vendredi 20 avril 2018

L'art d'aimer en Bretagne: "Les amants du Louvre":chapitre III

Adélaïde de Flahaut à Sophie de Barbazan
Sur le port de Trévignon
20 mai 1783

Ma Sophie,

Voilà en vérité une méchante lettre toute barbouillée, griffée d'une écriture illisible, et sortant d'un cerveau endormi sous l'effet du soleil, astre si avare de ses rayons en ce pays que les natifs le célèbrent à l'instar d'une divinité !
Un demi-dieu lui vole ces hommages rustiques, c'est Monsieur de Talleyrand qui perd ici en magnificence pour se vêtir de bonté et de bon naturel.
Le peuple lui ouvre ses chaumières, les mères le supplient de bénir la marmaille braillarde: n'oublie pas que pour le commun, c'est un  abbé de bonne foi et de grande vertu. En fait, il existe sur ces landes, ces rochers, ces sables mouvants, une manie de lutter contre les démons qui donne beaucoup de besogne à Monsieur l'abbé de Périgord.
On se précipite à son passage en l'accablant de suppliques, on le prie de répandre l'eau bénite de la cave au grenier, qu'importe si elle éclabousse la mère-grand, le chat buvant son lait, le chien aboyant trop fort, l'époux réparant ses filets !
Monsieur l'abbé esquisse aussi le signe de la Croix sur la barque chevauchant la houle, sur la jeune accordée brodant sa robe de noces, sur la table où nous attend le breuvage tueur d'estomac, ce cidre aigre que tous avalent sans façons dés l'âge le plus tendre. Quant au vin, je préfère ne pas en parler.
D'autre part ces Bretons chantant dans leur dialecte incompréhensible, dansant furieusement en martelant la terre battue et s'obligeant à une mine sombre et farouche, m'épouvantent moins que certains de nos "petits-marquis" pommadés et sournois.
Monsieur de Talleyrand se tire de notre situation confuse par une formule impeccable:
"Ma cousine me fait la grâce de me guérir de ma solitude" explique-t-il tout bonnement aux gentilshommes grelottant en leurs forteresses humides.
Personne n'est dupe mais la bienséance est sauvée !
Moi-même par contre me sort un peu moins bien de l'affaire ! Je crains de n'avoir point l'allure convenable et la mine austère allant de pair avec la fonction de gouvernante de Monsieur l'abbé !
Nous vivons en ménage, Sophie, et le comble pour une femme mariée depuis plusieurs années, c'est que j'ai l'humeur d'une toute nouvelle épousée !
"Nous voici en lune de miel" me déclare, avec son sourire de chat  et ses yeux plus aiguisés que le couteau, ce beau "Monsieur mon ami" ...
L'alacrité coutumière de mon mentor cède le pas à une douceur inespérée qui fait battre mon coeur à la folie.
Saint-Malo lui fait les yeux aussi doux que moi, cette cité de corsaires met du sentiment sur remparts et rochers ! aurais-tu pu te douter que l'atmosphère y était à ce point vive, prenante, énergique ? C'est une ruche en pleine effervescence où l'on ne distingue guère le gentillâtre armé de l'épée de fer de son ancêtre, l'armateur nouvellement anobli et le paysan fortuné.
Les dames sont attifées quasiment comme du côté du Palais royal, Versailles reste encore hors de leur portée, cela ne saurait tarder tant elles renchérissent d'application vestimentaire !
J'ai grand peur d'avoir déçu avec mon cadogan à l'anglaise et ma redingote grise.
En province, pardon Sophie, l'extraordinaire donne le ton, à Paris, le goût l'emporte, à Versailles, c'est l'exubérance coûteuse manigancée par cette habile Rose Bertin.
Pourquoi le roi ne chasse-t-il cette péronnelle des appartements de son épouse ? La réputation de notre reine s'en porterait mieux .
Mais, je divague par pudeur et n'ose te conter la merveille qu'est Monsieur de Talleyrand , vois-tu, Sophie, certains bonheurs, surtout ceux de l'alcôve, sont muets ...
Une inquiétude se même à nos tendres liens, mon ami prétend une foule d'obligations, il me suggère d'aller présenter mes respects à une espèce de tante oubliée dans un couvent prés de Concarneau.
Je crains une intrigue ...
La jalousie gâche l'amour, s'il n'a la certitude de sa liberté, Monsieur de Talleyrand ne me reviendra jamais ...
La vie s'écoule ainsi entre chuchotements nocturnes, bavardages du matin, visites chacun d'un côté, retrouvailles, bavardages avec tout un chacun, et logements aussi glacés que si la Bretagne sortait d'un hiver polaire. Les fleurs sauvages, une coulée de primevères sur le vert éclatant des prairies est un avant-goût du jardin du paradis, exultent en ce pays tant l'eau les abreuve en toute saison.
Le teint des petites baronnes, des bergères ou des femmes de pêcheurs est de lys et de rose: nul n'est besoin du vilain blanc  et de l'affreux rouge dont on se barbouille le minois de l'Opéra de Paris aux bals à Versailles.
Je vois sans cesse du monde et m'en réjouit de moins en moins. On  nous force avec une affabilité qui me lasse, à honorer dîners à midi sonnantes et soupers horriblement tôt, dés huit heures ! on ne nous pardonne aucun retard !musarder semble un péché quasi mortel en cette Bretagne ignorant les plaisirs de notre Paris ...
La noblesse  campagnarde dicte ses lois de survie domestique ! ne point s'extasier devant une abondance de victuailles inutiles offenserait les hobereaux entourés d'une armée de fils et d'un gentil aréopage de filles gauches à mourir et d'une telle sensiblerie que les larmes montent  à leurs yeux baissés ou un rire de trop d'un convive de leur âge .
La conversation est l'apanage du seul maître de maison, Monsieur de Talleyrand sourit , lève les yeux vers les poutres des plafonds noircis, félicite l'hôte d'avoir engendré pareille famille, invoque le ciel et finit par croire à son propre théâtre.
Je ne suis pas dupe des roueries de cet homme , mais l'amour fait que l'on aime jusqu'aux  graves défauts de l'être aimé ...
J'écris ces sottises en me  promettant de me corriger de  ma faiblesse , puis je songe à Monsieur de Talleyrand, à ses yeux si vifs, à ses mots si piquants, à à la nuit qui nous attend, à un certain "suaviter in modo"...tu ne sauras rien de plus, Sophie, tu es décidément trop bonne épouse , et ... plus rien sur terre n'a d'importance.
J'ai eu la fâcheuse idée de m'épandre en remerciements exubérants lors du grand souper que nous prodigua dans son inconfortable manoir féodal le sieur de Chateaubriand, un bien étrange personnage qui se vante d'appartenir à une lignée de paladins dont les origines s'égarent jusqu'aux brumes de l'antiquité. Ma chère, cet homme exhalant la poussière de ces ouvrages de généalogie qui sont la sanctification de sa vie a manqué me faire périr de rire ; et Monsieur de Talleyrand s'en apercevant, car rien ne lui échappe, a renchéri de flatteries  tout en m'assaillant de moues taquines et regards comiques destinés à produire une crise d'irrésistible hilarité que je contins juste à temps ...
J'en fus quitte pour un refroidissement et des contractions d'estomac !
Seigneur Dieu ! je plains de toute mon âme compatissante les malheureux  habitants de ce lugubre château de Combourg, prisonnier de ses marais fétides, rongé de froidure et de  mélancolie.
Je ne sais quel maléfice y étend ses ailes et vous pétrifie le coeur .
Le  très jeune chevalier de cette illustre maison me pétrifia de ses mines revêches, conséquences d'une extrême maladresse en société. Pourtant, comme il s'exprime ! quelle manière de métamorphoser en conte ensorcelé la plus quotidienne des anecdotes ! je devine un admirable talent qui mériterait de s'épanouir.. Ce tout jeune chevalier de Chateaubriand m'enchanta bien plus que le maussade auteur de ses jours.
Pauvre jeune homme ! il rêve manifestement de s'amouracher de quelque fée surgie des landes encerclant son domaine. Quel beau visage et quelles flammes dans les yeux !
Sa soeur, piteuse et maigre à s'évanouir, me saisit de pitié. Comment venir en aide à cette créature pareille à la biche aux abois ? Je lui souhaite ainsi qu'à son frère de s'enfuir loin de son père qui semble être un parfait exemple du tyran breton !
On vient de me porter quelques lettres de Paris, souffre que je te quitte pour l'instant.
 L'insolent Monsieur de Narbonne m'implore de lui avouer ce qu'il n'a aucun titre à connaître: il faut  sur l'heure que je le tance et le renvoie à ses actrices !  et comme si cela ne suffisait point à mon ennui, voilà  mon soupirant anglais  qui paraît avoir appris assez de vocabulaire pour me réclamer des comptes que je ne lui dois guère.
Monsieur de Talleyrand ne s'inquiète point tant.
Son engouement à mon endroit est-il feint, passager ou sincère ? Sera-t-il capable de m'aimer autant que son humeur affranchie de toutes contraintes le lui permet ?
L'avenir le dira...
J'ai une inextinguible foi en ma bonne étoile !

A toi,

Adélaïde
ou
 Nathalie-Alix de La Panouse 












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