme de celui qu'elle avait la faiblesse d'aimer. Son coeur meurtri se lassa assez vite de battre.
Si seulement cette romantique avant l'heure avait retenu son troubadour ! ces deux-là étaient trop sensibles pour le commun des mortels .Et dire que je logeai dans la chambre même d'Aiceline ! Serais-je gagnée un jour par sa folie ?
Je refusai d'extravaguer davantage et , contemplant le fauve horizon des collines et les champs labourés d'une belle nuance de bronze clair,  priai pour que nous puissions au moins réparer notre plafond, à défaut de relever cette maison rebelle.
J'invoquai ces ombres, je suppliai ces âmes dont les amours flottaient autour de nous.
 Croyez le ou non, je fus entendue.
La maison éprouva-t-elle une légitime honte ? De mégère, elle se métamorphosa en grand-mère aimante. L'espoir brilla sur les débris : notre assurance ne nous abandonna pas. Ce fut le premier miracle!
 Le second fut que l'homme-mari engagea des artistes pleurant de joie à la perspective d'oeuvrer sur un si singulier ouvrage, des gens charmants qui peignîmes à nouveau les aériens filets d'or sur les caissons remontés
 Ainsi,.la pièce jadis si détestable devint l'orgueil de notre famille.
Somme toute, ce plafond écroulé fut une bénédiction ! souvent un mal apparent ne provoque-t-il un bonheur caché ?
Un poème de Jauffre Rudel afin de vous donner les ailes d'un troubadour :

"Coup de joie me frappe et m'occit
Et le dard d'amour me dessèche
La chair dont tout mon corps maigrit.
Jamais je ne reçus tel coup,
Pour nulle autre tant ne languis,
Jamais cela ne s'est produit.

Jamais si doux ne m'endormis
Que mon esprit n'aille là-bas,
Je n'eus jamais tant de tristesse
Que mon coeur ne fut plus ici.
Quand je me réveille au matin,
Tout mon beau délice s'en va."



A bientôt !

Lady Alix

Une tour qui abrita bien des secrets... 



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