vendredi 30 mars 2018

Contes du vieux château : "Adèle de Sénange"ou la "douceur de vivre"

Lady Diana Cowper, excentrique femme de Lettres, traînant vers 1930 un cortège d'admirateurs derrière sa démarche onduleuse céda, tout au long de sa vie de  pimentée d'un parfum de souffre, à une inoffensive manie. 
Juste une expression chantant à l'instar d'une mélodie d'amour ! juste une habitude qui devint sa signature: celle de se plaindre de l'irrémédiable fuite de cet esprit si aérien, si élégant, de ce style si pur et si incisif, enfin de cette indéfinissable douceur du "delightful XVIIIème".
Perte absolue ! deuil éternel !
Lady Diana Cowper se trompait.
Le XVIIIème siècle repose dans de délicats coffrets ciselés où attendent de  tendres épistolières et femmes de Lettres  prêtes à vous chuchoter d'anciens secrets, battant comme leurs coeurs de jeunes filles de quelques deux cent cinquante années, sous l'écriture en pleins et déliés qu'elles apprirent au couvent.
Chacune de ces oeuvres d'art du sentiment agite ses clefs sous votre nez. Hélas ! vous êtes déjà sur une autre rive, vous regardez autour de vous et ne voyez rien.
Ces portraits tracés avec une simplicité trompeuse dessinent les véritables acteurs qui évoluèrent vers 1780 sur le théâtre d'un monde prenant l'eau.
 C'était cet univers de "l'Ancien-régime",ce navire en détresse où l'on respirait encore ce que l'énigmatique Talleyrand appelait "la douceur de vivre": l'époque anéantie sans espoir où ,selon Elisabeth Vigée-Lebrun, "les femmes régnaient"...Et pas uniquement au pays de Versailles !
Ainsi dans les flancs robustes du vénérable palais du Louvre , l'allègre, la vive, la moqueuse Adélaïde de Flahaut tint salon, et quasi sa cour, dès son installation, presque sous les toits, dans une enfilade de salles dépouillées de tentures, vides de meubles, pauvres d'allure mais regorgeant du bel art de vivre .
Celui de la conversation !
Conversation qui jamais ne sombra en inconsistant bavardage.
Un salon était un endroit où l'on mettait son point d'honneur à débattre de sujets sérieux sur un ton léger. Il aurait été du plus mauvais goût d'ennuyer ! conversation courtoise, discrète, allègre, parfois mordante, souvent insolente, toujours passionnante et même risquée. Depuis le temps des "Lumières", le dogme risible du "politiquement correct", cette hypocrisie obligatoire, fondement du  catéchisme de la prudence mondaine, auraient indigné les habitués des salons parisiens...
Depuis Monsieur Scarron, philosophe et cauchemar de Mazarin, qui étourdit de son verbe audacieux belles précieuses, beaux esprits et  poètes empanachés en son "hôtel de l'impécuniosité", nul n'ignorait qu' en France, et surtout à Paris, les écus ne définissaient guère l'intelligence et l'humanisme !
Amante officielle de l'abbé de Talleyrand, en sourdine du diplomate américain Gouvernor Morris, et en cachette ou en rêve d'autres heureux mortels, Adélaïde entre son très vieux et très bienveillant mari, les soins de son ménage, l'animation de son "salon", l'éducation de son fils et la montée des périls révolutionnaires, s'essaya à l'écriture.Sans trop croire à son talent ...
Cette femme qui fit de si flatteuses conquêtes sentimentales étonnera toujours par sa franche modestie.
C'est cette singularité charmante qui rend aujourd'hui si aisée et prenante la lecture de son premier roman: "Adèle de Sénange".
Roman de survie, au sein de la débâcle, roman aidant à endurer l'exil en Angleterre à partir de 1792,  nostalgie d'un univers harmonieux après la barbarie des massacres parisiens et la violence de la fuite in extremis.
Roman où s'épanouit, avant de s'étioler, le lien unissant Adélaïde à Talleyrand qui la soutint jusqu'à sa publication.
 Avant de se consacrer à l'unique créature en ce monde dont le sort lui était cher: lui-même !
Or, il ne fut pas le héros de ce livre qui emporta l'imagination des rescapés français et du public anglais.
L'intrigue joue avec la curiosité du lecteur. Elle mêle un jeune et sombre lord anglais dont l'idéalisme  semble une pose, une jeune fille mariée contre son gré, aussi insaisissable et fantasque qu'un chaton, le milieu à la mode, raffiné et persifleur, servi sur un plateau d'argent .
Le tout  saupoudré d'une analyse inouïe de la façon de penser la vie à la veille de la révolution.
On a affaire à un monde fermé, une société aux usages d'un pragmatisme effrayant maquillé sous l'apparence la plus polie.
L'humanisme palpite et le jeune héros en est la preuve.
Le voici, pareil à un "bon sauvage" jeté au sein d'une bonne société qui se ravage sans le réaliser.
Lui seul discerne le bien du mal. Ou du moins, avec l'ardeur de sa jeunesse, en est-il convaincu !
C'est sous son égide que nous plongeons dans les abysses de cet incompréhensible dix-huitième siècle que nous croyons à tort connaître.
Le truchement de merveilleuses passerelles, à l'instar des irrésistibles intrigues de "Nicolas le Floch", lèvent un peu l'épais brouillard nous séparant de cette dimension perdue.
Toutefois rien ne remplacera le regard de ceux qui ont vécu, aimé, souffert, lutté, et gardé la foi  au delà des épreuves
.Adélaïde de Flahaut aspire à cristalliser sentiments et caractères avec la franchise qui la définit.
Elle nous explique d'une phrase touchante, le sentiment seul l'inspire.
 Aucune vanité, nulle envie de faire l'apologie de ce monde, pareil à un jardin à la française bien taillé, ne lui dictent son roman. Voilà ce qu'elle nous confie de sa voix douce :
"J'ai voulu seulement montrer, dans la vie, ce qu'on n'y regarde pas, et décrire ces mouvements ordinaires du coeur qui composent l'histoire de chaque jour."
Le roman s'ouvre comme on se lance à l'aventure.
Un jeune Lord pétri d'idées presque révolutionnaires, en voyage d'études outre-manche,part à l'aventure et nous entraîne dans son fougueux sillage.
Premier choc : le coup de foudre s'empare de lui à son arrivée à Paris ! un accident de calèche, une adorable créature en détresse, et le coeur s'affole !
L'intrigue s'emballe aussitôt et son rythme ne nous lâche plus !
Les épisodes les plus absurdes s'enchaînent avec un naturel sidérant, est-ce là invention d'une artiste douée d'une imagination irrésistible ? Que non pas ! c'est une prise sur le vif de ce temps où l'on donnait le choix aux jeunes filles dénuées de cet élément essentiel de survie , la dot , entre la prison religieuse ou les épousailles avec un inconnu assez fou pour vouloir d'une ravissante pauvresse inutile.La soumission aux ordres des mères abusives était la règle: la douce Adèle ne songe pas à fléchir la sienne quand on l'avertit sans ambages qu'elle a la chance d'avoir retenu l'attention du bon monsieur de Sénange.
Coup de théâtre ; le jeune lord assiste incognito à ces noces qu'il ne comprend pas ! innocent et pur, il confond le frère de la petite mariée et l'époux, un pareil barbon, selon lui, ne peut qu'être un oncle centenaire bénissant cette union ... A peine plus tard, en proie aux tourments de la passion, le jeune héros revoit Adèle en robe de cour, étincelante de diamants, splendide... et privée de son attrait émouvant .
On songe au premier portrait de Marie-Antoinette en souveraine prenant la pose, constellée de noeuds de brillants, engloutie dans ses gigantesques paniers, un brin arrogante, idole au regard vide ...
Un portrait "d'actrice" et non de reine s'écria horrifiée l'impératrice d'Autriche, mère indignée de cette poupée de porcelaine...
 Or, dans le cas d'Adèle, cette porcelaine s'anime, proteste, et provoque cet anglais qui n'a que sa morale facile à la bouche.Victime des apparences, l'amoureux désappointé doute de la jeune épousée, serait-elle cupide cette délicieuse créature ? En son for intérieur, il s'indigne :
"Sa légèreté me révoltait.Peut-elle, me disais-je, après avoir consenti à donner sa main à un homme que sûrement elle déteste, goûter aucun plaisir ?"
Mais, Adèle se métamorphose chez elle en jeune fille sage vêtue de mousseline blanche, son époux approuve étrangement leur rapprochement timide, lui-même avoue un ancien amour touchant de près l'anglais stupéfait. Lord Sédenham en perd son français. ..Que ces gens sont loin du bon sens britannique !
 A force de fréquenter le couple Sénage, l'impétueux et détestable donneur de leçons comprend à quel point il est mauvais juge. Et le roman virevolte entre passion et désarroi !
 La lucide et coquette "Marianne" de Marivaux  se retrouve en la malicieuse et remuante Adèle conçue par la comtesse de Souza... Les deux ingénues partagent une verve, un humour charmant, une vivacité aimable qui envoûtent en un instant !
L'amour transparaît sous un voile frémissant, Adélaïde, s'efforce de rester une studieuse exilée, en vain !  son inspiration cultive les secrets d'un attachement irraisoné ...
Son héros, excessif, idéaliste, entier, Lord Sydenham, semble un doublon de Lord William Windham qui s'empara de son coeur bien avant que l'ouragan Talleyrand ne titille ses sens.
Sortilége littéraire et rêve éveillé à la fois, le  roman permet un dénouement heureux à  l'impossible idylle qui s'instaura en 1781 entre la toute nouvelle comtesse de Flahaut et le fringant soupirant anglais que sa famille incita à rompre un lien scandaleux .
La vie déçoit souvent, l'écriture jamais: le dénouement de ce roman aux multiples tiroirs, aux visages mélancoliques derrière les éventails mutins, inonde d'un bonheur contagieux.
Du fond de ces pages suaves s'échappe la lueur vacillante d'un monde nimbé de l'ineffable perfection d'un port de Claude Le Lorrain...
Les situations s'entrechoquent avec délicatesse, les moeurs du temps étonnent, les sentiments éclatent, juvéniles, éternels; soudain ces êtres bizarres des années 1780 parlent une langue que nous comprenons encore la nôtre: celle de l'amour "nu et incassable".

Osez une lecture aussi élégante , osez lire un livre qui n'envisage que l'amour !

A bientôt,

Lady Alix


Vers 1780: une "Adèle de Sénange" éternisée par Madame Vigée Le Brun


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