La
comtesse de Flahaut à Lord Windham
31
août 1783
Vieux
Louvre
Paris
Mylord,
que
vous êtes aimable de vous soucier de ma santé, de compatir à mes
malheurs futurs et de me proposer la panacée par excellence à tous
les maux qui se puissent envisager: un séjour dans cette joyeuse
ville de Bath!
Vous voyez juste, je raffole de l'effervescence de ces
villégiatures aux sources charriant leurs bienfaits depuis les
entrailles de la terre... Quel plaisir d'y émietter son temps à
mille commérages, dix mille flirts, cent mille sottises,,,
Je
ne courrais aucun risque car votre bras secourable de parfait
cavalier anglais serait mon soutien enviable, et de surcroît envié de tout ce que
compte votre royaume de jeunes filles aux yeux clairs, et de jeunes
femmes aux visages pâles!
Hélas,
mylord, j'ai beau vous aimer de tout cœur, la perspective de
composer avec l'ire de monsieur de Talleyrand et, encore davantage, avec l'étonnement
chagriné de monsieur mon époux à l'idée de me voir échanger notre canicule contre
votre délicieuse pluie d'été, m'épouvante à un point indicible.
Ne me traitez point de Française écervelée, ne me tournez point le
dos comme à une capricieuse se jouant de ses aimables cavaliers! je
ne suis point dans l'état d'esprit qu'il vous faut, mais croyez en
mon attachement dont on est fort agacé ici.
Quand, un jour proche ou lointain, une rupture brutale rompra mon
rêve de « mariage de coeur » avec cet ami incorrigible,
je songerai à une cure salvatrice .
Pourquoi
ne choisirais-je de reposer ma personne meurtrie à Bath? Vous aurez
ainsi la joie de maudire celui qui se sera lassé, car il se lasse de
tout, je le sais.
Savez-vous qu'il a eu l'outrecuidance de s'écrier
il y a peu :
« Madame,
le plus beau moment, c'est lorsque l'on monte l'escalier!»
Ciel!
Cela ne sent-il son goujat? J'ai préféré m'esclaffer comme si ce
mot par trop aiguisé ne rentrait en moi à la façon d'une flèche
empoisonnée .N'est-ce le meilleur moyen de rabattre sa superbe
à un insolent ?
Mylord, plaignez-moi, pardonnez-moi, et, qui sait, espérez-moi,,,
Votre
servante,
Adélaïde
La
comtesse de Flahaut à Charles-Maurice de Talleyrand
Vieux
Louvre
Paris
31
août 1783
Monsieur
mon ami,
Votre
« escalier » vous inspirera-t-il le bonheur ce soir ?
« Souvent
femme varie, bien fol qui s'y fie », mon ami,savez-vous quels
sont mes goûts ?
N'avez-vous saisi à quel point l'ordre
m'épouvante, la vie réglée comme une horloge de l'austère Genève
me tue, la fantaisie me guide, l'inattendu me fascine ?
Je suis
une vagabonde de cœur et d'âme que seule son impécuniosité
enchaîne au logis ! Peut-être serais-je au regret de vous
adresser un poignant adieu, non pour la vie, calmez vos craintes,
mais pour quelques semaines.
A
moins que vous ne m'écoutiez un peu ...Je vous entends déjà ,
voilà ce que vous allez répondre :
«Veuillez
me faire la grâce de vous expliquer, madame, vous me blessez en
vérité, seriez-vous soudain prête à gagner le camps anglais ?
Quel adieu aussi sec que la Seine mortifiée de canicule !
Votre époux vous mande-t-il en Languedoc, madame ?
Or,
cette province ne vous rapprocherait-elle des Pyrénées où nous
avions convenus d'une plaisante promenade sous l'égide de cet
herboriste invétéré de monsieur de La Rochefoucauld qui n'aime
aucune fleur s'il ne l'orne d'un nom latin et aucun arbre s'il ne
clame son nom grec ?
Devons-nous
renoncer à enjamber les gaves, humer l'air salubre, imiter saint
Rousseau dans ses divagations rustiques ? Et ignorer les
refuges montagnards propices aux enivrements interdits ? »
Eh
oui, monsieur mon ami !
Je
n'ai point le cœur ravi par le spectacle des prairies brûlées de
soleil, et ne parle point le langage ni des bergers ni des moutons.
Herboriser m'ennuie à pleurer autant que les délices du lait frais
et des eaux aigres que l'on vous déclare excellentes mais qui vous
procurent de saumâtres nausées.
Monsieur
mon ami, si vous m'avez aimé ces derniers mois, et si vous m'aimez
encore, cessez de plonger dans les curieux abysses de ces cercles où
l'on se plaît à attiser votre ambition.
Vous
coifferez la mitre, ce n'est qu'une question d'opiniâtreté et de
patience.
En serez-vous si heureux ? Je laisse cette question à votre
appréciation !
L'unique que je vous pose tient en deux mots ;
Madame
d'Albany, toujours des plus compatissantes envers une amie d'enfance, nous a obtenu à toutes deux un logis, qui
semble bien assez vaste pour contenir votre personne, en un palazzo
de Naples. Naples ! Vous imaginez-vous ce miracle ? Le
Naples des peintres Guiseppe Bonito, et ce turbulent, ce sombre
Salvatore Rosa! le Naples des brigands, des palais,
des musiciens, des philosophes en haillons, le Naples ancré dans la
plus belle baie du monde !
Monsieur mon ami, je suis dans un état indescriptible, je vais voir
Naples et vivre !
Mais comment me passer de vous ? Iriez-vous jusqu'à vous passer
de moi ?
Ne
voudriez-vous connaître les feux du Vésuve en ma compagnie ?
Louise
d'Albany mènera son train (Alfieri nous fera l'honneur de mettre la
voile depuis Livourne afin de nous servir de traducteur, si vous
baragouinez l'italien aussi bien que moi, nous serons perdus aussitôt
arrivés) ; et nous le nôtre …
Vous
prendriez de la sorte congé de vos tripots, de vos étranges
spéculations et de votre réel labeur. Pourquoi mon ami, l'agent
général qui vous épaule, ce abbé de Boisgelin si paresseux,
n'irait-il à votre place en province ? N'est-ce enfin son tour
d'affronter les récalcitrants naturels de nos terroirs ?
Sa
maîtresse, cette imprudente Madame de Cavanac saura ainsi restaurer
la paix conjugale en l'absence d'un amant des plus
audacieux (n'êtes-vous d'avis, mon ami, qu'il est fort
imprudent de prendre un abbé en guise d'amant?).
Monsieur
de Flahaut, à ce propos, toujours embarrassé par son héritage qui
recule au lieu d'avancer, m'a autorisé à voyager. Je saurais être
d'une discrétion qui respectera son honneur …
Je
me souviens que votre frère, l'estimable baron de Talleyrand, qui, à
votre instar, sans doute une manie de famille, préfère
l'escalier d'une maison à ses habitants, nous a fait le vif éloge
de celui du palais de Caserte, un mirobolant ouvrage où vous auriez
quelque douceur à monter !
Songez
à cette effervescence d'un peuple fantasque et exubérant, à cette
ville bordant une mer si bleue, à ces beaux palais, chefs d'oeuvre
qui vous guérissent de la misanthropie, à la petite montagne du
Pausilipe portant ses jardin d'orangers, à ce volcan échauffant les
esprits des joueurs de « palla » ! et, je vous en
conjure, laissez monsieur de la Rochefoucauld emplir sa besace
d'herbes volées aux bonnes vaches, et s'essayer à trousser quelque
rude bergère qui saura décocher un coup de sabot à ce
savant !
Un
billet, monsieur, mon ami, juste un mot de votre main, approuvant
cette neuve Odyssée, et vous feriez de moi la créature la plus
radieuse du monde.
Je
vous aime plus que je ne devrais,
Adélaïde
Monsieur
de Talleyrand à la comtesse de Flahaut
Le
même jour
Paris
Madame
et ma chère amie,
En
vérité, que puis-je vous dire ?
Vous
refusez « l'Anglais », j'en suis bien aise, vous
refusez de flattez monsieur de La Rochefoucauld qui m'est fort
obligeant et des plus utiles en ce moment, j'en suis fort étonné.
Vous
m'imposez un choix, votre caprice napolitain l'emporte sur toute autre considération.
Vous
bouleversez mes plans, vous maniez l'ironie, vous êtes malicieuse
comme une enfant et entêtée comme vos mules napolitaines !
Madame,
comme vous y allez avec un homme qui ne conçoit point que sa
maîtresse gouverne ses projets ! Je vous pardonne car cette
impétueuse humeur secoue la poussière étourdissant Paris en cette
fin d'été. Vous partez à Naples demain , tout de suite, dans cinq
minutes ?
Partez,
mon amie, écrivez-moi, je vous promets, moi qui abhorre les
promesses, que je m'embarquerai à Marseille au plus tôt. Souffrez que j'en termine avec quelques fâcheux, que je présente
une histoire arrangée à la diable à monsieur de La Rochefoucauld
dont l'amour-propre ne peut connaître de blessures, et que je
remplisse mes poches dans ces affreux endroits que vous détestez de
toute votre charmante naïveté au Palais-Royal.
Ma
tendre amie, je vous saurais gré de vous extirpez de vos délicats
nuages, vous doutiez-vous que l'on ne voyage point sans écus
durement gagnés dans la moite atmosphère des tripots ?
Rendez-vous
à Naples, mon amie, je gronde, je sermonne, je vous rudoie, c'est
que vous m'enlevez malgré moi, cela ne se fait point sans humeur !
Vous
êtes une extravagante, une âme d'enfant, une curieuse des grands
chemins, vous ne redoutez ni les brigands, ni l'inconfort des
auberges rances, ni la faim ni l'inconnu hostile,vous riez
sous l'averse, ne songeriez-vous à rejoindre un bandit qui vous
entraînerait au grand galop à la poursuite de voyageurs à
rançonner d'importance ?
Allez,
Madame, on ne lutte point contre vous, nous irons invoquer les dieux
disparus à Paestum,
je
gage qu'ils nous écouteront d'une oreille bienveillante...
Mes
amitiés à madame d'Albany,
mille tendresses de votre serviteur,
Charles-Maurice
Adélaïde
de Flahaut à Louise d'Albany
Port
de Marseille
le six août 1783
Ma
chère amie,
je
suis rompue, moulue, exsangue, sale comme un garçon d'écurie, mais
ravie à en danser sur la passerelle de ce bateau qui sera peut-être
pris dans un naufrage demain !
Monsieur
de Talleyrand a vu juste comme à l'accoutumée : le voyage et
moi sommes deux complices marchant la main dans la main ; toutefois, j'aurai un mal infini à me priver de mon indépendant ami.
Viendra-t-ilcet admirable Charles-Maurice,se lancer, avec son panache de gentilhomme que rien n'impressionne, sur les merveilles de Naples ?
Monsieur
d'Alfieri, qui vous aime en amant de l'ancienne école, quand il
donne sa parole la tiendra jusqu'à la mort . Vous êtes assuré
de le retrouver en ce palais du vico Capelle Vecchia où votre ami
l'ambassadeur Hamilton amoureux de ses vases antiques nous prodiguera
son hospitalité britannique. Monsieur de Talleyrand est un homme
extraordinaire : il a non point une mais cent paroles et vous
glisse entre les doigts sans quitter son masque énigmatique.
Je
laisse au hasard et,qui sait, au sentiment assez incertain que mes
charmes lui inspirent, le bonheur de sa venue en ce Naples vers
lequel je mets la voile sur une mer au calme trompeur !
Je
vous embrasse de tout cœur, vous êtes plus qu'une amie : une
providence !
Adélaïde
ou Nathalie-Alix de La Panouse
ou Nathalie-Alix de La Panouse
![]() |
| Baie de Naples, 1791 par Giovanni Battista Lusieri (the Paul J Getty Museum, Los Angeles) |

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