jeudi 7 décembre 2017

Contes du vieux château : Sortilèges à Délos

Délos, sans nul doute le mot le plus connu du monde !
Une île, un lac anéanti où voguaient les cygnes du dieu Apollon, et une histoire fabuleuse précédant l'époque de la guerre de Troie.
Monde minuscule par la taille, immense par l'influence  à la fois mystique et pragmatique, le rocher sacré règne encore à sa façon secrète sur les Cyclades, l'archipel à l'image d'un cercle (O kuklos en grec ancien) .
L'île d'Apollon, le noeud mystique des Cyclades, le légendaire centre d'échanges commerciaux de l'époque mycénienne, l'île de la douce  Léto, amante  de Zeus, et victime de l'ire d'Héra (épouse du séducteur olympien)  qui y mit au monde Apollon et sa soeur Artemis; l'île "brillante" ainsi que signifie son nom sec et pur, l'île chanté par Homère, le séjour de douleur et d'amour.
 L'île que tout un chacun s'imagine connaître de nos jours; et dont, peut-être, un seul mortel a su entrevoir les évanescents sortilèges.
Un seul ! une tête brûlée par la lumière grecque, un anglais pensant en grec, respirant l'air spirituel de la  Grèce antique, moderne, éternelle, roc de la civilisation depuis l'aube des temps.
Personne ne peut se passer de la Grèce, et nul ne peut ignorer Délos.
Lawrence Durrell se moque bien des prétendues "portes ouvertes", au diable les guides touristiques, le voici cet enragé "écrivain de la Grèce" qui jette à la mer préjugés, images en bleu et blanc et commentaires insipides.
Durrell est l'ennemi juré du prêt à penser, prêt à aimer, prêt à l'ennui discipliné !
C'est un aventurier détesté des êtres croyant tout savoir, ceux qui infligent leurs certitudes prétentieuses, leur profonde mesquinerie à un entourage sottement soumis.
Comment ne pas suivre le chevalier Lawrence dans son combat de nouveau Don Quichotte ?  Comment ne pas l'aimer ?
Durrell est un corsaire des Lettres, il monte, l'été 1939, à l'abordage de Délos en circonvenant un brave naturel du pays, un batelier qui contre un prix décidé avec prudence à l'avance le conduit juste sous le temple d'Esculape. Rien de plus sage à priori.
Or, à l'orée du soir, le marin fera mine de ramener à Mykonos ce couple de sages anglais, n'est-il absolument interdit de passer la nuit en ce sanctuaire ?
En réalité, il les laissera affronter les fantômes de l'antiquité , les lions ranimés, les dieux sortant des colonnes en ruines.
Un sacrilège qui glacerait d'effroi n'importe quel mortel !
Mais Durrell s'amuse de ces vieilles magies ! sans peur et presque sans reproches, aidé par sa jeune femme, le voici qui ose planter  au coeur de la nuit transparente son drapeau de fou des mirages sur l'île interdite aux touristes du crépuscule à l'aurore
Une nuit sur le refuge d'Apollon ! miracle ou chimère ? Poème ou folie ? Magie d'un songe éveillé qui rayonnera, éternel et limpide, au creux des jours maudits de la tristesse hivernale
Un reflet de Délos sur l'âme douloureuse et voici la résurrection. Durrell oscille entre monde antique et réalité oppressante, la guerre l'a presque brisé moralement, le déclin de la Grèce de sa jeunesse à Corfou  l'a déçu coeur et âme.
Poète flâneur, écrivain voyageur, créateur aux multiples exils, humaniste désordonné, il n'a cessé de chercher l'île idéale, le port qui vous attache pour toujours.
Peut-être un soir d'été 1939 sur Délos désertée l'a-t-il enfin trouvé.
Un batelier de Mykonos, à l'époque, aussi étrange que cela paraisse encore une île hors du fracas touristique grâce aux liaisons difficiles avec Athénes, Janko, époux de l'énorme déesse vaironne" Poppeia, "mama sicilienne directement sortie du cratère de l'Etna", accepte une ruse digne d'Ulysse.
 A l'orée du soir, il vient chercher en apparence le couple Durrell, mais se borne à laisser aux Anglais affamés café et soupe chaude. Les gardiens fatigués de faire la discipline toute la journée n'y voient que du feu. La paix vespérale engloutit comme un souffle les vestiges superbes de ce caillou solitaire qui fut si prestigieux.
Durrell commence à ressentir une légère, très légère angoisse.L'atmosphére emplie de la douceur se charge d'un calme opressant:
"Nous attendîmes le lever de la lune. Imaginez le silence inquiétant de Délos la nuit, avec des glissements de serpents et d'énormes lézards verts parmi les pierres."
Le sommeil prend par surprise les amoureux aux nerfs assez tendus. Durrell est confiant, ces superstitions datant de trente siècles ne l'empêcheront pas de dormir comme une souche anglaise.
Piquées au vif, les sortilèges entrent en scène ...
"Vers minuit, la lune était si intense que nous nous réveillâmestous les deux en sursaut, croyant avoir entendu un cri ...nous rôdâmes parmi les ruines.il y avait un trou dans les barbelés qui entouraient une villa proconsulaire bâtie par quelque magistrat romain , mort depuis longtemps.Le sol en mosaïque avait un motif de poissons ou de dauphins, mais le sel et la poussière s'étaient coagulés dessus."Ainsi que l'énonçait Chateaubriand baigné de lumière nocturne sur l'Acropole , "ce n'était pas la nuit, c'était l'absence du jour" qui entouraient les époux Durrell.  Lawrence en profite pour un tour de magie : inondant le sol d'eau de mer, il illumine les yeux des poissons oubliés depuis deux mille années.
On imagine le cri de sa jeune femme face à ces regards rendus à la vie ou peu s'en faut ...
Durrell écoute les échos animant la nuit dansante et pense tout haut :
"Délos est différente selon les heures...on dirait que les dieux sortent au clair de lune quand les banquiers rentrent chez eux."
Pourtant, une énigme demeure, ce fameux centre d'affaires de l'antiquité aurait été démuni d'un grand port ! avec son impertinence paisible, Lawrence nous apprend que" les Français ont gratté l'île dés avant le tournant du siècle, et, avec leur diligence habituelle,ont déterré et identifié les différents bâtiments et temples de ce grand complexe de maisons de commerce sans port."
Une plaisanterie des dieux ?
D'autant plus que cette terre minuscule attire les vents du dieu Eole en toute saison !
Délos n'a jamais servi de refuge secourable ! que croire ? que penser ? Les plus beaux mythes échappent à l'entendement, et au bon sens anglais de Lawrence Durrell...
Apollon brouille sans doute les reflexions sagaces des visiteurs. Le dieu, paré des rayons du soleil impitoyable, descend certainement chaque matin, bienveillant et ironique, du haut du Cynthe, la petite montagne qui présida à sa naissance.
L'exquise légende veut qu'il ait poussé son premier cri à l'abri d'un palmier qui trouva sa gloire grâce à un des plus fervents passages de l'Odyssée.
Ulysse, naufragé lamentable, trouve la présence d'esprit de comparer la princesse Nausicaa au palmier de Délos secouant sa frange délicate.
Ulysse ou le plus galant homme que la terre ait jamais engendré ! c'est cela aussi le miracle grec ...
Souvenez-vous ! émergeant des ténèbres marines, défiguré par la tempête, Ulysse aperçoit Nausicca joant à la balle avec ses suivantes .
C'est le ciel dans la tombe ! son langage vif et clair , titillé par la déesse Athéna sa protectrice fidéle,se ranime d'un sursaut magistral ! et se précipitant aux pieds de la belle jeune fille, centre de toutes les attentions, le héros hirsute pareil à un mendiant affreux s'exprime en "homme du monde":
"Je suis à tes genoux, ô reine !
Que tu sois ou déesse ou mortelle !
Mes yeux n'ont jamais vu ton pareil, homme ou femme!
Ton aspect me confond !
A Délos autrefois, à l'autel d'Apollon, j'ai vu même beauté:
Le rejet d'un palmier qui montait vers le ciel.
Car je fus en cette île aussi, et quelle armée m'accompagnait alors sur cette route, où tant d'angoisses m'attendaient !
Tout comme en le voyant, je restai dans l'extase, car jamais fût pareil n'était monté du sol,
Aujourd'hui, ô femme, je t'admire; mais je tremble:
J'ai peur d'embrasser tes genoux. Ah ! reine , prends pitié !"
Comment résister à secourir un homme qui vous admire à l'instar du plus élancé et fier arbre du monde antique ?
Nausicca n'est pas une enfant gâtée, une princesse au coeur hautain, sa mère la noble et avisée reine Arété lui recommande sans cesse de se soucier des humbles.
Elle n'hésite pas !
Flattée, émue, irradiée de la lumière de Délos soudain tangible, Délos le caillou plein d'échos divins, le sanctuaire inspiré dont l'éblouissante image est  si bellement invoquée par cet vagabond qui parle en roi, la princesse, naïve et raisonnable à la fois, s'écrie;
" Etranger , tu ne sembles pas un homme de basse naissance ou de peu d'esprit !"
Ulysse l'a emporté !
L'évocation harmonieuse du palmier croissant sur l'autel sacré d'Apollon l'a sauvé !
Délos est une fée qui vole au secours de ses amis, il suffit d'avoir foi en sa magie ...
Or les fugaces heurs du jour s'éternisent sur cette île qui tressaille sous ses ruines emmêlés, ses échos portés sur les ailes du vent et des anciens tourments. Le bonheur est-il un leurre dans l'allée gardée par de tristes lions ? La nuit apaise ce discours minéral. L'île chatoie en ses plages pareilles à des bijoux d'enfant.Mais on appelle, on vous ordonne de grimper sur les bateaux, le dieu ne veut aucun témoin du spectacle de sa solitude.
 Personne autrefois n'avait, cinq siècles avant notre ère, le droit de naître ou de mourir sur ce tas de pierres aux amours indéchiffrables.
Personne à notre époque n'a le droit d'y dormir .
Excepté ce fou romantique de Lawrence Durrell qui, en balade nocturne, quand les portes du royaume des Ombres livrent passage aux spectres nostalgiques (encore un mot grec),  y déambule en souriant à la mer violette où nagent les pâles néréides.

A bientôt !

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse

Les lions de Délos

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