vendredi 5 janvier 2018

Contes du vieux château : Bonheur en Sicile avec l'ami Maupassant !

A l'aube d'un an neuf, il est merveilleux de reverdir !
Voici un océan de jours lavés de frais, une mer battue par la houle de l'imprévu, un soleil rajeuni anéantissant les durs matins de l'an défunt. Soyons optimistes, tentons le pari du bonheur, osons être désinvoltes face aux amertumes du passé, tournons le dos aux mesquineries, balayons d'un geste définitif la glace des incompréhensions !
Ne le valons-nous bien ? La porte de l'an vif s'ouvre à deux battants, personne ne nous demande de frapper en vain sur ces boiseries éblouissantes.
 Un paysage agreste balayé par une brise charriant le printemps annoncé s'étend devant la force ragaillardie de notre volonté.
Alors, pourquoi ne pas accomplir un beau voyage ?
Sans argent, sans bagages, sans réservations agaçantes; une pincée de curiosité et un torrent d'imagination chatoyante suffisent: le jardin des Dieux nous propose ses oranges mûres en janvier, ses chapelles, ses temples, ses cloîtres, ses théâtres grecs et ses poètes de l'instant, ses étourdissantes beautés éparpillées au hasard des rues et des montagnes, ses chansons et ses vignes, ses reflets de bleu tendre courant sur les crêtes de sa mer violette.
 Il est temps d'oublier le cours du temps !
 L'île des ducs normands étincelle dans les brumes de nos détresses: partons en Sicile, c'est un songe d'hiver !
Or, un guide surgit de la nuit littéraire, à la fin du XIXème, un homme triste, grognon, maussade, alourdi de certitudes pessimistes, obsédé par le côté sombre de ses semblables. Qui est-ce ?
Un certain monsieur de Maupassant qui n'attire guère la sympathie des coeurs sensibles.
Qu'allons-nous diable en faire ?
Tout simplement le regarder se défaire de lui-même sous les orangers de Palerme ...Cet homme venu de cieux gris, cet écrivain hanté par la mesquinerie humaine (au point d'en être gagné peu à peu par la folie) , envoie valser de l'autre côté du détroit de Messine son humeur de vieux garçon que tout  indispose.
Comme Maupassant cultive une très haute idée de sa personne, le voici qui se prend pour un gentilhomme d'aventures: n'est-il plein d'audace ?
Le monde civilisé ne se méfie-t-il de la Sicile ? Cette terre que l'on s'imagine calcinée en oubliant qu'elle a servi de grenier à blé aux Grecs et aux Romains ?
L'unique individu à oser un périple entre les temples en ruine, les flancs de l'Etna et les promenades du bord de mer à Palerme, c'est lui !
L'unique humaniste aussi à observer, en savourant son bonheur spontané, le spectacle des rues, l'animation des ports, le silence éloquent des vestiges antiques, la joie de vivre incompréhensible de ces Siciliens que l'on dit misérables et qui vous regardent, vous le voyageur élégant, comme un sauvage dont on se moque !
Maupassant en temps ordinaire serait choqué de cette rieuse familiarité.  Or, au sein de ces paysages amples et durs, découpés par la hache d'une lumière coupante, le froid, le pragmatique, le désabusé, l'acide et cynique témoin des turpitudes de sa campagne normande, flotte comme un nuage, détaché de sa chagrine amertume.
Palerme le prend au coeur: il en aime chaque pierre, et chaque carriole ! ces fameuses carrioles ou charrettes portant l'histoire du monde sur leurs panneaux de bois coloriés.
L'heureux voyageur des années 1890 grimpait le coeur bondissant d'extase enfantine dans ces équipages peints d'un jaune flamboyant et menés au pas languissant d'ânes doux et patients, ces pauvres ânes si injustement décriés, la tête fièrement couronnée de plumes.
L'ami Guy de Maupassant ouvre sa redingote, tire sur sa lavallière, et cherche à deviner quels combats de légende ornent la marche de son "carrosse" palermitain.
Il a l'embarras d'un vaste choix tant l'imagination et l'histoire s'épousent en scènes fertiles : Roland sonnant du cor à Roncevaux, un drôle de héros sur un port de la méditérranée, les épopées des princes et ducs de Normandie, ces seigneurs du passé sicilien, et aussi Bonaparte au pont d'Arcole ! cocher et âne ou cheval de trait vont au train d'un sénateur de la Rome antique.
Voilà qui permet de devenir un franc érudit tout en goûtant l'effervescence de la ville.
L'ami Maupassant aurait-il été échaudé par les Napolitains ? Naples l'aurait-il effarouché ? Palerme lui semble à première vue tellement plus supportable ! quel soulagement !
Vraiment s'écrie le circonspect Guy:
"On demeure surpris, en quittant le bateau, par le mouvement et la gaieté de cette grande ville de deux cent cinquante mille habitants, pleine de boutiques et de bruit, moins agitée que Naples, bien que tout aussi vivante."
Maupassant se rassure vite, la Sicile n'est ni une île de pirates, de gredins, de brigands ou d'agités bavards toujours occupés à gesticuler, s'exprimer avec les mains, raconter des sottises, agir à l'étourderie, à l'improvisation, comme ces sacrés Napolitains.
 Le Sicilien, ah, oui, c'est bien autre chose :
"Dans le Sicilien, on trouve déjà beaucoup de l'Arabe. il en a la gravité d'allure, bien qu'il tienne de l'Italien une grande vivacité d'esprit."
Un alliage étonnant entre orgueil et manie de ruses ! Le prince de Lampedusa, auteur de l'immortel "Guépard" n'aurait certainement pas dit le contraire ...
Mais, mieux encore que le Sicilien, la Sicile envoûte l'ami Maupassant. Musée sous l'âpre soleil, déserts de ruines hantées par l'antique volonté de beauté parfaite, parfums entêtants montant des bois d'orangers, colonnades gracieuses, cloîtres et palais emplis de trésors, vins de souffre, femmes aux yeux hallucinés sous leurs broussailles de cheveux noirs...
Et une vision si pure de l'harmonie que l'écrivain nous la conte les mains tremblantes et l'âme noyée d'attendrissement. L'ami Guy emporté par son désir de plonger au creux des ombres anciennes entre seul dans le cloître de l'église de San Giovanni degli Eremiti(Saint-Jean-des-Ermites), en ressort par le jardin, fait quelques pas, et, soudain, l'inexplicable, l'inattendu, fondent sur lui.
 Il éprouve une émotion intense, semblable à celle vécue par Stendhal dans la pénombre de l'Église Santa Croce à Florence. Tout tourbillonne, un vertige s'empare de son coeur ! deux cent vint-sept ans après, cette révélation subtile et frémissante inspire l'envie fulgurante de partir, demain dés l'aube, vers l'île des rois normands et des dieux grecs:
" En sortant du couvent, on pénètre dans le jardin, d'où l'on domine toute la vallée pleine d'orangers en fleur .Un souffle continu monte de la forêt embaumée, un souffle qui grise l'esprit et trouble les sens. Le désir indécis et poétique qui hante toujours l'âme humaine, qui rôde autour, affolant et insaisissable, semble sur le point de se réaliser.
Cette senteur vous enveloppant soudain, mêlant cette délicate sensation de parfums à la joie artiste de l'esprit, vous jette pendant quelques secondes dans un bien- être de pensée et de corps qui est presque du bonheur."
Allons , ami Guy, le bonheur est à portée de main !
Pourquoi pas à l'Opéra de Palerme ?
En ce printemps de l'an 1890, on fredonnait un air venu de France dans les ruelles et sur les bords de mer , l'air du "Toréador" ! L'opéra de Monsieur Bizet," Carmen" (d'aprés une invention de ce boutonné et précieux de monsieur Prosper Mérimée) faisait des ravages, et on ne pardonnait rien, ni au ténor ni à la malheureuse cantatrice. Le bon public siffle, hurle, vitupère, dicte sa loi: "l'amour" cet "enfant de bohème" bat des ailes dans son effroi.
 L'ami Guy compare avec une lucidité sans pareille la salle "qui témoigne , à tout instant, son sentiment" à une "ménagerie de bêtes féroces"! ciel !
Le prudent Maupassant fuit-il à toutes jambes ? Je n'ose le croire , mais qui sait ...
Le bonheur se cueille alors un peu plus loin, un peu plus haut, à Taormine, où l'ami Guy trouve l'accomplissement de son idéal de beauté grecque. La Sicile a comblé en lui ce mirage de la Grèce, notre patrie de coeur et d'âme, modèle sublime d'art et d'architecture impossible à atteindre, langue subtile et souple ,intuition radieuse,  patrie perdue dont la flamme renaît sans cesse et durera jusqu'à la fin de toute civilisation sur cette terre .
Or notre amoureux des grâces antiques tombe en pâmoison à Syracuse devant une Vénus qui l'attendait au musée avec une patience dont aucune Pénélope de chair et de sang n'aurait le courage.
Cette fois, c'est le coup de foudre frappant un homme à la sensibilité maladive, déçu par les femmes mortelles, ordinaires, vulgaires.
Ou dans le meilleur des cas, vague reflet de la poésie divine, cette chimère narguant les rêveurs, cette étoile dont les amants ne caressent que l'ombre dansante sur un mur.
Pour un pareil homme niant  l'altruisme amoureux d'une femme aimante, pour un esthète convaincu qui s'ennuie aussitôt la conquête menée à son dernier bien, qui n'a pitié d'aucun sentiment humain, et que son égoïsme dévore, seule une statue paraît l'amante idéale !
L'ami Maupassant s'incline ainsi, vaincu, idolâtre, les sens exacerbés, l'âme palpitante, le coeur en miettes, aux pieds d'une femme d'un âge infiniment vénérable et qui n'a même plus sa tête !
Quelle espèce d'importance ce mince détail a-t-il ? Cette Vénus est un marbre vivant sur lequel s'arrondissent les courbes d'une ample perfection
Guy en étouffe presque d'extase !
On s'interroge soudain sur le tempérament singulier de cet amateur de femmes qui voudrait étreindre un bloc de pierre froide en le parant des qualités les plus prodigieuses de la nature humaine...
L'ami Maupassant serait-il l'innocente victime du vin sicilien ensorcelé par le souffre emplissant les entrailles de l'île ?
Le mystère est ancré pour toujours au large de Lipari !
Si seulement l'ami Maupassant n'avait pas repris le bateau, s'il avait décidé de s'installer en Sicile, peut-être son bouleversement mental se serait-il apaisé et sa vie aurait-elle emprunté un chemin heureux ...
La Sicile , étoile de la mer, nous attend ...Sur papier, où en pleine réalité !

A bientôt,

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse
Jardin du cloître de St Jean à Palerme vers 1900:
un refuge où trouver la paix de l'âme et du coeur

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