vendredi 6 avril 2018

Coup de foudre devant une porte: " Les amants du Louvre", chapitre I


Roman épistolaire sur les amours de Charles-Maurice de Talleyrand et Adélaïde de Flahaut :

 "Les amants du Louvre" par Nathalie-Alix de La Panouse

 Lettre d'Adélaïde de Flahaut à Sophie de Barbazan,
 6 avril 1783,

Vieux-Louvre, Paris

Ma bien chère Sophie

Si tu n'étais mon amie d'enfance,je ne sais si je répondrais à ta lettre !
 Allons, ne crains rien, j'aime à me moquer de toi et ton insatiable curiosité m'amuse...
Tu protestes sans cesse, tu m'assures te morfondre privée de mes nouvelles et, je le sais fort bien, du mouvement irrésistible de notre Paris au printemps.
Ma Sophie, boudeuse dans tes montagnes du Comminges, tu me me supplies de te confier pourquoi je garde le plus étrange des silences.
Comme tu as  raison de sermonner une amie que tu crois  paresseuse  et comme tu as tort .
 Ne sais-tu que seule la foudre est capable de me réduire au silence ?
 Eh bien, sage Sophie, la foudre est tombée sur moi ! j'aime un peu, beaucoup, peut-être à la folie ... ou du moins cela y ressemble !
 Tu ne t'en doutes point de tes prés sauvages, en face des montagnes encore fort enneigées me disais-tu (comment oses-tu évoquer cela, j'en frissonne moi qui n'aime rien tant que la chaleur !) je suis dans un état qui m'alarmerait s'il ne m'étourdissait. L'étrange sentiment en vérité! un mélange de confusion, d'angoisse et d'espoir...
Je pensais l'avoir ressenti mille fois, depuis le beau jardinier à belle mine et regard bleu, qui faisait tourner même les têtes des religieuses, jusqu'à mes soupirants du moment, ces artistes affamés, plumitifs inspirés, ou gentilshommes aux amours changeantes, tous bien hypocrites, bien polis, le compliment aux lèvres, l'audace pour manières.
Oui, j'ai eu souvent l'envie d'en renvoyer certains à leurs affaires ou à leurs armées.
Mais non, non, Sophie, cette fois, cela est neuf, cela est incroyable, cela ne se peut, mais cela est limpide, mon coeur est bien plus touché que ma vanité ou mes sens.
Ne rougis pas, bécasse provinciale que tu es !
L'effet en est prodigieux ! le monde a reverdi !
Tu n'imagines point, mon amie, comme ce vénérable Louvre me semble gorgé de sève, comme la Seine coule avec vivacité, comme les échoppes entassées m'amusent, me ravissent ! je m'étourdis  même en d'inutiles emplettes ! l'amour a un effet bénéfique sur le commerce: qui soufflera cette brillante idée à nos ministres incapables de juguler la dette de notre pays ?
Vois-tu, je désire le moindre ruban, je pousse des cris chez les bouquinistes et arrache aux mains vulgaires Ronsard, le doux Ronsard,  et cette Louise chantant sa passion sur son luth, cette exquise Louise qui portait le nom de Labbé et qui pour cette raison confuse me plaît infiniment ...
C'est l'avril de ma vie malgré déjà trois années sous le joug conjugal, enfin, j'extravague, sous la tendre domination d'un époux débonnaire.
Je me suis offert, chez ma ruineuse et opiniâtre orfèvre, cette fée Carabosse qui étale ses colifichets à l'antique (exhumés je le parierais chez les collectionneurs ruinés par les cartes ) rue-vieille du Temple, une bague en cornaline rouge.
C'est la nuance qui convient à l'humeur d'une amoureuse, une promeneuse d'avril marchant sous les frondaisons du Luxembourg, rêvant dans les allées des Tuileries en répétant un nom, en  évoquant un visage.J'ai l'âme si légère que l'idée que je danse au bord d'un gouffre ne m'angoisse pas davantage que les bavardages musant autour des arcades du Palais Royal.
Ou ais-je rencontré pareil héros de roman courtois ?
Certes pas à Versailles où nous faisons trop figure de pauvres hères logés par charité: mille mercis mon beau-frère d'Angivillier, homme considérable, désormais directeur général de bâtiments du roi, faveur suprême dont nous recevons un reflet dans notre grenier du Louvre !
Viens donc à Paris, Sophie, invente un joli prétexte, rassure ton mari empêtré sur ses pâtures à moutons et vaches, dépeins-lui l'intérêt de mes relations qui entrent et sortent de la cour et se vantent de répandre ensuite les bienfaits d'une mystérieuse fortune sur la noblesse de province.
Est-ce là paroles nées de la pure vanité ?
 Monsieur de Beaumarchais est le plus flambard, Monsieur de Lauzun le plus considérable,Monsieur Alfieri le plus exquis des mortels hantant mon salon que les méchantes langues décrivent comme une société disparate et faisandée ! Ciel !
Je ne  me fâche pas car cela montre que ton Adélaïde devient presque célèbre !
A Paris, le succès se mesure au mal que l'on dit de vous ...
D'ailleurs on ne fraye chez moi qu'avec de solides personnages doués de la vigueur indispensable pour se hisser en haut de nos cent soixante marches ...
Que veux-tu, on choisit de vivre ou de périr d'ennui dans les liens d'un mariage comme le mien.
Toi,  adorais-tu ce voisin auquel tu fus promise à la naissance? Mènes-tu la vie qui te convient, toujours occupée à mille taches utiles, toujours inquiète de la santé d'un poupon, de l'humeur de ton époux, de la bonne année, de la mauvaise, de vos troupeaux, de vos gens, de vos toitures?
Ton existence est utile et noble; tu sembles l'esclave de tes enfants, ton mari ne te déplaît point, la fortune ou la providence ou les deux te comblent de bienfaits que nul ne conçoit à Paris.
Ne regrette donc pas ta condition.
 D'ailleurs, on ne sait jamais avec les coups du sort, tout est possible ici-bas.
 La nouvelle amie de coeur de notre reine, Yolande de Polignac, cette fameuse beauté toulousaine, captivante créature en dépit de son regard mièvre et verdâtre, son teint blanc à croire que le soleil la dégoûte,n' a-t-elle commencé sa brillante carrière par un prodigieux hasard ?
Mais, je te l'accorde, la comesse est belle au point de tirer profit de notrereine charitable et bonne, qualités que les calomniateurs refusent de voir.
Rêvons : qui sait si lors de vos "honneurs " à la cour, qui sait si tu ne l'emporteras pas sur cette intrigante?
Revenons à l'objet de cette lettre: l'amour ! vrai ou inventé ?
Ce bel amour fut d'abord un jeu sur papier, un échange de billets entre la rue de Belle-chasse et mon Louvre, entre un gentilhomme de très vénérable et glorieuse souche m'assurant de mille flatteries et moi-même.
Le gentilhomme étala ses vertus  et répandit ses hommages, moi je me répandis de même en faisant valoir un salon copié sur l'hôtel de l'impécuniosité de ce bon poète Scarron !
Tu vas me dire que j'extravague, mon époux souffre de la goutte, à part ce désagrément partagé par tous les gentilshommes de son âge, il est entier, et si nos terres de Beauvais son peu étendues, leur rendement peu consistant, la pension d' un ancien maréchal de camp permet un train suffisant.
N'oublie pas que les grâces de mon salon ont plu au marquis de Montesquiou -Fezensac, un proche de la cour ! Les écus ne nourrissent que l'estomac et les orfèvres, tapissiers, courtisans et boutiquiers.
Au contraire, l'art de la conversation (non point de la médisance) n'engraisse personne mais procure du piquant à la vie et renforce les relations humaines de façon plaisante .
 La politique est un outil à manier avec des précautions extrêmes ...
Dans mon "grenier éclairé" , je l'abandonne à ce sérieux comte de Ségur, l'ami de ce Suisse trop poli de Besenval, et à notre aimable Narbonne .
Je me flatte de les compter parmi les plus assidus de mon cercle rieur : quelle revanche après des débuts humbles et obscurs ! Crois-tu que je sois veillée par une bonne étoile ?
Quoi qu'il en soit, l'art épistolaire, l'écriture autoritaire, la détermination de ce monsieur de Talleyrand, que je n'avais jamais eu le bonheur de voir, n'amusèrent, sa verve m'ensorcela: je l'invitai à venir dans notre grenier du Louvre.
On m'avait tant vanté ses traits mordants, son esprit impertinent qu'il me faisait l'effet d'une espèce de mauvais génie au regard à vous glacer le sang (cette perfidie venant de la divine marquise que tu connais) et , ce qui ne gâte rien , boiteux comme le diable !
Allait-il monter la vaillance d'un chevalier afin de gravir nos escaliers glissants ? S'il allait choir ?  Il m'en voudra jusqu'à ma mort, me disais-je en tremblant...
On le disait assez fat, parfaitement péremptoire, résolument hautain, outrageusement acide; on le parait des plumes du paon on me suppliait de m'en méfier comme de la peste, fléau insignifiant comparé à sa froideur égoïste .
Mon Dieu, Sophie, j'attendais ce monstre dont la qualité va t'étonner, te choquer, t'épouvanter... 
Non, ce n'est pas d'un Indien des Amériques, pire: c'est un abbé ! mais un abbé sans vocation aucune et qui donnerait beaucoup pour couper ses liens avec l'église.
Je vois d'ici ton minois enflammé par l'air pur se teindre en rouge et en vert, un abbé ! mais quel étrange abbé, Sophie, qui marche sur une allée de coeurs brisés ! un abbé qui se mêle de politique, qui scandalise par ses idées libérales, qui avance libre et lâché comme s'il ne respectait ni Dieu ni diable...
Par un pluvieux et froid jour de mars un peu avant le coucher du soleil, je reçus en mon salon ne sachant si le bizarre abbé de Périgord monterait vers nous ...
Je ne pouvais m'empêcher de ne songer qu'à cela...
L'esprit en déroute, Je  formai  des voeux pour que cet homme ne vinsse pas, et je priai aussitôt pour qu'il ne nous oubliât point...
Mon cercle débattait comme à l'accoutumée de sujets graves et frivoles, le retour du beau Fersen déliait les langues, en particulier celle de ce potinier Lalive de July, quand Eulalie introduisit un homme sec, droit, au  regard glacé dans un visage maigre.
 Je ne sais alors ce qui me prit:
"Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;
Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler;
 Je sentis tout mon corps et transir et brûler... "
 Racine nous éclaire en pareille situation !
Je ne vis plus que mon invité de la dernière heure, il ne vit que moi car par une plaisanterie de la destinée, mes amis s'en furent au Palais-Royal ou à l'Opéra, et mon bon époux nous souhaita le bonsoir en se retirant au fond du logis.
Un bavardage auquel je ne compris goutte nous mena au bout de la soirée .
Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord me fixait comme Monsieur de Buffon  observe ses insectes; je m'interrogeai sur le résultat de ce sévère examen ! or la conclusion tourna à en ma faveur car Monsieur de Talleyrand instaura un ton de connivence propre à la naissance d'une amitié amoureuse...
 Cet étrange abbé qui ressemble aussi peu à un homme d'église que moi à la supérieure de notre couvent, me quitta  avec la promesse de nous revoir bientôt...
Son valet m'apporta voici quelques jours un billet m'assurant de mille grâces et d'un rendez-vous dans un endroit que je te cèle pour l'instant...
Voilà ma bonne Sophie le futur roman de ma vie, je t'en enverrai, de temps à autre, les bizarres chapitres,..

Je t'embrasse de tout coeur,

Adélaïde

A bientôt,

  Nathalie-Alix de La Panouse


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire