jeudi 24 août 2017

Contes du vieux château : L'art d'affronter le jour du Patrimoine

Les visiteurs des très officielles "Journées du Patrimoine" croient souvent qu'il s'agit d'une aimable récréation pour chacune des parties.
Que demande-t-on aux habitants des "chefs d'oeuvre en périls" ? Ne leur suffit-il d'entrebâiller leurs portails, repeints en cet honneur, et de se répandre en sourires gracieux, prémices à un flot de rocambolesques anecdotes ?
Si seulement la réalité pouvait revêtir cet attrayant visage !
 L'envers du décor étonnerait en vérité les promeneurs du Patrimoine s"ils se doutaient des efforts, angoisses, doutes et affres endurés par les braves propriétaires de ces satanées monuments  afin de les présenter de façon attrayante à une foule d'inconnus.
Nous avons parfois eu l'audace folle de figurer dans la liste des "vieilles-pierres" suggérant un détour ignoré aux curieux de ruines relevées avec l'énergie du désespoir. Le fait que ces intimidantes "Journées" consacrées au Patrimoine surviennent à la fin de l'été fut pour beaucoup dans cette décision saugrenue. L'arrière-saison adoucit de sa lumière subtile les stigmates du temps et de l'incurie, lézardes, façades décaties, coulées sombres sur les murs, volets à demi-arrachés, et tant d'autres plaies affligeant les maisons séculaires.
Septembre est un mois idéal si l'on souhaite rencontrer des férus d'architecture de bonne humeur, des passionnés aux regards radieux derrière leurs lunettes, des érudits allègre bondissants sur les traces de la "petite histoire", et, qui sait, des poètes à la recherche de quelques amours défuntes dont les braises ne demandent qu'à se rallumer.
Du moins le pensions-nous ...
Ainsi, embarquâmes-nous sur la mer intérieure du Patrimoine, avec nos enfants, prêts à jouer les pires farces aux infortunés promeneurs, notre chatte de l'époque, une espèce de panthère hautaine et snob, et notre bonne volonté en guise d'équipage.
Notre fierté n'avait d'égale que notre invincible et absurde amour envers un manoir en piteux état et son jardin abandonné. Par prudence, dés la première "ouverture", nous jugeâmes que seul ce dernier serait livré aux curieux en balade.
En ces premiers temps de reconquête d'un charme agreste disparu, la prise de risque était toutefois extrême ! Le parc, aussi épais et dense qu'une forêt, ne provoquerait-il l'effroi bien naturel des amoureux du Patrimoine habitués aux domaines savamment entretenus grâce aux subsides et jardiniers publics ?
Ce lieu pittoresque aurait sans doute fasciné Rousseau, amateur de refuges isolés. Le Genevois ombrageux  n'aurait-il éprouvé un vrai bonheur à  flâner sur des souvenirs d'allées, en un endroit privé de lumière par l'abondance de ramures enchevêtrées ?
Un monde bruissant, couvert des repousses des géants disparus, chênes, sophoras, micocouliers, platanes, hélas, morts après plusieurs siècles de bons service. Un bois impénétrable coupé de clairières rythmées de chiendents piquants, orchidées décadentes, pissenlits ruisselants parmi les orties, véroniques éparses entre les liserons, trèfles irrémédiablement à trois feuilles, espèces traditionnelles ou étranges, en tout point parfaites pour combler le coeur d'un naturaliste ...
Qu'importe !
Au sein de ce fatras végétal, la puissante rangée de cèdres, haussant leurs éclatants panaches vers le ciel, suffiraient à ravir nos intrépides visiteurs ! sans oublier le spectacle des écureuils, la découverte des puits, de la noria, des bassins transformés en vestiges antiques, de la chapelle écroulée, et des buissons proposant mûres et prunelles; et, cela va de soi, des fabuleux récits de notre aventure neuve et à venir en ce manoir.
 Le Patrimoine ne se nourrit-il aussi d'un esprit d'échange bienveillant ?
Nos aimables visiteurs auraient peut-être la bonté de nous encourager tout en confiant de précieux souvenirs, de touchantes légendes qui nous en apprendraient davantage sur ce minuscule univers encore blotti en ses voiles de jadis.
Cette romanesque vision nous enleva de terre et nous déployâmes tous, à l'exception de notre Lady  Poussine, qui en intraitable chatte de château,  s'offusquait de ce labeur inutile, nos forces physiques et morales en vue de ce fameux "dimanche à la campagne". La rumeur annonçant notre ouverture imprévue coula comme l'eau d'un ruisseau grossi par la fonte des neiges.
On s'enquit alors en haut lieu de cette famille si imaginative!
Je crois que notre initiative bousculait les préjugés locaux.
Nous étions indépendants (nous le sommes toujours !), notre manoir n'était alourdi d'aucun classement, notre famille charmante et inconnue. Notre maison était accrochée au passé par une très longue chaîne aux mailles embrouillées; ce qui est le cas de l'immense majorité des vieilles maisons. Un personnage glorieux, Catherine de Médicis,  lui faisait honneur;  n'affirmait-on que cette reine acharnée à parcourir la France avait dormi chez nous vers 1560 ?
Il était certain qu'une armée de visages indistincts avait tenue à bout de bras depuis plusieurs siècles ce manoir couronné d'un hiératique diadème de trois déesses mélancoliques.
 Mais, rien d'extraordinaire, de superbe, de sidérant ! une suite d'amours, de naissances, de chagrins, de perte et de revanche, d'impécuniosité, de pluie et de beau temps : la trame humaine inscrite en chaque pierre ...
Rien ne nous obligeait ainsi à participer au dimanche du Patrimoine! nous ne touchions aucune aide pécuniaire et n'en réclamions pas. Cet altruisme de poète, loin de rassurer, eut le malheur d'agacer !
Cela nous rendait des plus suspects !
On vint nous expliquer la gravité de notre mission,et nous promîmes de l'envisager avec sérieux et componction. Là-dessus, nous récurâmes, fauchâmes, coupâmes, taillâmes et balayâmes. Les enfants fabriquèrent des écussons d'une élégance très britannique sur lesquels s'étalaient le titre prestigieux de "Guide du château". Lady Poussine ne cessa de bouder et prit le parti de guetter les promeneurs du haut du portail dûment entrebâillé.
 En ce matin frais et lumineux de la mi-septembre, j'étais l'ombre de moi-même: je représentais le tableau sinistre de ce en quoi la passion des "chefs -d'oeuvre en périls" métamorphose une trentenaire alerte. Mes yeux , à force de travaux dans la poussière, avaient viré au rouge rubis. Mon dos s'était creusé, ma voix cassée. La maison depuis notre installation rudimentaire datant d'une année à peine, brillait d'un singulier éclat, moi, je l'avais perdu !
L'homme-mari ne valait guère mieux !
Il ne restait de vif que les enfants et une cohorte d'amis compatissants qui s'apprêtaient à déplier les chaises-longues achetées la veille, et à s'y prélasser jusqu'au soir.
Afin d'occuper agréablement nos improbables amateurs de Patrimoine obscur et dévasté, j'avais éparpillé sur de grands panneaux les images de notre restauration du toit d'ardoises : couvreurs juchés sur les arrêtes vertigineuses, montagne de gravats, nos mines abasourdies devant l'ampleur de la tache et les enfants, munis de seaux, pareils à des petits esclaves s'activant sous les ardeurs du soleil(en réalité, ils avaient élu la benne à déchets comme terrain de jeu !).
Craignant la mauvaise humeur générale devant l'impossibilité d'entrer à l'intérieur de la maison,  j'avais inventé de nettoyer un réduit qualifié de "souillarde" amenant à l'ancienne cuisine, et de parsemer ce royaume ancillaire de bizarres ustensiles dont l'usage s'était égaré.
L'homme-mari s'était ingénié à deviner l'utilité de ces objets évoquant des sculptures d'artistes illuminés !
Nous décidâmes de mettre à l'épreuve nos visiteurs: le Patrimoine: c'est autant l'action que la contemplation !
 Les cyclistes du dimanche roulèrent dans la cour ( nous  l'avions inondée, trois jours avant, de beaux graviers) et repartirent dépités de n'avoir pu faire le tour du parc faute d'allées carrossables.
Ensuite, les marcheurs firent quelques pas et reculèrent sans honte. La route départementale au bout du village les inspirait manifestement plus que nos merveilleuses futaies et nos tours sympathiques...
Midi sonna, aucun passionné n'avait montré le bout de son nez surmonté de lunettes.
Je mourais d'envie d'essayer à mon tour une chaise-longue et ce Patrimoine m'exaspérait.
Nos renforts amicaux ne tardèrent pas à fuir lâchement: la faim les tenaillait et l'ennui les rongeait. Nous n'avions rien à craindre, bourdonnèrent ces" ventres affamés", notre manoir n'attirerait personne, il y avait tant de  citadelles cathares dans la région, et, nous avions un "rival" involontaire; un château-fort, restauré avec un soin jaloux, et classé, le chanceux, à une encablure.
Comme pour se moquer de ces fuyards pessimistes, l'invasion du Patrimoine déferla !
Le village voisin charria les vrais amoureux du Patrimoine, nul savant prétentieux, mais ceux qui se souvenaient ...Ceux qui avaient baigné dans l'histoire de la maison et couru, tout enfant, dans un parc resplendissant de romantisme à l'anglaise !
Une centenaire à la verve intarissable et fleurie éclatait de fierté car ses yeux s'étaient ouverts dans le logis du cocher. Un très distingué occitan nonagénaire raconta les somptueux goûters prodigués, juste après la première guerre mondiale, par la comtesse établie au manoir, une excellente personne qui aimait tant les enfants dont son veuvage l'avait privée.
Une dame aveugle exigea qu'on la guide au fond du jardin, et là, elle eut une vision ! elle s'écria, rajeunie de 100 ans,: " Je les vois ! les choux, les tomates, les citrouilles ! " légumes fantômes d'un potager anéanti  ..
J'étais éblouie ! soudain, je vis s'avancer droit sur moi un immense escogriffe que sa cravate menaçait d'étouffer.
Qu'allais-je devenir ? l'homme-mari s'évertuait à écarter des ronces afin de guider un couple enthousiaste, mes fils galopaient suivis de visiteurs confiants, lady Poussine fusillait de son regard émeraude les inconscients tentant de l'amadouer.
J'étais abandonnée !
Je me repris, souris et, ravi, l'autre tonitrua à la joie de tous ! il descendait, hurla-t-il de façon à ce que personne ne perde une voyelle de sa révélation extravagante, d'une famille de sculpteurs qui, deux siècles auparavant oeuvrèrent ici !
Les "grotesques", le faune aux grandes oreilles, les guirlandes s'enroulant sur la façade, c'était son sang ! les applaudissements rugirent, l'homme-mari arriva à temps pour voir sa femme-épouse sauter au cou d'un inconnu, en clamant d'une voix vibrante:
"Le Patrimoine, c'est cela !"
Puis, on se précipita vers ma collection insolite  J'avais eu raison d'espérer, on se fit un plaisir de me montrer le tabouret de lavandière, le collier hérissé de piques en fer sauvegardant le cou des chiens contre la dent des loups; on me conta comment on enfilait les patins à glace rouillés les hivers où gelait le canal du midi, on admira les antiques bouteilles façonnées par un maître-verrier, on s'amusa du "tournebroche" de la cheminée ...Le Patrimoine nous éclairait de tous ses feux ranimés !
On ne se moqua pas de notre coup de folie envers ce manoir, on nous souhaita beaucoup de courage et de foi ! et nous en fûmes émus...
Les enfants fermèrent enfin le portail sur cette journée étonnante. Leurs parents agitèrent vaguement leurs mains enflées à force de saluer les amoureux du Patrimoine; et constatèrent avec une infinie tristesse que les chaises-longues si prometteuses semblaient, à l'issue de ce dimanche "historique" sortir elles-aussi du passé.
"L'an prochain, dis-je, nous achèterons des chaises en fer, elles résisteront peut-être ..."
"L'an prochain ? répéta l'homme-mari d'un ton accablé, l'an prochain,  je ne sais pas si je serais remis assez tôt. "

A bientôt,

Lady Alix


Ce visage moqueur veille sur notre maison depuis l'époque de la construction du Canal du Midi.







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