vendredi 18 mai 2018

L'art des vacances en 1783 :"Les amants du Louvre"chapitre VI


La comtesse de Flahaut à Lord Windham

31 août 1783
Vieux Louvre
Paris

Mylord,
que vous êtes aimable de vous soucier de ma santé, de compatir à mes malheurs futurs et de me proposer la panacée par excellence à tous les maux qui se puissent envisager: un séjour dans cette joyeuse ville de Bath! 
Vous voyez juste, je raffole de l'effervescence de ces villégiatures aux sources charriant leurs bienfaits depuis les entrailles de la terre... Quel plaisir d'y émietter son temps à mille commérages, dix mille flirts, cent mille sottises,,,
Je ne courrais aucun risque car votre bras secourable de parfait cavalier anglais serait mon soutien enviable, et de surcroît envié de tout ce que compte votre royaume de jeunes filles aux yeux clairs, et de jeunes femmes aux visages pâles!
Hélas, mylord, j'ai beau vous aimer de tout cœur, la perspective de composer avec l'ire de monsieur de Talleyrand et, encore davantage, avec l'étonnement chagriné de monsieur mon époux à l'idée de me voir échanger notre canicule contre votre délicieuse pluie d'été, m'épouvante à un point indicible.
Ne me traitez point de Française écervelée, ne me tournez point le dos comme à une capricieuse se jouant de ses aimables cavaliers! je ne suis point dans l'état d'esprit qu'il vous faut, mais croyez en mon attachement dont on est fort agacé ici.
Quand, un jour proche ou lointain, une rupture brutale rompra mon rêve de « mariage de coeur » avec cet ami incorrigible, je songerai à une cure salvatrice .
Pourquoi ne choisirais-je de reposer ma personne meurtrie à Bath? Vous aurez ainsi la joie de maudire celui qui se sera lassé, car il se lasse de tout, je le sais.
 Savez-vous qu'il a eu l'outrecuidance de s'écrier il y a peu :
« Madame, le plus beau moment, c'est lorsque l'on monte l'escalier!»
Ciel! Cela ne sent-il son goujat? J'ai préféré m'esclaffer comme si ce mot par trop aiguisé ne rentrait en moi à la façon d'une flèche empoisonnée .N'est-ce le meilleur moyen de rabattre sa superbe à un insolent ?
Mylord, plaignez-moi, pardonnez-moi, et, qui sait, espérez-moi,,,

Votre servante,

Adélaïde


La comtesse de Flahaut à Charles-Maurice de Talleyrand
Vieux Louvre
Paris
31 août 1783

Monsieur mon ami,

Votre « escalier » vous inspirera-t-il le bonheur ce soir ? 
« Souvent femme varie, bien fol qui s'y fie », mon ami,savez-vous quels sont mes goûts ?
N'avez-vous saisi à quel point l'ordre m'épouvante, la vie réglée comme une horloge de l'austère Genève me tue, la fantaisie me guide, l'inattendu me fascine ?
Je suis une vagabonde de cœur et d'âme que seule son impécuniosité enchaîne au logis ! Peut-être serais-je au regret de vous adresser un poignant adieu, non pour la vie, calmez vos craintes, mais pour quelques semaines.
A moins que vous ne m'écoutiez un peu ...Je vous entends déjà , voilà ce que vous allez répondre :
«Veuillez me faire la grâce de vous expliquer, madame, vous me blessez en vérité, seriez-vous soudain prête à gagner le camps anglais ? Quel adieu aussi sec que la Seine mortifiée de canicule ! Votre époux vous mande-t-il en Languedoc, madame ?
Or, cette province ne vous rapprocherait-elle des Pyrénées où nous avions convenus d'une plaisante promenade sous l'égide de cet herboriste invétéré de monsieur de La Rochefoucauld qui n'aime aucune fleur s'il ne l'orne d'un nom latin et aucun arbre s'il ne clame son nom grec ?
Devons-nous renoncer à enjamber les gaves, humer l'air salubre, imiter saint Rousseau dans ses divagations rustiques ? Et ignorer les refuges montagnards propices aux enivrements interdits ? »
Eh oui, monsieur mon ami !
Je n'ai point le cœur ravi par le spectacle des prairies brûlées de soleil, et ne parle point le langage ni des bergers ni des moutons. Herboriser m'ennuie à pleurer autant que les délices du lait frais et des eaux aigres que l'on vous déclare excellentes mais qui vous procurent de saumâtres nausées.
Monsieur mon ami, si vous m'avez aimé ces derniers mois, et si vous m'aimez encore, cessez de plonger dans les curieux abysses de ces cercles où l'on se plaît à attiser votre ambition.
Vous coifferez la mitre, ce n'est qu'une question d'opiniâtreté et de patience.
En serez-vous si heureux ? Je laisse cette question à votre appréciation !
L'unique que je vous pose tient en deux mots ;
Madame d'Albany, toujours des plus compatissantes envers une amie d'enfance, nous a obtenu à toutes deux un logis, qui semble bien assez vaste pour contenir votre personne, en un palazzo de Naples. Naples ! Vous imaginez-vous ce miracle ? Le Naples des peintres Guiseppe Bonito, et ce turbulent, ce sombre Salvatore Rosa! le Naples des brigands, des palais, des musiciens, des philosophes en haillons, le Naples ancré dans la plus belle baie du monde !
Monsieur mon ami, je suis dans un état indescriptible, je vais voir Naples et vivre !
Mais comment me passer de vous ? Iriez-vous jusqu'à vous passer de moi ?
Ne voudriez-vous connaître les feux du Vésuve en ma compagnie ?
Louise d'Albany mènera son train (Alfieri nous fera l'honneur de mettre la voile depuis Livourne afin de nous servir de traducteur, si vous baragouinez l'italien aussi bien que moi, nous serons perdus aussitôt arrivés) ; et nous le nôtre …
Vous prendriez de la sorte congé de vos tripots, de vos étranges spéculations et de votre réel labeur. Pourquoi mon ami, l'agent général qui vous épaule, ce abbé de Boisgelin si paresseux, n'irait-il à votre place en province ? N'est-ce enfin son tour d'affronter les récalcitrants naturels de nos terroirs ?
Sa maîtresse, cette imprudente Madame de Cavanac saura ainsi restaurer la paix conjugale en l'absence d'un amant des plus audacieux (n'êtes-vous d'avis, mon ami, qu'il est fort imprudent de prendre un abbé en guise d'amant?).
Monsieur de Flahaut, à ce propos, toujours embarrassé par son héritage qui recule au lieu d'avancer, m'a autorisé à voyager. Je saurais être d'une discrétion qui respectera son honneur …
Je me souviens que votre frère, l'estimable baron de Talleyrand, qui, à votre instar, sans doute une manie de famille, préfère l'escalier d'une maison à ses habitants, nous a fait le vif éloge de celui du palais de Caserte, un mirobolant ouvrage où vous auriez quelque douceur à monter !
Songez à cette effervescence d'un peuple fantasque et exubérant, à cette ville bordant une mer si bleue, à ces beaux palais, chefs d'oeuvre qui vous guérissent de la misanthropie, à la petite montagne du Pausilipe portant ses jardin d'orangers, à ce volcan échauffant les esprits des joueurs de « palla » ! et, je vous en conjure, laissez monsieur de la Rochefoucauld emplir sa besace d'herbes volées aux bonnes vaches, et s'essayer à trousser quelque rude bergère qui saura décocher un coup de sabot à ce savant !
Un billet, monsieur, mon ami, juste un mot de votre main, approuvant cette neuve Odyssée, et vous feriez de moi la créature la plus radieuse du monde.

Je vous aime plus que je ne devrais,

Adélaïde

Monsieur de Talleyrand à la comtesse de Flahaut
Le même jour
Paris

Madame et ma chère amie,

En vérité, que puis-je vous dire ?
Vous refusez « l'Anglais », j'en suis bien aise, vous refusez de flattez monsieur de La Rochefoucauld qui m'est fort obligeant et des plus utiles en ce moment, j'en suis fort étonné.
Vous m'imposez un choix, votre caprice napolitain l'emporte sur toute autre considération.
Vous bouleversez mes plans, vous maniez l'ironie, vous êtes malicieuse comme une enfant et entêtée comme vos mules napolitaines !
Madame, comme vous y allez avec un homme qui ne conçoit point que sa maîtresse gouverne ses projets ! Je vous pardonne car cette impétueuse humeur secoue la poussière étourdissant Paris en cette fin d'été. Vous partez à Naples demain , tout de suite, dans cinq minutes ?
Partez, mon amie, écrivez-moi, je vous promets, moi qui abhorre les promesses, que je m'embarquerai à Marseille au plus tôt. Souffrez que j'en termine avec quelques fâcheux, que je présente une histoire arrangée à la diable à monsieur de La Rochefoucauld dont l'amour-propre ne peut connaître de blessures, et que je remplisse mes poches dans ces affreux endroits que vous détestez de toute votre charmante naïveté au Palais-Royal.
Ma tendre amie, je vous saurais gré de vous extirpez de vos délicats nuages, vous doutiez-vous que l'on ne voyage point sans écus durement gagnés dans la moite atmosphère des tripots ?
Rendez-vous à Naples, mon amie, je gronde, je sermonne, je vous rudoie, c'est que vous m'enlevez malgré moi, cela ne se fait point sans humeur !
Vous êtes une extravagante, une âme d'enfant, une curieuse des grands chemins, vous ne redoutez ni les brigands, ni l'inconfort des auberges rances, ni la faim ni l'inconnu hostile,vous riez sous l'averse, ne songeriez-vous à rejoindre un bandit qui vous entraînerait au grand galop à la poursuite de voyageurs à rançonner d'importance ?
Allez, Madame, on ne lutte point contre vous, nous irons invoquer les dieux disparus à Paestum,
je gage qu'ils nous écouteront d'une oreille bienveillante...

Mes amitiés à madame d'Albany,
mille tendresses de votre serviteur,

Charles-Maurice

Adélaïde de Flahaut à Louise d'Albany
Port de Marseille
le six août 1783

Ma chère amie,
je suis rompue, moulue, exsangue, sale comme un garçon d'écurie, mais ravie à en danser sur la passerelle de ce bateau qui sera peut-être pris dans un naufrage demain !
Monsieur de Talleyrand a vu juste comme à l'accoutumée : le voyage et moi sommes deux complices marchant la main dans la main ; toutefois, j'aurai un mal infini à me priver de mon indépendant ami.
Viendra-t-ilcet admirable Charles-Maurice,se lancer, avec son panache de gentilhomme que rien n'impressionne, sur les merveilles de Naples ?
Monsieur d'Alfieri, qui vous aime en amant de l'ancienne école, quand il donne sa parole la tiendra jusqu'à la mort . Vous êtes assuré de le retrouver en ce palais du vico Capelle Vecchia où votre ami l'ambassadeur Hamilton amoureux de ses vases antiques nous prodiguera son hospitalité britannique. Monsieur de Talleyrand est un homme extraordinaire : il a non point une mais cent paroles et vous glisse entre les doigts sans quitter son masque énigmatique.
Je laisse au hasard et,qui sait, au sentiment assez incertain que mes charmes lui inspirent, le bonheur de sa venue en ce Naples vers lequel je mets la voile sur une mer au calme trompeur !

Je vous embrasse de tout cœur, vous êtes plus qu'une amie : une providence !

Adélaïde


ou Nathalie-Alix de La Panouse
Baie de Naples, 1791 par Giovanni Battista Lusieri (the Paul J Getty Museum, Los Angeles)

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