lundi 28 mai 2018

Pages Capriotes : Je vous écris de Capri avec un PS de Stendhal !

Je vous écris de Capri en attendant le bateau qui va, hélas, me ramener vers Naples.
 Le matin est bleu, la mer ondule comme de la soie en irriguant de prestes vagues diaphanes les cailloux argentés de la plage.
 Les barques bleues et jaunes, rouges et blanches bougent à peine sous une brise aussi régulière que la respiration d'une déesse endormie.
Je vous écris du port de Marina Grande, le point le plus important de cette citadelle de rochers levée en épée farouche sur le golfe le plus harmonieux du monde.
Capri est une légende pour les rêveurs, un pèlerinage pour les  amoureux de l'Odyssée, un mirage que l'on craint d'affronter dans sa redoutable réalité.
Beauté rude des ruines romaines, beauté orageuse sur les montagnes, beauté martyrisée par la manie de luxe  de la "Piazzetta" grouillante, beauté mélancolique depuis le belvédère d'Axel Munthe, l'esthète humaniste  d'Anacapri, beauté vigoureuse et tendre tout au long des potagers aux tomates d'un rouge extraordinaire et jardins odorants de la via Tiberio; beauté sereine de la  blanche Chartreuse protégée par son allée antique en bas du village de Capri, beauté tangible et subtile, l'île joue avec vos espoirs et vous éreinte sans aucune pitié.
Je vous écris et les souvenirs de ces derniers jours fondent sur moi comme les mouettes menant leurs danses en guettant leurs proies.
.L'arrivée si douce, si rapide, malgré le choix du ferry le plus lent ! je m'étais inventée, au mépris de la géographie, une Capri lointaine, inaccessible, une île où l'on n'arrive jamais, perdue en un repli du temps... Or, Capri vous envoie très vite sa masse de château empierré, ses pentes croulant sous les  jardins, vignes, potagers, ses bois couvrant le vertige de ses falaises, ses maisons accrochées au dessus des gouffres comme des oiseaux prêts à l'envol.
Capri se détache de vos livres, de vos images, de vos "Capri" imaginaires et vous vous retrouvez craintif et radieux, tremblant d'émotion irrésistible et terrassé de bonheur inexplicable.
 En touchant au port étincelant de lumière bleutée, j'ai eu la sensation de revenir chez moi, dans l'île qui me hante depuis l'enfance, celle dont ma mémoire antérieure garde la vision furtive et  entêtante à la fois.
Mais, l'heure n'était pas aux attendrissements. Il faut l'avouer, débarquer alourdie de sacs, aveuglée de lumière violente, bousculée par la foule tumultueuse s'entassant devant le funiculaire ou s'arrachant les rares taxis, m'a donné la lâche envie de remonter à bord !
J'avais peut-être vécu à Capri il y a des siècles, autour de moi, on s'en moquait bien.
Avant de succomber à une crise de nerfs, il me fallait acheter un billet pour accéder aux wagons hissant les envahisseurs déchaînés vers le village.
Toutes les boutiques du port regorgent de colliers de corail et de chapeaux de paille, une seule a l'obligeance de fournir les malheureux voyageurs en précieux bouts de papier ouvrant les portes du funiculaire, des bus et des promenades en mer.
Refoulant sa réserve face à une inconnue, adversité oblige, un  respectable couple britannique fort inquiet me suivit dans cette quête angoissée.  J'étais perdue et j'avais charge d'âme, jugez de mon trouble !
Dix secondes d'angoisse et nous butâmes dans la bonne file ! Mon viatique en poche, je fendis à nouveau les cohortes nordiques en  bredouillant quelques bribes d'italiens.
A Naples, à Capri, à Sorrente, parler Anglais sonne triste à mourir !
 Au contraire, les efforts pour s'exprimer, même de façon barbare, en Italien attirent sourires et sympathie.La langue de Dante s'écoule gracieuse et vivace en rythmant l'amour de la vie et la vigueur des sentiments ! l'on découvre aussitôt que les gens de Campanie ont un coeur aussi  chaud et un esprit aussi humaniste que leur pays rayonnant de splendeurs de toute sorte.
Essoufflée, une fois  à  la gare, je sombrai en plein ridicule: frappée de  sottise subite, je ne comprenais plus qui faire du maudit ticket; devais-je le montrer, le donner en pâture à la machine, et dans quel sens au juste ? J'appuyais, je triturai , je souffrais,  rien ne se passait, le funiculaire ne voulait pas de moi, un décret du destin impitoyable, une malédiction surgie de l'Antiquité !
"Signora bellissima, vous avez l'air fatiguée, " cria quelqu'un, on me poussa gentiment, une main se saisit du billet infernal, le miracle eut lieu, la voie du funiculaire s'ouvrit, j'étais sauvée et pardonnée, Capri voulait de moi !
Le funiculaire est un charmant mode de locomotion évoquant l'époque des voyageurs avides de découvertes artistiques et noble culture antique, qui se reposaient de la fiévreuse beauté  napolitaine chez Gambrinus, le Café des heureux oisifs,  à côté du théâtre San Carlo tant aimé de Stendhal.
Celui de Capri grimpe à une allure infernale entre les orangers avant de vous déposer en enfer ! Autrement dit sur une Piazetta cernée de ruelles étroites, de corridors blancs où éclatent les feux insolents de joyaux insensés .
Broderies d'or, étincelles de diamants, jardins d'émeraudes, turquoise charriant le bleu de cette mer d'Italie qui resplendit en bas de ce monde incongru ...
Ma chimère antique se métamorphosait en caverne de pirates ! et toujours cette foule qui se plaquait aux vitrines comme  d'innombrables affamés cherchant les miettes d'un festin somptueux !
Serait-ce une plaisanterie ? Mon île existait-telle encore ? Aurait-elle glissée d'un seul coup au fond des récits anciens ?
J'avais rendez-vous via Matermania, , une rue placée sous l'égide de la "grande mère", déesse protectrice surgie de la nuit du monde. Depuis deux mille ans,  la Vierge Marie,  installée à sa place au sein des petits oratoires semés en chemin, veille au bonheur des fervents habitants d'un Capri qui émergeait  peu à peu sous mes pas hasardeux.
La Via Matermania grimpe sec, quelle importance !
Vous montez l'esprit envoûté, l'humeur exaltée, le pas léger, entre les haies enlacées de jasmin ou de chèvrefeuille, les vignes  sages, les plants de tomates impeccables, les bougainvillées  échevelés  et les roses en buissons robustes. Un escalier de pierre, une allée pavée de lave grise, et je trouvai ma famille sur une terrasse abritée par un abricotier.
Autour de nous, de rondes maisons, des manoirs trapus, des balcons et la mer d'un bleu incomparable, le bleu légendaire de la mer d'Ulysse, le bleu de l'oubli et de la poésie pure....
La maison était coupée en deux, le mobilier digne en tout point d'un soldat de Sparte, la vue si ravissante que dormir à même le sol nous eût semblé un délice ! aucun confort, aucun luxe, Capri possède plusieurs vocations, les séjours de poètes en font partie ....
A peine plus haut, la Via Tiberio , et l'aventure vers  les ruines éparpillées parmi les taillis et bois sauvages de la Villa Jovis, un des palais romains qui servaient de villégiature accrochées à la falaise aux empereurs Auguste et Tibère. Auguste le mécène, le protecteur de Virgile, Tibère le redoutable, l'odieux, le cruel ..
.Comment résister ?  La Via Tiberio  est une passerelle ensorcelée; elle débute par l'adorable église de San Michele, sanctuaire d'une élégance spirituelle où une paix infinie descend sur vous, où la prière nourrit votre coeur sans que vous y pensiez ...
Ensuite, des jardins parfaits, des maisons, cossues, agrémentées de pergolas, de treilles, de colonnes,   une école à la façade soignée avec des enfants saluant leur récréation à grands cris joyeux; et encore des passants  souriants et curieux qui s'arrêtent et nous rendent notre "Buon giorno" timide.
Questions et commentaires enthousiastes fusent; qui sommes-nous ? " Ah ! Français ! la Signora a l'air italienne pourtant ! et le fils aussi ! et vous parlez l'italien ? Vous avez l'air d'aimer Capri ! Allez plus loin, il y a un jardin à voir, ce sont des amis, vous avez faim ? Demandez leur une salade de tomates de leur potager, mais, ce soir, la meilleure table c'est juste là, à cinq minutes, ne vous trompez pas !"
Voici une pancarte précisant l'entrée d'un jardin, deux grands-pères se précipitent, c'est leur potager, leur chef d'oeuvre, leur enfant adoré, les plants de tomate haussent leurs tiges à l'ombre des citronniers sur la terre ratissée de frais.
Je n'ai jamais vu potager mieux tenu et je me répands en compliments tandis que mon fils annonce en usant d'un bon Italien qu'il meurt de faim !
" Asseyez-vous, on arrive tout de suite !"
Sidérés, nous obéissons sagement.
Deux assiettes débordantes de tomates et d'un énorme pavé de Mozzarella jaillissent sur la table fleurie de roses. Ce plat est est si simple et si exquis que l'idée de manger des "Pomodori "nous obsédera au point de devenir des familiers d "Il Giardino" et de ses jardiniers sentimentaux, à un charmant détour de la Via Tiberio.
Au fur et à mesure que nous déambulons graves , bavards, songeurs, sur la Via pavée de roches aux arrêtes rugueuses, le paysage prend son envol, de vastes parcs en bataille rompent l'image suave des jardinets tranquilles. Une vallée entrecoupée de prairies et de domaines annoncés par de massives colonnes supportant des treilles odorantes , masque la montagne de Tibère.soudain notre époque s'entrechoque avec une infiniment plus lointaine, nous baissons la voix en faisant ensemble la même remarque :
 "L'île est différente, on se croirait dans un passage d'Homère..."
C'est vrai, cela pourrait être Ithaque.; nouveau Télémaque et nouvelle Pénélope, nous grimpons vers le manoir d'Ulysse à la fin d'un beau jour.
Notre périple tourne court devant les marches menant à un jardin en terrasse, des murs en briques et pierre nous entourent, une chèvre au pelage de miel  nous fixe, hautaine, avant de nous tourner le dos. Sommes-nous  à ce point insignifiants ?
 On nous octroie aimablement le droit de nous promener jusqu'à la tombée du soir. Nous voilà seuls, errant en silence, des grottes creusées à même la roche aux salles gigantesques d'un palais arrogant. Le vent passe en rafales en haut du terrifiant promontoire, la mer nous nargue de son bleu irréel, la nuit voit-elle se lever les silhouettes des patriciens, des esclaves, des compagnons de l'empereur cruel et farouche qui s'enferma en ses mystérieux manoirs insulaires en pensant y purifier son âme malade ?
Notre promenade incantatoire s'éternise, puis des appels trouent le voile du temps, le gardien nous hèle en agitant les bras comme si notre vie était en danger, c'est presque le cas, le soir tombe et nous courrons le risque de choir du haut du "Saut de Tibère", sans aucun espoir !
Le royaume des ombres s'étiole, la Villa de Tibère se ferme, nous garderons toujours le souvenir de cette lente descente vers l'Antiquité...
Un peu plus tard, en sens inverse, l'heureux propriétaire de la chèvre mordorée nous barre le passage, c'est le moment sacré de la conversation vespérale, deux Français tombent du ciel au milieu de cette solitude, les Dieux sont avec lui !
Un torrent fougueux de paroles extrêmement agréables à entendre s'écoule de sa bouche intarissable, une interrogation me saisit au vol, je pense avoir compris, le brave homme espère que j'aime Capri.
 Je lève des yeux extasiés et m'écrie ;
"Si !Si !"
Le berger est au comble du bonheur !
A demain, bien sûr !
Sur le chemin du retour, mon fils vitupère et me gronde: le berger m'a demandé si je voulais un mari de Capri et j'ai dit oui ! quelle étourdie !
 Mon coeur  reste pour le moment sur le belvédère d'Anacapri,
à côté du sphinx de granit rose, muet confident du très étrange et très bon Axel Munthe....

Une lettre de Stendhal avant celle que je vous enverrai bientôt de Naples :

"Je recommencerai mon voyage....c'est l'âme qui a gagné. La vieillesse morale est reculée pour moi de dix ans. J'ai senti la possibilité d'un nouveau bonheur. Tous les ressorts de mon âme ont été nourris et fortifiés; je me sens rajeuni . Les gens secs ne peuvent plus rien pour moi : je connais la terre où l'on respire cet air céleste dont ils nient l'existence. Je suis de fer pour eux ."

Rendez-vous à Naples!

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse


 Capri au printemps: Marina Grande dans la douceur d'un matin bleuté
Crédit photo: Vicomte V. de La Panouse

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