vendredi 13 avril 2018

L'espoir avant l'amour: "Les amants du Louvre": chapitre I bis

Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord à madame la comtesse de Flahaut
12 avril  1783,
A l'aube,

Madame,

Depuis notre entretien si aimable au bord de la Seine,
 vous ne quittez guère mes pensées sans que je sois assuré des vôtres.
 Paris vous regarde sourire, débattre de mille bêtise, courir, preste et espiègle, de chez un ami à un autre, folâtre, étourdie, rieuse.
Vous me semblez aimer tout le monde !
 Pourquoi me flatterais-je alors d'une quelconque préférence ? Vous revoir, madame, m'aiderait à vous prouver quels mérites sont les miens...
Notre entretien, rapide comme le bonheur, roula avant-hier avec une égale véhémence sur
quelques passages de ce morceau de bravoure du sieur Crébillon fils "La nuit et le moment": aucun de nous n'a eu le dernier mot...
La discussion ne saurait finir après avoir pris si prometteuse tournure.
Je n'aurai garde de déranger la bonne ordonnance de votre logis et la quiétude du comte de Flahaut durant la nuit.
Ce seraient là prendre des libertés que la bienséance ne me pardonnerait point.
Toutefois mon esprit s'impatiente fort à l'idée de perdre un temps qui mériterait d'être employé à une studieuse étude en votre grenier plutôt qu'en de lassantes conférences du côté de chez Monseigneur le duc d'Orléans.
Votre belle humeur, madame, votre sourire enjoué, vos yeux tantôt verts, tantôt noirs, parfois gris, changeant ainsi que vos caprices, votre conversation qui saute le ruisseau, et se perd sans se noyer en mille extravagants détours, ce charme prenant que l'on ne rencontre chez aucune autre, me conduit vers votre  interminable escalier sans une plainte.
Le plus beau, vous ne l'ignorez pas, madame, n'est-ce d'ailleurs ce moment infini qui vous fait vous hâter lentement vers la terre promise ?
 Et si les marches menant au paradis glissent, gémissent et menacent de s'effondrer, on risque sa vie pour en commencer une encore plus belle, sur les cimes de ce vieux palais où la plus exquise des femmes vous guette en riant sous cape.
Il n'empêche, madame, n'auriez-vous l'obligeance de mander un ouvrier à l'un de vos puissants protecteurs afin que monter vers vous rompe moins les genoux  de vos adorateurs ?
Si vous ne m'envoyez un de vos gens afin de me signifier que votre porte sera, hélas, close ce soir, j'aurais la bravoure et le délice de me traîner degré après degré dans les profondeurs du Louvre, ce soir vers huit heures de relevée.
La lecture approfondie de l'oeuvre de notre insolent Crébillon ne saurait attendre davantage.Songez avec compassion, madame, à ces héros, qui à notre instar, oscillent entre l'amour sincère et le franc libertinage : n'espérons-nous aussi à un divin " moment "?
Ayons pitié d'eux et de nous ...

Recevez, madame, les hommages de votre dévoué serviteur,


Charles-Maurice de Talleyrand


La comtesse de Flahaut à monsieur de Talleyrand, abbé de Périgord
12 avril de l'an de grâce 1783,
A midi,

Monsieur,

En parcourant votre billet qui, je l'avoue, m'a été aussi doux qu'insupportable, l'envie m'a prise de vous répondre sur le ton de ce Choderlos de Laclos, notre écrivain à la mode, plus que ce barbon de Crébillon que vous sortez de je ne sais quelles oubliettes.
 Ce livre infernal des "Liaisons dangereuses" paraît grandement vous inspirer.
L'air du temps vous perdra monsieur; prenez garde ; il est plein de miasmes !
Oui, monsieur, à la vérité, vous osez vous montrer d'une insolence rare !
Le but vous semblerait donc si proche ? Quasi atteint ? Vous moquez-vous monsieur ?
Grimpez, monsieur, grimpez  ce soir et vous verrez si j'ai la sottise d'une Cécile de Volanges ou la rouerie d'une Merteuil !
Hélas, monsieur, vous qui devinez vos semblables au profond de l'âme, vous ne le savez que trop:
en mon coeur sommeille la dévotion irraisonnée d'une pauvre amante prête à se donner pour bien peu  sur la foi d'un sentiment que l'on s'imagine éternel .
J'endosserais sans peine la robe de madame de Tourvel, mais avec plus de lucidité car, contrairement à cette innocente, je me ferais fort, monsieur, de vous considérer à votre valeur.
Vous n'aimez que les prémices, me dit-on, l'amour vous ennuie sitôt consommé ! vous vous prêtez sans vous donner...
Pourtant vous me plaisez, monsieur, vous me plaisez trop pour que je décide de vous fuir !
 j'ai grand tort: en amour, le salut ne vient-il souvent de la fuite ?
 Vous m'annonciez cette belle vérité il y a peu...
Or, vous voici toujours accroché à mon grenier ! si vous ne me fuyez, cela signifie-t-il qu'aucune frayeur ne vous anime ?
 Ah! monsieur ! savez-vous aimez ? Non, ne répondez point ! laissez-moi mes illusions ! la lucidité rend si triste ...
Je souhaite tant un mariage de coeur moi qui n'ai connu que des noces de raison !
Monsieur, vous plaisantez avec les sentiments, vous vous moquez des passions, votre coeur encore fort jeune me semble fort endurci, voulez-vous être le phénix des hôtes de mon salon ?
Je vous en prie, faites-moi grâce de ce badinage qui sent plus son libertin, son abbé de cour, que l'être spirituel et fin que vous me semblez être.
Voyez-vous,  je ne prise guère les jeux factices et l'égoïsme cruel de la séduction privée d'amour.
Que ce langage doit vous agacer, monsieur !
Je vous invite ce soir, oui, vous lisez bien, mais à condition que vous soyez accompagné d'un roman que vous détestez certainement, devinez donc lequel !
Ce sont des lettres; le paquet en est énorme, c'est écrit comme si la plume divaguait sur un torrent de larmes, l'amoureuse, belle comme un ange et sotte comme trois paniers, adore son maître de classe, une espèce d'Apollon Helvète.
 Cela se passe justement sur les rives d'un lac de montagne, et on se promène beaucoup avant de chavirer tout de bon ...
Ce sujet d'étude ne vous comble-t-il de noble curiosité intellectuelle ?

A ce soir , Monsieur ,

je vous embrasse de bon coeur,

Adélaïde de Flahaut


Monsieur de Talleyrand-Périgord à madame la comtesse de Flahaut,
Réponse sur le moment,

Madame,

j'aurai l'honneur de vous présenter mes respects à l'heure entendue.
Je vous aurais une reconnaissance éternelle si vous n'étiez ce soir libre pour nul autre mortel que
votre serviteur Charles de Périgord. J'éblouirai seul votre salon et vous conterai mille sottises qui m'aideront à vous prouver mon adoration.
Toutefois, madame, souffrez que les discoureurs Julie et Saint-Preux, fades créatures larmoyantes sortis du cerveau de saint Rousseau, cet insupportable Berger des Alpes qui sema tant de chimères, restent à dormir au profond d'une armoire.
L"espoir seul viendra avec moi ...

Votre dévoué serviteur,

Charles-Maurice de Talleyrand

Billet de la comtesse de Flahaut à Monsieur l'abbé de Talleyrand-Périgord
13 avril 1783,
Au coeur de la nuit,

Quand vous lirez ce mot, Monsieur, vous devinerez à mon écriture troublée l'état bizarre dans lequel  vous m'avez jetée.
La nuit conservait votre souvenir, l'aube me renvoie à votre absence.
Je le déplore tout en m'en félicitant.
J'aime à vous voir, j'aime à vous regretter, ne suis-je une tête folle et un coeur capricieux ?
Les corvées habituelles me réclament, votre ambition, dont j'ai mesuré les vastes horizons, nous sépareront  cette semaine...
Vous allez, monsieur l'agent général, au fin fond de la Bretagne lever justement les fonds de l'Église, si j'ai bien compris la profondeur de votre mission ...
Je vous prie, au coeur de ce tourbillon qui voit s'épanouir vos talents de diplomate, je vous supplie de ne point oublier la quiétude de ce grenier dont vous êtes le plus espéré, le plus adoré des visiteurs,

Adélaïde de Flahaut

Lettre d'Adélaïde de Flahaut à la baronne de Barbazan
14 avril 1783,


Ma Sophie,

Que de sermons, de reproches, d'indignation dans ta lettre !
Un abbé ! comment oser séduire un abbé sans déchaîner les feux de l'enfer ! Sophie, cet homme a été percé à jour par une de ses amantes, il est méchant avec esprit, on ne le séduit point, c'est ce monstre qui séduit ...il est à nos pieds, jamais dans nos mains.
Ses belles amies le chuchotent en soupirant ; je réalise maintenant la vérité de ce propos arraché aux plus fameuses alcôves...
Ensuite, je te le répète, sa vocation forcée lui pèse, il s'allège comme il peut .Sans son pied malade, mon abbé volerait à la tête de nos armées ! sa cruelle infirmité l'a privée de ce panache qui est toujours dévolu à l'aîné d'une famille de noblesse d'épée, ne l'ignores-tu toi qui te désoles des départs de ton lieutenant de mari ?
Enfin, mon salon est revigoré par l'esprit mordant et les analyses subtiles de mon nouvel ami.
Recevra-t-il un jour proche ou lointain le titre d'amant de la comtesse de Flahaut ?
 Monsieur de Narbonne vient de m'infliger une rude scène de jalousie, monsieur de Narbonne a été puni d'un coup d'éventail, puis apaisé d'un éclat de rire.
 La réputation de cet abbé le précède en tout lieu et l'idée de rejoindre son sérail m'horrifie à l'avance. Cette fois, Sophie, ce galant qui se prend pour un Valmont sera mis à l'épreuve, ne lui en déplaise.
Hélas ! ce sont-là vaniteux propos! j'éprouve une telle passion envers cet homme que je rêve de le retrouver sur mon chemin à toute heure, dans cette disposition d'esprit, comment cultiver le doute chez cet arrogant ?
Il a une propension remarquable à l'ennui, seule une conteuse orientale disposerait du talent nécessaire pour l'ensorceler.
Je lui ai permis une interminable visite l'autre soir, mon époux ronflant comme une forge dans sa chambre, à deux pas, Eulalie aux aguets derrière la porte, tous les remparts dressés afin de protéger ma vertueuse conduite !
Monsieur de Talleyrand n'en fut pas ému le moins du monde, sa main touchant la mienne sans se permettre de la caresser, son regard plongeant dans le mien, sa voix grave osant dire les choses les plus osées du monde, me racontant sur quel pied d'insolence et de grandeur il recevait ses convives, en donnant à l'un du Monseigneur sur le ton le plus obséquieux du monde, en lançant à l'autre une tranche de  boeuf piqué sur sa fourchette ; me faisant mourir de rire, et  profitant de cette faiblesse pour une étreinte furtive;  puis revenant à la politique, la philosophie, la théologie, la littérature,  vastes sujets destinés à m'égarer de plus belle ...
Au bout de quelques heures de cette comédie, je n'en pouvais plus !
Il a pris congé avec sa courtoisie inimitable, j'ai commis la faute de griffonner un billet où j'avouais tout  ce qu'il savait déjà...
Je ne peux me rendre aussi vite, que vais-je inventer ?

Adélaïde

ou
 Nathalie-Alix de La Panouse

Un éblouissant portrait pris sur le vif par Madame Vigée Le Brun 

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