vendredi 23 mars 2018

Contes du vieux château : Talleyrand et Adélaïde de Flahaut-Souza: deux épicuriens, un enfant et un roman

Talleyrand incarne la ruse en politique, la subtilité en diplomatie, et l'art de séduire les faibles mortelles sans une once de pitié. Ses charmantes et tendres conquêtes mirent tout leur coeur de grandes dames à l'adorer ...  et toute leur exquise nostalgie à le regretter.
Au soir de sa turbulente existence, le"diable boiteux" émit, en guise d'épitaphe sur les vestiges d'un amour défunt, ce commentaire sibyllin :
"La comtesse de Souza, l'ancienne comtesse de Flahaut ? elle passait pour m'avoir été  fort attachée."
Or, ce monument du "vice" atteignit là les sommets de la goujaterie !
Voilà comment un amant aimé à la folie pendant plus de dix années fit mine d'effacer une aimable femme qui lui donna un fils au nez et à la barbe de son vénérable époux et à sa cohorte de soupirants jaloux !
Jeune abbé absolument dénué de vocation religieuse, mais en revanche abondamment pourvu de passion épicurienne, Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord se présenta comme un gentilhomme d'expérience du haut de ses trente ans, en 1784, à la petite comtesse de Flahaut, plus jolie que belle avec ses traits piquants, son nez grec et son admirable chevelure châtaigne. Une belle nature alliant délicatesse et humeur enjouée !
Cette distinction radieuse enleva sans ambages ce jeune loup ambitieux de Talleyrand ! La rencontre fut le ciel dans la tombe pour cette pauvre Adélaïde qui employait ses vingt-deux ans à ne pas périr d'ennui auprès d'un époux incapable de lui prodiguer un sentiment autre que paternel.
Comme les grands maux exigent des remèdes drastiques, la gracieuse comtesse se soignait en tenant un salon où l'élégance mondaine le disputait aux joies de la littérature et même aux hardiesses de la politique.
Son époux,sexagénaire pâlichon et courbé par les rhumatismes, avait toutefois une grande qualité s'ajoutant à sa bonté d'âme: sa famille !
Ou plutôt son frère, homme riche, influent, et surtout doué, trait fort rare quand on est si distingué par Dame Fortune, d'un louable esprit de famille. Le couple impécunieux fut ainsi logé au Louvre sans débourser un écu ! endroit idéal quand on est une hôtesse ambitieuse, mutine, enjouée raffolant des diplomates étrangers et des aristocrates à belle mine.
 La douce Adélaïde ne cachait guère sa passion de la vie et son engouement pour les coups de foudre. Au moins sentimentaux ...
Romancière dans l'âme, elle créait ses héros, tout en lançant les vastes débats agitant les heureux élus admis à brocarder leur prochain ou refaire le monde en son salon.
N'avait-elle de qui tenir ? Sa mère, Iréne de Buisson de Longpré, couronnée de sa rare beauté, aurait plu au "Bien-aimé" roi Louis XV au point de lui donner une enfant, la soeur aînée d'Adélaïde,  la volage Julie Filleul(du nom de son père "officiel" Monsieur Filleul).
Exquise fausse ou vraie coïncidence, le fruit de ces amours royales avait eu l'honneur d'épouser le vaniteux et libertin marquis de Marigny, frère de la marquise de Pompadour, favorite de lit puis de coeur de Sa Majesté.
Le mariage de ces deux "bonnes natures" ressembla vite à une farce conjugale où chacun cocufiait l'autre avec un bonheur égal...
Par contre, la vertu d'Adélaïde, petite soeur, qui promettait d'être plus charmante que belle, fut aimablement préservée à l'ombre des platanes rassurants de son couvent de l'Abbaye -aux-Bois, séjour paisible aux portes de Paris, où vint se réfugier bien des années plus tard Madame Récamier, l'amante si tendre de Chateaubriand.
Peut-être le caractère épris d'harmonie et d'esthétisme d'Adélaïde fut-il façonné grâce à la sérénité de cette singulière retraite vouée aux grandes dames en fâcheuse situation et aux demoiselles de bonne famille méritant la plus civilisée des éducations.
Cet idéal d'urbanité et d'équilibre, la jeune épouse l'atteint dans son "grenier" de "grâce et de faveur" du  palais du Louvre. Là-encore, ce fut une sorte de refuge !
Mais bruissant de rumeurs, mais bourdonnant comme une ruche, un "pays" confidentiel partagé par les peintres dont les noms enorgueillissent musées et collections françaises, helvètes ou d'outre atlantique !
Ainsi, la très courtoise et rieuse jeune comtesse de Flahaut croisait au hasard des escaliers raides, des couloirs exhalant de fétides effluves, des salles vides, des jardins hirsutes, des poulaillers de fortune, des régiments de chats affamés et arrogants, des barrières de linge séchant ça et là, Greuze, Fragonard et Vernet donnant la main aux coquettes créatures qui leur servaient de modèles !et parfois-même échangeait-elle quelques potins sur le pays de Versailles glanés par la très piquante Elizabeth Vigée-Lebrun qui s'appliquait à embellir de son pinceau subtil le visage expressif du mélancolique Joseph Vernet ...  Souvent, entre deux paniers regorgeant de légumes tout juste livrés par quelque bonne âme de la cour, un de ses voisins, plus riche d'aïeux que d'écus, la saluait en agitant les plumes hirsutes de son chapeau d'un autre siècle, devant un maigre cheval qui se réconfortait en broutant l'herbe des pavés...
Le palais du bon roi Henri tournait à l'auberge espagnole abritant faibles humains et animaux de compagnie à chaque étage !
Ce grand bazar amusa Charles-Maurice de Talleyrand qui ne grimaça point de se hisser jusqu'à ses hauteurs afin d'y être reçu comme seule une amante reçoit le roi de son coeur.
Adélaïde aima peut-être moins cet abbé qu'elle ne le crût, Talleyrand s'attacha peut-être plus à cette douce écervelée qu'il ne se l'avoua. Le mystère enveloppe en réalité un lien aussi apparent qu'énigmatique.
Charles-Maurice fort occupé de sa dévorante ambition travaillait sans relâche à former alliances utiles et appuis influents. Abbé, quelle idée ! il voulait coiffer la mitre des évêques, une consolation à cette vocation  cléricale qu'il l'exaspérait autant que si on l'avait nommé ambassadeur chez les indiens Hurons.Philosophe et homme plein de bon sens, il s'inquiétait des remous annonçant un changement complet de société et approuvait le parti constitutionnel.
Cette politique l'amena à fréquenter les hauts-lieux de débauche du Paris mondain, vivier des intrigues en tout genre ... Adélaïde persistait à le traiter avec une tendresse qui le ramena vers elle, même en exil dans la campagne anglaise. Ce lien tourmenté autant par l'infidélité chronique du futur évêque d'Autun que par la coquetterie irréfléchie de l'égérie du ministre américain, le froid Gouvernor Morris,perdura durant dix années. Une éternité à cette époque où l'amour ne durait que du coucher de soleil à l'aurore ! selon une légende enracinée comme un chêne, l'abbé du Périgord et la suave Comtesse de Flahaut eurent le bonheur d'être les radieux parents, le 21 avril 1785 d'un robuste garçon, Charles-Joseph, reconnu avec l'élégance du temps par le courtois comte de Flahaut.
Ce cadeau inattendu fut infiniment cher à Talleyrand qui ne cessa d'aider et d'aimer ce rejeton qui hérita de son pouvoir de fascination et de son intelligence coupante....
Pourquoi tant de silence alors de la part de ce talentueux maître des mots bons et méchants, acides et délicats ?
Jamais Talleyrand ne se vengea d'Adélaïde  en lui décochant son terrible: "elle a de l'esprit comme une rose" ou autres impertinentes rosseries. Il lui échappa un simple adjectif quand, à son retour des Amériques, au moment où il s'évertuait à rentrer en France, au mois de juillet 1796, la belle ruinée lui intima l'ordre de la laisser en paix afin de ménager durant son séjour à Hambourg la susceptibilité d'un diplomate portugais, le comte de Souza.
 Cet homme fortuné qu'elle désirait épouser était fort méfiant et peu enclin aux ménages à trois...Talleyrand, atteint dans ce qu'il avait de plus cher, non pas sa passion amoureuse, faiblesse à laquelle il ne s'abandonna jamais, mais son amour-propre extravagant, s'inclina en donnant du "bon monsieur" au futur époux !
"Ce bon Monsieur de Souza"...Ce "bon" vaut un volume à lui seul ! on y sent le dépit et le désarroi : quoi ? Talleyrand refusé ? Talleyrand la porte refermée sur la chambre de sa dévouée Adélaïde ?  A l'instar de Louis XIV, il aurait pu s'écrier: "cela ne se peut !".
Or, cela arriva et cela continua jusqu'au départ du bon diplomate portugais vers le paradis des collectionneurs d'art et de belles éditions, manie précieuse qu'encouragea Adélaïde, parvenue au lien conjugal en 1802.Comment adresser des reproches à cette mère sauvant ainsi son fils, le rejeton de Talleyrand selon l'avis unanime de leur entourage d'avant la révolution,de la pauvreté et du manque d'éducation soignée ?
 Adélaïde avait bien changé !A l'aube des sanglants épisodes de la révolution,Talleyrand ne s'en souvenait qu'avec un léger agacement, la mère de son héritier secret ne s'embarrassa guère de scrupules afin de titiller l'humeur jalouse d'un ténébreux diplomate étranger .
C'était l'estimable Gouvernor Morris ! il confia avec candeur à son "journal" son étonnement indigné face aux caprices de cette aristocrate appréciant le jeu de l'amour et du hasard  ! de quoi distraire cet ancien député de Pennsylvanie, d'une mission à priori commerciale, en réalité d'information sur les troubles et révoltes dont on augurait les plus néfastes conséquences de l'autre côté de l'océan.
La belle l'intriguait, l'attirait, l'exaspérait, au point de l'inciter à quitter la sérénité obligée de tout parfait diplomate
Que voulait-elle au juste ?
Adélaïde recevait assez de nouvelles dans son salon fréquenté par des esprits doués de franc parler et d'audace politique pour comprendre qu'il lui faudrait bientôt une porte de sortie ...L'Américain était une valeur sûre . Cet homme à la jambe de bois,ce pauvre Gouvernor amputé depuis peu, n'escaladait-il de façon terriblement émouvante la bonne centaine de marches le menant à son grenier du Louvre ?
Quelle galanterie digne de l'amour courtois !
Adélaïde se risqua à opposer sur la scène de son théâtre parisien ces deux êtres remarquables par leur vanité et leur finesse, plaisir dangereux , plaisir éphémère, contentement sot et bizarre suscitant le doute sur cette charmante créature.
Cette comédie cachait-elle un roman qui n'appartenait qu'à elle ?
Talleyrand et Gouvernor Morris servaient-ils de paravent brodé d'or et d'argent à un amour anglais qui de nos jours encore se dérobe ? La clef pourtant est sous nos yeux !
Voici en cet hiver 2018 que le premier livre d'Adélaïde se propose aux amateurs de cette "douceur de vivre"du "délicieux XVIIIème": suavité inconnue, ensevelie sous la violence du pragmatisme et de la méchanceté quotidienne ordonnant nos destins.
"Adéle de Sénange" fut un exutoire vers 1785 à un drame sentimental que la comtesse de Flahaut se garda de confier. Le hasard exigea sa dîme un peu plus tard: en 1793, exilée, ruinée, craignant pour la survie de son fils, abandonnée ,veuve d'un époux ayant eu l'héroïsme de s'offrir en victime à l'échafaud, Adélaïde, reprit son premier jet.
Et ranima dans un roman neuf les braises de son ancien attachement envers un parlementaire anglais .
Secouant son invulnérable égoïsme, peut-être soucieux lui aussi d'éviter de grands malheurs à son fils naturel, Talleyrand corrigea cette ébauche fantasque et la métamorphosa en littérature !
Une audacieuse souscription auprès des lecteurs anglais déjà romantiques permit cette moisson inimaginable: 40 000 francs or ! une femme de Lettres à la mode perçait sous le sourire courageux de l'amante infortunée...
Talleyrand, comment aurait-elle pu l'ignorer, oubliait leur lien charnel et spirituel.Il reniait leurs souvenirs de jeunesse qui s'évanouissaient dans un cortège sanglant.
Talleyrand, en secret lui préférait Germaine de Staël, lourde de visage, lourde d'allure, de caractère brouillon et autoritaire.
Une forcenée des essais littéraires indigestes !
Adélaïde est aujourd'hui vengée de l'affront que lui imposa Talleyrand : Germaine de Staël est un monument d'ennui, madame de Flahaut, sous le nom de son second époux, se lit avec une curiosité qui se transforme en vif agrément.
Si les vents ne me sont pas contraires, la semaine prochaine, je vous raconterai les incroyables péripéties affrontées par Adéle de Sénange, double littéraire d'Adélaïde...
Et, si un éditeur accepte dans l'avenir de me considérer comme un auteur, et non une curiosité dont on fait vite le tour, peut-être lirez-vous ma biographie romancée d'Adélaïde de Flahaut ...

A bientôt,

Lady Alix
Adélaïde de Flahaut, future Madame de Souza, vers1785,
et le petit Charles de Flahaut, fils naturel de Talleyrand

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