vendredi 11 mai 2018

L'amour à Paris !" Les amants du Louvre", chap V




Adélaïde de Flahaut à Louise d'Albany,
20 août 1783,
Vieux Louvre,

Ma très chère amie,

Vous me priez de me répandre en nouvelles, auriez-vous oublié l'ennui de Paris en août?
En votre campagne genevoise, vous cultivez votre humeur mélancolique à la suite du départ dans son Italie de votre tendre ami; ce prodige,cet ange, cette merveille; enfin ce monsieur d'Alfieri qui semble être pour vous la lune et le soleil.Vous vous lamentez, vous êtes une princesse enfermée en sa tour qui guette le messager de son bien-aimé.
Ma bonne Louise, respirez l'air pur et souriez au lac.
Paris ne vous consolerait guère!
On y entendrait un chat marcher en plein jour tant ses habitants se calfeutrent le jour et disparaissent en des lieux secrets,la nuit.
Monsieur de Talleyrand voit ses affaires endormies comme la ville.
Versailles est désert, la reine ne tient plus sa cour qu'à Trianon et n'y admet que son cercle intime où le comte de Fersen règnerait plus que le roi: c'est ce que m'assure Monsieur de Talleyrand qui a des oreilles partout.Le roi baille et le royaume frémit."Bientôt, me chuchote, d'un ton si lugubre que j'hésite entre le rire ou les pleurs, Monsieur de Talleyrand, un ouragan fatal se lèvera".
Cet homme si amateur de plaisanteries aime les mauvais augures et ne cesse de m'annoncer la fin du monde !
Je crois surtout en l'orage qui s'abattra sur le Vieux Louvre ce soir. La chaleur augmente et pèse comme un manteau de plomb: je n'ai pas eu le cœur d'envoyer Eulalie quérir quelques victuailles ce matin, et l'ai même suppliée de finir la canicule sous les bocages de sa Normandie.La pauvre enfant! elle se traîne en soupirant toute suante, ce spectacle est trop misérable: je la pousse demain de gré ou de force dans la diligence de Bayeux,
Monsieur de Flahaut est mandé en Roussillon, une région insalubre, inondée de moustiques et parsemée d'étangs marécageux, une plaine battue d'un vent puissant, afin de régler le legs d'une parente qu'il n'a pas vue depuis l'enfance.
Le voici donc fin prêt à affronter les répugnantes auberges du Languedoc, je ne le suivrai certes pas dans cette aventure dont je souhaite qu'il revienne sans grands dommages de corps et d'âme!
Mon point au côté me fournit une excuse des plus franches, grâce au Ciel, mon époux n'aime rien tant que la bonne santé et ne se soucie point d'endurer gémissements et soupirs sur une si longue route.
Voilà où cela vous mène de grimper cent-soixante marches bien glissantes, bien usées, dix fois le jour...
Comment ne point éprouver autant de confusion que de reconnaissance en songeant au mal que s'infligent mes visiteurs!
Vous devinez quel est celui qui mérite ma gratitude infinie. C'est un infortuné qui gagne ainsi sa bonne fortune, notre ami Charles-Maurice né sous une bonne étoile...comme je l'envie et comme j'ai envie de l'imiter, goûtons aux plaisirs du moment, et soyons heureux des présents du destin !
Une ombre de solitude me reposera d'ailleurs des derniers événements de ma vie.
 C'est un bienfait que redoute le commun des mortels, pour moi au contraire, c'est une main amicale qui apaise mes tourments.
En cela, je suis fort éloignée de l'humeur réelle de Monsieur de Talleyrand !
Sa manie de solitude affichée comme un masque sur son visage souvent impassible, cache une pose d'homme d'esprit, ou le calcul d'habiles stratagèmes visant à assouvir son ambition.
En vérité, son âme ne respire que par un indépendance forcenée, un égoïsme singulier qui l'incline à se considérer comme un point fixe vers lequel nous convergeons en serviteurs soumis.
Pourquoi lui suis-je à ce point attachée, mon Dieu?
Il pétille de mots à se tordre de rire, invente des romans, se moque sans sourciller, transforme une promenade en mémorable Odyssée, une conversation en révolution, une femme amoureuse en son esclave dévouée, une table de jeu en son propre triomphe.
Son génie est d'obtenir absolument tout ce qu'il désire de la vie: saviez-vous qu'il s'évertue à remuer Paris et Versailles afin de coiffer la mitre?
Vais-je devenir l'amante d'un évêque? J'en tremble à l'avance!
Oui, cet homme vous jette un sort, je ne m'appartiens plus, mon cœur bat à se rompre à chaque fois que je l'entends monter l'escalier.
Si d'aventure, il a du retard, je meurs à petit-feu, m'imagine mille tragédies, mille rivales, (j'en devine vaguement certaines), un accident de carrosse en quittant Versailles, une querelle avec une de ces têtes échauffées de ces confréries bizarres qu'il s'oblige de rejoindre.
Ces Francs-Maçons par exemple ne me plaisent guère...
Chère Louise, vous qui avez eu l'audace d'annoncer, voici trois ans,au monde entier vos amours avec votre cavalier piémontais, ce chevalier d'Homère qui vous guérît du désespoir où vous laissa votre époux prétendant à un trône pour lequel il sacrifia tant de héros naïfs, vous ne voyez en mon ami de Périgord qu'un insolent doublé d'un arriviste
Que vous montrez de cruauté! Et de mauvaise foi!
Allons, mon amie, Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord n'est point le monstre que les victimes de ses mots d'esprit redoutent! je m'entête à voir en lui un homme qui dérobe sa bienveillance comme un secret ou un trésor.
Vous me jugez en enfant sentimentale cherchant une revanche sur un mariage de convenances.
Ne saisissez-vous la profondeur de mes sentiments?
J'aime  plus que de raison.
Quand on aime de la sorte, on pardonne sans efforts, l'autre est une partie de votre cœur...
Quel remède existe-t-il contre un amour extrême ? Aucun en vérité, alors autant en prendre son parti !
Enfin, je ne vois nul être vivant en ce Paris étouffé de canicule, hormis Monsieur de Talleyrand , mon chevalier du soir dont la compagnie remplit les heures au point de les rendre aussi fugaces que les secondes. Il part à l'aube et j'ai envie de m'enfermer jusqu'à son retour.
Quel rôle tiré d'Homère que j'apprécie tant de relire !
Je croyais éprouver de la pitié envers la reine Pénélope et me voici celle de Monsieur de Talleyrand! Sans la ressource d'un métier à tisser dont je serais bien en peine de me servir.
Quant aux prétendants, hélas, ils séjournent sur leurs terres ou, jaloux sans oser l'avouer, me boudent au lieu de tenter de me conquérir!
Alors que Paris regorge de Circé et Calypso guettant Monsieur de Talleyrand...
Chaque jour d'ailleurs, en descendant prendre une incertaine fraîcheur dans les cours et couloirs de notre vieux Louvre, je me heurte à la bondissante Madame Lebrun qui, défiant les étourdissements, insensible à la température mortelle, court en tout sens du Louvre au Palais -Royal.
 On jurerait que le ciel lui est tombé sur le chef: c'est-là l'unique femme de son état de peintre à avoir enlevé au printemps dernier l'entrée au sein de notre très corsetée Académie Royale!
 Du coup, sa fierté de peintre de la reine efface sa réserve si distinguée et embellit encore sa rare beauté. Elle hausse le ton, se pique de vous toiser, et m'a promis du bout des lèvres de trouver le temps, un jour fort lointain, de me dessiner.
L'an passé, elle me suppliait de me prêter au jeu du modèle, figurez-vous qu'elle alla jusqu'à faire l'inventaire de mes attraits à cet excellent Monsieur de Montesquieu, en lequel elle espérait un mécène! à ce moment-là,ne disait-elle à mon propos:
«L'ovale du visage est très pur, et l'opulence de sa chevelure châtain, qui semble naturellement friser sous la poudre,fait ressortir la blancheur du teint, éclairée par deux yeux bruns, les plus beaux yeux du monde.»
Maintenant, c'est une insigne faveur si l'immense artiste daigne m'esquisser d'un trait de fusain!
Quant à la reine, Madame Lebrun a métamorphosé une figure froide, une moue un peu hautaine,une bouche un peu lourde en un visage resplendissant, tout paré de lumière et frappant par un regard quasi azur d'une radieuse mélancolie.
Ainsi gardera-t-on l'image de la plus ravissante des souveraines au contraire de la plus laide: celle du portrait si commun, si figé, si manqué de ce suédois de Wertmüller, un vrai malotru au nom impossible à prononcer sauf si l'on est né dans son pays de glaces!
Or Madame Lebrun, ivre de gloire et marchant sur les plus nobles cœurs, (Vaudreuil serait à ses pieds, Madame de Polignac, qui a du goût pour lui, feindrait de l'ignorer), n'extravague-t-elle en régentant ses modèles ?
Je me demande ce que la postérité retiendra de ses portraits, ce théâtre de coiffes empesées, de rubans chiffonnés, de sourires pleins d'artifices, de minauderies et coquetteries ne reflète point nos mœurs et élégances, mais aux regards des gens des générations futures, il passera pour le miroir de notre temps...
Ah! Louise, ma très chère amie, que de bavardages décousus! 
Pardonnez ce flot incohérent!
Je vous aime de tout mon cœur, ne soyez pas jalouse de Sophie de Barbazan, vous tenez toutes deux la première place depuis le couvent.Je serais heureuse de vous rejoindre en sa ville bordée de montagnes, aux sources fraîches et aux prairies et parfumées! les Pyrénées n'enchantent-elles nos vieilles connaissances?
On s'extasie autour de moi sur le bienfait des fontaines de Bagnères-de-Luchon, Monsieur de la Live y recouvre l'entrain que nous lui envions. Heureux mortel, cousu d'or de bas en haut, qui use de la vie à sa guise...
Seul l'espoir vespéral d'écouter les plaisantes histoires de mon ami,de créer l'illusion de notre existence en ménage,de lui préparer un refuge où il puisse être lui-même et non un personnage énigmatique et roué, m'enchaîne ici.
Que j'aimerai fuir en sa compagnie, ce séjour parisien où l'air brûlant vous ôte enthousiasme et repos.
Quant à la solitude, eh bien, Louise,c'est une robe que l'on jette en son armoire le soir pour la remettre au matin...
Ma bonne amie, souffrez que je vous abandonne , l'heure de Monsieur de Talleyrand approche,je ne peux plus songer à autre chose qu'à lui..

Je vous embrasse, ma parfaite amie,

Adélaïde

Lord Windham à la comtesse de Flahaut
23 août 1783
Bath
Angleterre

Madame,

La paix est signée entre nos deux pays depuis assez de temps pour que j'ose me prévaloir de votre amitié sans risquer de vous causer quelque ennui.
Comment aurais-pu être souffrir que vous me considériez en ennemi?
Je le suis si peu que je ne tolère qu'à grand peine votre lien singulier avec un abbé qui honore plus les salles de jeu ou les lieux de débauche que votre salon.
Madame, vous vous plaignez d'être sans cesse accablée de mille reproches,je suis un tyran, un maniaque de la jalousie,ce vil sentiment, je vous fatigue, pourtant je sais que vous trouvez du bonheur à m'écrire, et peut-être en trouveriez-vous davantage à me voir.
Pourquoi endurer la canicule à Paris quand rien ne vous ordonne d'y demeurer? Votre santé fragile en pâtit, vous perdez votre éclat et votre fougue charmante, votre ami ne mérite point ce sacrifice! N'ouvrirez-vous jamais les yeux?
Vous aimez un sentiment,non un homme capable de vous entourer de sollicitude, de tendresse, de délicatesse, mais un Français mesure-t-il l'importance de ces mots? Votre cher ami les appelleraient à coup sûr billevesées!
Madame, le respect de votre belle personne m'interdit d'en ajouter davantage.
Monsieur l'abbé de Talleyrand-Périgord est un coffre aux nombreux tiroirs, je craindrais de vous offenser si j'allais au bout de mes révélations. Mais votre destin, votre bonheur m'importent à un point extrême, je vous en conjure,venez reprendre vos esprits hors de France, venez renouer avec un ami fidèle qui n'attend que de vous adorer!
 Bath bruisse du matin au soir, je vous connais assez, Madame, pour imaginer votre plaisir innocent à saluer la bonne société de mon pays évoluant sur nos pelouses comme en un de vos salons parisiens, buvant l'eau de nos sources, dansant avec réserve et pudeur, esquissant mille neuves amitiés et rendant grâce aux anciennes... Bath est une ville qui semble bâtie afin de combler vos moindres désirs! Badinage, joie de vivre, séduction subtile, épicurisme exquis...
Mon Dieu , allez-vous soupirer, cet homme est fou!
Oui, Madame, je suis fou et je vous attends comme un fou! ignoriez-vous que la folie éclaire la vie , irrigue l'amour et nourrit les passions?
 Votre Monsieur de Talleyrand n'est point assez fou en vérité, ni assez curieux. Je le défie de vous suivre à Bath: il se consolera de votre courte absence afin de mener son train à Paris!
La différence entre lui et moi, Madame, c'est c'est que le premier peut se passer de vous et l'autre non.

Windham

Monsieur de Talleyrand à la comtesse de Flahaut

25 août 1783
Paris

Madame et très chère amie,

Vous venez de me demander mon avis, cela ne saurait attendre ce soir,vous m'écrivez un billet étrange, bien confus, indigne de votre plume alerte et sensible! La diligence de ce bon Monsieur votre époux aurait-elle versé du haut d'une falaise? Je serais au désespoir d'apprendre pareil accident.
Mieux vaut soupçonner quelque ragot de bas-étage d'empoisonner votre suffocant grenier.Une de mes amies, car, Madame, si vous avez des amis fervents ,je suis assez apprécié de mon côté,a cru opportun de m'avertir des allées et venues d'un laquais vêtu à l'anglaise... 
Lord Windham vous presserait-il encore de ses opiniâtres assiduités? Les Anglais ont décidément la rage de gouverner tout l'univers! Leur breuvage insipide déferle dans nos tasses, leurs habits insignifiants enlaidissent le beau monde et un Lord a la prétention de me ravir ma maîtresse!
 Ne comptez point sur ma jalousie, je prendrai cette faiblesse pour ce qu'elle vaut: une perte de temps!
Eh bien, Madame, irez-vous affronter la Manche, vous si émotive? Que sera votre réputation si l'on vous sait à Bath sans aucun prétexte si ce n'est celui d'une foucade envers un Anglais inconsistant?
Je souhaite me tromper, d'autant plus que si j'escalade ce soir vos escaliers, ce sera avec la plus aimable des propositions: notre ami La Rochefoucauld nous mande à Bagnéres de Luchon afin de l'aider à herboriser .Dites «Oui», Madame!
Monsieur de Flahaut en sera flatté, et votre serviteur enivré.
Allons, ma chère amie,je vous garde le récit d'une affaire d'une drôlerie à vous tordre, vous l'écouterez ce soir, et vous m'éblouirez de votre gaieté qui vous rend si belle,

Charles-Maurice de Talleyrand

ou Nathalie-Alix de La Panouse





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