vendredi 4 mai 2018

Une folie de Monsieur de Talleyrand,"Les amants du Louvre" chapitre IV

Saint-Malo, premier juin 1783

Monsieur de Talleyrand à Monsieur de Narbonne

Monsieur,

Me voici au terme de ce voyage qui m'a permis de mieux saisir l'état-d'esprit singulier de ces vertes campagnes encore éprises de superstition angoissée. J'ai sondé sans faiblir la bonne et la mauvaise volonté de notre clergé de Bretagne. Je pense avoir accompli ma mission sans trop de peine et avec un résultat assez convenable.
Pour moi, il me convient et j'en partagerai les détails fastidieux à Paris avec qui de droit.
Le sujet de cette lettre se veut tout autre. Vous recevez mes confidences et vous accommodez aussi des humeurs étourdies de Madame de Flahaut.
Vous connaissez donc mon attachement récent à l'endroit de cette nouvelle amie.
Croiriez-vous qu'elle me tient en vérité autant par la puissance de ses charmes que par la subtilité de son comportement ? Madame de Flahaut a des yeux moqueurs et une allure dansante, on la prend pour une cervelle d'oiseau à laquelle on fera croire le premier conte venu.
Cela est vrai, cette femme est toujours proche de l'enfance. Elle a d'ailleurs le don d'attirer dans ses filets tous les bambins croisés en chemin ce dont je me passerais car cela piaille et sautille à me donner des maux de tête incoercibles, cache ses tourments de façon si parfaite que nul ne se doute de son amertume.
Nul sauf moi; que voudriez-vous que l'on puisse me celer ?
 Je devine les coeurs , dénude les âmes, découvre les malices et fait sauter les verrous .
Toutefois, le chagrin de Madame de Flahaut m'échappe en se  dérobant sous la douceur de son pardon.
"Eh quoi ,mon ami", allez-vous dire,"seriez-vous déjà en situation assez fâcheuse pour que l'on vous pardonne ?".
Si fait , mon ami, je le confesse, c'est un comble, moi l'abbé de Périgord, c'est à vous, homme libre devant l'Eternel, que j'ai l'ambition de me confesser, j'ai cédé à une tentation si exquise qu'elle ne vaut quasiment point que l'on en parle.
Un billet signé de la main tremblante d'une jeune personne solitaire éveilla ma compassion tantôt...Je prétextai un rendez-vous avec l'évêque  de Rennes et me réfugiai chez sa nièce qui avait besoin de mes attentions de façon si touchante.
J'accourus; j'accours sans délai quand une ravissante créature appelle à l'aide du fond de son exil provincial.Mon devoir n'est-il de prodiguer un secours moral à une veuve de Bretagne abandonnée à un destin pitoyable ?
Ah ! quelle  fougue imprévue, quel divin abandon  en dépit d'une gravité demi-feinte... Je n'ignorais point en allant sécher les larmes de la suave parente de cet illustre personnage qu'est ici Monseigneur l'évêque de Rennes les ennuis que lui causa son marin disparu...
Pleurait-elle de soulagement ou de chagrin ? Je me flatte en tout cas de lui avoir révélé certains accords que ce triste Monsieur de Girac, fut bien loin de lui montrer en deux ans de vie conjugale. Vous m'objecterez sans doute que cet époux naviguait sur l'océan et ne se souciait que du bonheur de son équipage. Le voilà dévoré par les poissons ou les sauvages, sa femme consolée par un abbé, quel destin singulier, vous en conviendrez...
En guise de présent d'adieu, je m'amusai à inventer ce bout rimé qui fut négligemment posé sur le sein voluptueux de ma conquête:
"Et que me fait à moi qu'on soit belle ou jolie
A moi qui par raison ai fait une folie..."
Que voulais-je avouer en prenant congé à la manière discrète du roi des gueux ?
Ma vie n'est-t-elle nourrie de folie puisque l'on m'a imposé une vocation qui m'humilie chaque jour par sa fausseté ?
La seule passion qui me gouverne n'est point l'amour mais l'ambition, c'est une folie aux attraits sans pareils, elle me vengera de la route déjà tracée par une famille à laquelle j'ai décidé ne rien devoir,
J'ai fait le tour de l'aimable Madame de Girac, je serais des plus courtois si le hasard nous remettait en face l'un de l'autre
.Pour le moment, je l'ai oublié : voyez-vous, mon ami, mon temps me semble trop compté pour que je le perde avec regrets. Le présent remplit mon esprit et l'aventure de la nouveauté seule a le pouvoir de dissiper l'ennui qui me taraude.
Madame de Flahaut tient une place qu'elle doit ignorer : je l'aime plus qu'elle ne s'en doutera jamais. Je la crains pour cela, elle a l'art de me détourner de moi-même, je crains sa bonne nature qui me rendrait presque bon par contagion,
Or la bonté est chose inutile si l'on veut s'élever et gouverner les hommes. Madame de Flahaut est -elle un ange pour autant ? Son absence d'égoïsme ne paraît nullement une pose, toutefois sa langue audacieuse et son impertinence puérile lui jouent souvent des tours.
On lui pardonne beaucoup tant elle a d'ingénue générosité. Monsieur vous l'avez compris, elle me repose des manigances, luttes, calculs et méchancetés qui s'acharnent à tuer notre douceur de vivre au bord du gouffre.
Mais de quel gouffre ?
Vous me le demandez avec votre nonchalance amusée d'homme ayant ses entrées à la cour.
Eh bien, de celui qui chaque jour croit sous nos pas, cet abîme qui emportera notre monde ancien tôt ou tard. Monsieur, comprenez-vous que ces belles idées qui agitent les salons, ces utopies libérales arrivées des Amériques, ce galimatias philosophique qui vous réjouit tant, vont se transformer en une tempête impitoyable?
Seuls ceux qui domineront l'ouragan avec leurs ruses et leur courage n'en sortiront point humiliés, abaissés, anéantis.
Vous allez me traiter de grand extravagant, nous débattrons là-dessus une autre fois.
Souffrez que je vous donne rendez-vous chez Madame de Flahaut qui vous mande en son cercle dés nos retrouvailles avec Paris, Son « bureau d'esprit » continuera à nous enivrer de cette délicate causerie qui permet de refaire le monde en souriant à la maîtresse de maison.
Peut-être est-ce là le secret de ma faiblesse : Madame de Flahaut embellie par l'air et la lumière de son séjour breton rayonnera, j'en suis certain, en son salon haut-perché.
Ce charme singulier m'attendrira et m'incitera pour une fois à rester en si délicieuse place; en dépit de ces escapades nécessaires dont en galant gentilhomme vous ne soufflerez mot à la tendre Adélaïde...

Votre serviteur

Talleyrand


La comtesse de Flahaut à Monsieur le comte de Narbonne

Saint-Malo,
Le premier juin 1783

Mon ami,

L'étrange idée de m'écrire un sermon ! le méchant billet  et la fâcheuse inspiration !
Auriez-vous perdu de vue que la carrière ecclésiastique n'est pas plus de votre fort que de celui de monsieur de Talleyrand ? Allez, Monsieur, "cessez vos transports jaloux", Monsieur de Molière a  fait dire la même chose à l'amante d'Alceste, je le répète à votre intention.
Enfin, mon ami, vous êtes tout ce que l'on veut sauf misanthrope que je sache !
Hélas, ayez-donc un peu de compassion à mon égard: à la veille de notre retour à Paris, je me sens soudain comme un oiseau regagnant sa cage. L'amour en liberté vous prodigue les bienfaits miraculeux d'une fontaine de jouvence, que va-t-il advenir de moi dorénavant ?
Monsieur de Flahaut, qui m'aime de façon paternelle depuis le début de notre mariage de façade, ne me témoignera point la sévérité d'un geôlier. Ne vient-il de le prouver en fermant les yeux sur cette escapade bretonne dont l"objet était un pèlerinage d'une urgence extrême ... Le galant comte de Flahaut ne m'enfermera certes pas à triple tour en mon grenier du Vieux Louvre; il saura même se retirer avec une courtoise réserve lors des visites de mon ami .
Toutefois l'ivresse juvénile, l'enchantement de l'inconnu, les promenades boueuses sous l'averse du printemps, les feux de cheminée exhalant les senteurs de la lande, les bouquets de fleurs ébouriffées égayant une chambre au plafond de poutres noircies, voilà ce dont Paris n'ornera point mes journées, et,je n'ose le dire qu'à vous seul, mes soirées.
Que le bonheur est fragile ! Monsieur de Talleyrand aura bien des tentations dans sa coterie du Palais-Royal. A vous seul, il faut que je fasse une confidence qui me peine en secret.
Mon ami, ce voyage m'a ouvert les yeux sur cet homme que j'aime beaucoup trop et qui fera mon malheur si je n'y prend garde de toutes mes forces.
Je ne suis guère une Mademoiselle de Lespinasse, je n'irai pas accabler Monsieur de Talleyrand de mille déclarations importunes.
M'imagineriez-vous en train de m'exclamer :
« Mon ami, je souffre, je vous aime et je vous attends » ?
 Ou , pire encore me croiriez-vous assez sotte afin de lui infliger ce déchirant et absurde :
« Mon ami, je vous aime comme il faut aimer, avec excès, avec folie, transport et désespoir » ?
Non, non, Monsieur de Talleyrand préfère que l'on déploie une douceur irrésistible, une sérénité gracieuse. Il ne reviendra qu'à celle qui le laissera insouciant, libre d'exercer ses envies comme il l'entend.
Je ne sais si je parviendrai à joindre l'aveuglement à l'abnégation ! L'amour est un maître décidément fort exigeant...
Je pense que la jalousie la plus féroce me torturera souvent.Mais je ne montrerai qu'un visage affable et souriant, je me combattrai moi-même afin de proposer la paix du cœur ou du foyer à ce être qui feint d'apprécier le mouvement continuel alors que la mesure lui plaît bien davantage.
Ainsi cheminerons-nous jusqu'à ce qu'il s'éloigne ; car il s'éloignera, je le pressens et ne veut y songer... 
Ne me grondez plus, laissez ce soin à la comtesse d'Albany et à Madame de Barbazan, mes deux amies d'enfance qui se font un devoir de me montrer les tristes réalités d'une vie que je m'efforcerai envers et contre tout de peindre des plus ravissantes couleurs...

 Je suis, monsieur,votre servante,

Adélaïde (ou Adèle comme Monsieur de Talleyrand a la fantaisie de me nommer)

ou Nathalie-Alix de La Panouse






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