vendredi 22 juin 2018

L'art de la liberté sur l'ïle d'Ischia, chap 8, Les amants du Louvre


Les amants du Louvre, histoire d'Adélaïde de Flahaut et de Charles-Maurice de Talleyrand
Chapitre huit

Voyage pittoresque dans la baie de Naples

Lettre d'Adélaïde de Flahaut à Louise d'Albany

Trente septembre 1783

Castello Aragonese, île d'Ischia

Ma bonne, ma chère, mon adorable Louise,

Allez-vous longtemps encore me persécuter ?
Pourquoi m'écrire ? D'ailleurs pourquoi écrire à ceux que l'on prétend du nombre de ses amis si c'est dans le triste but de les tancer ?
Ma chère amie, ne pouvez-vous avoir pitié de moi ?
Ne filez -vous un parfait amour avec monsieur d'Alfieri, votre chevalier italien ? Que vous importe si, laissant monsieur de Flahaut à sa goutte chez ses respectables relations du Languedoc qui s'acharnent à le conserver sur leurs terres comme un talisman parisien, je vagabonde sur le fil de ma solitude bien-aimée ?
Monsieur de Narbonne mêle ses interminables reproches aux billets laconiques de monsieur de Talleyrand, notre douce Sophie, l'imagination déchaînée en son castel décati de Barbazan, me prédit que je finirai bientôt fracassée au creux d'un précipice, et maintenant, vous me mandez de m'embarquer demain vers Naples, puis Gênes et Marseille !
Louise, vous aurez beau tempêter et tonitruer à l'instar d'une Napolitaine, cela sera non !
 je ne suivrai que mon caprice .Or, il me retient en ce château-fort hérissant un gros rocher qui a tout d'une seconde île amarrée à l'ample et plantureuse Ischia, un continent en miniature que l'on passerait des années à parcourir tant ses paysages fertiles ou terrifiants changent à chaque détour.
Vous qui êtes un esprit subtil et une âme perspicace, vous avez déjà saisi que ce charme insulaire qui me captive à la folie a pris la forme d'un descendant d'Auguste ou même de ce Tibère qui aurait bien pâti de la méchante et fallacieuse réputation que lui tailla le vilain Tacite…
A y réfléchir, mon admirateur se rapproche du Grec antique pour ce qui est de l'allure .Ce superbe patricien n'aime rien tant que marcher comme un fou en quête des palais émiettés de ses mythiques ancêtres, naviguer comme Ulysse en personne, sans nul doute son arrière-grand-père, et m'adorer comme si Circé ou Calypso revivaient grâce à mes appas.
Ce sentiment me bouleverse de tendresse, ne vous êtes-vous amusée de mon engouement survenu dés l'enfance pour les légendes d'Homère ?
Mon imperturbable cavalier me suit dans mes périples, m'installe chez les plus aimables paysans, les plus vaillants pêcheurs de corail et de poisson du royaume de Naples, et me présente en reine chez les rares officiers chargés de la sinécure de garantir la sécurité de ces inexpugnables citadelles naturelles que sont Capri et Ischia. Comme je les jalouse ! Je veillerais cent ans en ces lieux sans éprouver une miette de cet ennui ravageant monsieur mon ami Charles -Maurice ...
Vous me supplierez en vain , ma chère Louise, de vous révéler le nom de cet acharné nouveau soupirant.
Sachez seulement qu'il soupire en vain ! Cela m'est égal, je vous le confie, sa santé est fort bonne, il survivra dusse-t-il soupirer jusqu'aux heures douloureuses qui verront le terrible Epoméo envahir de sa rage ardente la paisible Ischia.
Vous allez me traiter de cœur de fer, vous aurez tort, ne connaissez -vous assez le goût du théâtre de ces beaux cavaliers d'Italie ?
Ils vous infligent leurs chagrins passionnés avec le soin d'un artiste obsédé par son chef-d’œuvre, se lamentent, se jettent à vos pieds, escaladent votre balcon, et s'enfuient si vous avez la prétention de croire à leurs tourments .
Mais ces îles si exquises de loin cachent d'horribles précipices, d'épouvantables pièges épineux, aussitôt que l'on se risque sur leurs sentiers qui vous écorchent la peau et vous rompent le dos .
Un guide m'est indispensable, et mon caractère m'incline vers les beaux gentilshommes prêts à pourfendre la ronce ou le brigand afin de s'attirer un doux regard et les plus énamourés des compliments.
Pas un mot de ces enfantillages à notre impavide Charles-Maurice !
Monsieur de Talleyrand joue le jeu inverse des séducteurs de ce pays, il vous honore de sa glace, vous impose ses humeurs secrètes, vous accable de son indifférence.
Ce n'est là qu'une vilaine affaire d'amour-propre à protéger. Je ne sais ce qui me lie à cette neige, peut-être la fascination que dégage cet homme est-elle une sorte de maléfice ? Ou un châtiment pour une faute commise en une autre vie ? Vous sourirez en me lisant, or, Louise, je ne plaisante qu'à demi...
Capri m'a épuré le cœur, vidé l'esprit des choses inopportunes, j'ai saisi la vérité intangible d'une passerelle levée vers un univers qui enlève notre destin vers une dimension sublime.
La vie éternelle palpite sur ces paysages au point de vous combler de sa certitude.
En cette île façonnée par le paganisme, mon âme a senti Dieu, j'ai recouvré la foi envolée, j'ai prié devant les naïfs autels voués à l'adoration de la Vierge, étoile de la mer...
Paris me reprendra, mais j'ai la certitude qu'une force invisible , peut-être celle qui se répandit sur moi lors de ma rêverie, en l'église de San Michele, en haut du vertige d'Anacapri, me soutiendra au sein des épreuves que je devine confusément...
Voilà bien du bavardage !
Mon cavalier me mande afin de me faire les honneurs du château. 
Un hôte illustre vient d'ailleurs de me précéder en cette forteresse bâtie par un tyran de Syracuse et qui semble la villégiature ordonnée pour une famille de géants ! Le roi Ferdinand IV, le débonnaire époux de la sœur de notre reine, fut reçu en juillet de cette année par des insulaires enthousiastes, les mains pleines du produit de leur pêche, ou les bras ployant sous les fleurs et les fruits, richesses de cette population rayonnante et dansante.
Monsieur Rousseau se pâmerait d'allégresse ici tant le bon peuple d'Ischia lui donnerait raison : le naturel de cette île naît bon, souhaitons que la civilisation ne l'égare point .
Pour moi, j'aime vivre au présent et me contente des menus plaisirs, je suis dans mon élément. La reine Marie-Caroline a daigné instaurer une mode qui envahit l'Europe, celle des bains salvateurs que l'on a maintenant coutume de prendre aux thermes romaines à l'autre bout de ce rocher couvert de bois de citronniers, de vignes généreuses et de guirlandes de jasmin.
On se baigne chez l'empereur Auguste en des grottes dont les arches donnent le frisson : c'est que tous ici me promettent en guise de divertissement, ma curiosité est piquée, mon esprit s'échauffe, en quel état serais-je rendue à mon salon du vieux-Louvre ?
Ma chère Louise, mon admirable admirateur menace de s'emporter si je n'accours afin de la suivre dans les dédales de la citadelle. 
On veut de toute urgence me montrer une salle où je ne poserai le pied qu'à reculons : celle qui vit l'assemblée macabre des religieuses de l'ordre des Clarisses installées à l'état de cadavres ; leçon atroce pour les sœurs mesurant ainsi la brièveté de leur séjour terrestre …
Je pense que je vais inventer un malaise et respirer du haut d'une terrasse, les yeux emplis de larmes face à la magique beauté du golfe.
Quant à mon retour, eh bien, attendez un peu que je visite en entier, si cette chimère est concevable, la bienheureuse Ischia .
Souhaitez-moi encore, si la Providence se laisse fléchir, de fouler d'un pas assuré les marches rocailleuses où s'éparpillent les sauvages envolées de la clématite et du chèvrefeuille, chemins creusés par des magiciens qui fendirent le roc afin de hisser les paysannes infatigables, une corbeille de citrons calée sur la tête, et l'étranger maladroit vers les villages de Capri.
Je vous écrierai, Louise!
Je parviendrai aussi à griffonner un vague billet à notre Sophie encore enceinte, mon Dieu, son époux lui infligerait-il l'ennui de repeupler les Pyrénées ?
Mais faites-moi la faveur de mander à Monsieur de Talleyrand qu'une fâcheuse indisposition m'empêche de lui conter mes aventures pour le moment …

Je vous embrasse,

Adélaïde


Nathalie-Alix de La Panouse

Le Château Aragonais de l'île d'Ischia vers 1890, golfe de Naples 

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