Chapitre 9
Bagnères de Luchon, le 25 septembre
1783
La baronne de Barbazan à la comtesse
de Flahaut
Ma bien chère Adélaïde,
Mes lettres ingrates ont traversé la
mer afin de te montrer quel monstre d'égoïsme je suis !
J'avais formé tant d'espoirs sur ton
séjour dans cette verdoyante nature de la vallée de Luchon et la
déception a changé mon humeur gracieuse en colère d'enfant
...
Pardonne à ton amie, chère Adélaïde, son humeur inquiète et
impatiente: tu en déplores toi-même la raison sans le dire :me voilà encore dans l'attente d'un héritier pour monsieur mon époux !
Et fort fâchée
de l'être ...
J'affecte une mine réjouie pour la façade, mais mon
délabrement moral vous surprendrait, madame la comtesse. Vous me
trouvez lasse à mourir dans mes billets compassés et confus, c'est
que l'on me surveille, mes secrets sont étouffés sous le joug de la
censure conjugale !
Pourtant, j'ai réussi ce matin à
t'écrire à la hâte cette lettre que quelqu'un, qui vous aime et que
vous négligez, vient d'emporter sous son manteau.
Devinez qui me tient la main le long du torrent courant entre les prairies de cette bourgade établie au pied des Pyrénées ?
Devinez qui me tient la main le long du torrent courant entre les prairies de cette bourgade établie au pied des Pyrénées ?
Votre soupirant, cet abbé de Périgord
qui vous inspire un si étrange sentiment. A vous lire, ma chère
Adélaïde, on ne sait si vous aimez ou fuyez, si vous adorez ou
craignez...
Par ma foi, on vous plaint de tout cœur !
Par ma foi, on vous plaint de tout cœur !
Où êtes-vous enfin ? La rumeur
prétend que vous visitez une à une les îles remplies de fleurs et
sauvages de la baie de Naples !
Allez-vous devenir une naturaliste ou
une pirate du Levant ?
Quel charme puissant vous retient-il
si loin de votre vieux-Louvre, de votre vieux mari et de votre bel
ami , ce Monsieur de Talleyrand-Périgord qui vous ôte en un seul
instant toute contenance, tout sérieux, toute sagesse !
Mon dieu, Adélaïde ! Quel homme
intimidant ! Il m'a tellement effrayée en se plaçant d'un
coup devant moi alors que je contemplai l'eau dormante d'un étang
sur la promenade des Thermes, que j'ai poussé un cri ! puis, il
s'est présenté en me saluant aussi bas que cela est possible, et de
saisissement, j'en ai manqué ma révérence, et non point en raison
de ma taille alourdie, je te prie de le croire.
Vois-tu, ma mauvaise humeur se dissipe,
et je reprends le « tu » de notre enfance au couvent,
j'avais dans la tête un abbé de Périgord pareil à une espèce de
démon, et là, je manque choir dans les bras du plus bel homme que
peuvent cacher mes montagnes !
Tu m'avais celé ces attraits
surprenants de ce monsieur si grave ! Cet œil bleu vous
foudroie avant de vous ranimer, on ne lui résiste point ! Que
je serais aise si Monsieur mon époux avait reçu ce regard
transparent et vif de la Providence, au contraire de ses yeux sombres
qui semblent exprimer une méfiance éternelle...
Je le remercie toutefois de m'avoir
installée chez les religieuses qui accueillent les curistes
assoiffés des bonnes eaux sentant bien mauvais de ce Bagnères de
Luchon qui plaît tant aux gens à la mode.
Pour le coup, ma chère amie, c'est moi
qui ne le suis guère !
Comme j'ai honte de ma tenue de
mère-grand selon vos canons parisiens, et comme je sais gré à la
douceur aimable de ton ami l'abbé qui n'hésite point à me conduire
d'un air hautain sans se soucier de ces inconnus trébuchant sur
leurs hauts talons dans les pâturages …
Tu sembles, ma chère, craindre la
sécheresse de ton et l'esprit froid de ce pauvre et vaillant
estropié de naissance qui s'efforce de rire de sa démarche
claudicante. Savais-tu que son pied-bot était la conséquence
horrible de la brutalité de sa nourrice ?
Il m'a conté cette tragédie, cette créature violente l'aurait poussé dans la fange aux cochons , lui tout chétif, frêle, un malheureux enfant abandonné de sa glorieuse famille ! Avec un pareil début dans la vie, comment s'étonner de la bizarrerie de son tempérament ?
Il m'a conté cette tragédie, cette créature violente l'aurait poussé dans la fange aux cochons , lui tout chétif, frêle, un malheureux enfant abandonné de sa glorieuse famille ! Avec un pareil début dans la vie, comment s'étonner de la bizarrerie de son tempérament ?
Or, en dépit de cette infirmité, quel
allure, quelle conversation, et quelle façon de sentir l'âme
d'autrui...Il a deviné la mienne, cela est facile, je suis
transparente à l'instar des eaux coulant en cascades au milieu de la
Vallée du Lys, refuge agreste que la bonne société fréquente
comme s'il s'agissait d'un salon au grand air.
Ces beaux messieurs en habits enguirlandés de pétales, corolles et pistils, coquetterie étalant leur passion naturaliste, herborisent avec rage, avec emphase, avec force gestes et exclamations piquantes et certainement remarquables.
Les voici qui arrachent une herbe, l’auscultent, la scrutent en la présentant à la lumière, esquissent des grimaces, affichent une mine prouvant la plus extrême réflexion, s'embrassent, se congratulent, un nom grec ou latin jaillit, les larmes sont de la partie, l'émotion atteint des cimes dignes de celles où les aigles des Pyrénées établissent leurs nids. La timide plante semblable à mille autres vient d'entrer dans la gloire , et bientôt, les éminents botanistes en dépouilleront nos versants solitaires .
Ces beaux messieurs en habits enguirlandés de pétales, corolles et pistils, coquetterie étalant leur passion naturaliste, herborisent avec rage, avec emphase, avec force gestes et exclamations piquantes et certainement remarquables.
Les voici qui arrachent une herbe, l’auscultent, la scrutent en la présentant à la lumière, esquissent des grimaces, affichent une mine prouvant la plus extrême réflexion, s'embrassent, se congratulent, un nom grec ou latin jaillit, les larmes sont de la partie, l'émotion atteint des cimes dignes de celles où les aigles des Pyrénées établissent leurs nids. La timide plante semblable à mille autres vient d'entrer dans la gloire , et bientôt, les éminents botanistes en dépouilleront nos versants solitaires .
Comme la nature est belle quand on est
savant !
Assurément, ce plaisir délicat se refuse au vulgaire dont je n'ai nulle honte à faire partie ! Ce spectacle a quelque chose de si comique que j'en remplis la montagne de l'écho de mes rires …
Assurément, ce plaisir délicat se refuse au vulgaire dont je n'ai nulle honte à faire partie ! Ce spectacle a quelque chose de si comique que j'en remplis la montagne de l'écho de mes rires …
Que dire des dames balançant ombrelles
de précieuses dentelles et cannes enrubannées ? A l'ombre de
capelines en paille florentine, coiffées de boucles témoignant de
la science de leurs coiffeurs importés en troupeau de Paris et
Versailles, celles-ci s'extasient en chœur, brandissent, frappées
d'extase bucolique, crayons et carnets, lâchent le tout et crient au
secours pour une bagatelle.
Une branche frémit, un chien de berger
aboie, c'en est fait !
Ces superbes citadines s'imaginent des
bêtes féroces derrière chaque sapin, leur dernière heure arrive
au galop ! Le pire survient en effet : l'odeur vigoureuse
des troupeaux les incommode, elles s'enfuient et reculent devant
l'obstacle immonde d'un souvenir laissée par une brave vache …
Rousseau leur avait caché cette
péripétie ! La montagne est habitée par des bêtes sentant
fort mauvais !
Pourtant, connais-tu plus suave musique
que celle des clarines répétant de cristallins échos sur les
pâturages escarpés ?
Monsieur de Talleyrand comprend le
charme rustique de notre existence, je suis certaine de sa sincérité,
il ne joue point la comédie de la simplicité.
Te doutes-tu enfin de sa franchise à
ton propos ? Ta malice, ton sens du comique, ta manie d'inventer
une version de roman des menus événements cueillis en route,sais-tu
à quel point il les adore ? Mais, cet homme qui feint d'être
insensible ne l'est nullement. Ton exil le blesse, ce curieux désir
de solitude, cette soif de liberté l'étonnent. Domptant sa
mélancolie, il s'évertue à ne souhaiter que ton bonheur.
Je t'envie semblable conquête !
Toutefois, même un homme épris se lasse à force d'attendre une
voyageuse peut-être amourachée d'un corsaire...
Je t'embrasse et t'envoie mille amitiés
où que tu sois en cette baie de Naples ensorcelée,
Sophie
Adélaïde de Flahaut à Sophie de
Barbazan
Ischia, le dix octobre 1783,
Un bois de citronnier aux environs de
Fontana,
Ma chère et sermonneuse Sophie,
ton discours édifiant n'a point eu le
sort qu'il méritait : nulle sirène ne l'a attrapé pour s'en
moquer, nul corsaire ne s'en est servi pour allumer sa pipe, nul thon
affamé ne l'a avalé ! Il m'est parvenu presque intact ; à
peine froissé par les mains zélés des douaniers toujours prompts à
voir des complots dans les messages étrangers. Je gagerais que
Monsieur de Talleyrand a circonvenu pour ce beau résultat quelques
amis qui en échange de leurs bontés lui demanderont peut-être de
périlleux services. Mais tu vas encore dire que j'extravague !
Ainsi, ma tendre Sophie, te voilà
toute énamourée de notre Charles-Maurice.
Je te fais remettre ce billet chez ton
irréprochable tante de Rebrousse-poil, ne crains point l'ire
maritale !Je t'écris ce matin avant de m'élancer au bras de
mon cavalier napolitain dont les moustaches frémissent d'impatience,
vers le sommet du volcan seigneur de d'Ischia.
La vue sublime qui vous entoure de si
haut mérite que l'on lui sacrifie ses pieds, du moins mon
infatigable soupirant me le prétend-t-il.L'excursion m'amuse assez
pour que je m'accroche à la selle d'un âne récalcitrant qui
décidera très vite de ne plus bouger d'un pouce en face d'un
gouffre affreux !suis-je en train de coucher sur ce papier mes
dernières plaisanteries ?
Si je ne reviens point de mon
excursion pittoresque, mon rêve ultime sera pour un cœur nourri de
ténèbres enflammées, Giuseppe Argonaute, un gentilhomme à l'âme
incandescente, et gouverneur de l'île il y a trente ans.
Je ressens une sympathie instinctive à l'égard de ce ténébreux cavalier que la vocation d'ermite sur cette montagne aux feux en sommeil purifia,si la légende ne ment point, d'un amour maudit. L'austérité des lieux et la rudesse de sa vie l'ont emporté vers le ciel il y a à peine cinq années ...
Je ressens une sympathie instinctive à l'égard de ce ténébreux cavalier que la vocation d'ermite sur cette montagne aux feux en sommeil purifia,si la légende ne ment point, d'un amour maudit. L'austérité des lieux et la rudesse de sa vie l'ont emporté vers le ciel il y a à peine cinq années ...
Pourquoi ne suivrais-je cet exemple
témoignant d'un bon sens qui échappe à l'entendement
commun ?Monsieur de Talleyrand m'aimerait-il assez pour me
visiter en ma fervente solitude ? M'aimerait-il assez pour m'en
enlever ?
En toute franchise, ma bonne et chère
Sophie, ton nouvel ami me laisserait pourrir sur ma montagne sans
songer à troubler ma retraite!
Je pense que les chèvres éprouveraient plus de compassion à mon endroit ...toi aussi , j'en suis sûre, tu oserais te hisser jusqu'à l'ermitage di San Nicola et tenterais de toute ta charmante éloquence de me ramener chez les vivants !
Je pense que les chèvres éprouveraient plus de compassion à mon endroit ...toi aussi , j'en suis sûre, tu oserais te hisser jusqu'à l'ermitage di San Nicola et tenterais de toute ta charmante éloquence de me ramener chez les vivants !
Mon beau cavalier napolitain s’échauffe, les ânes
secouent leurs bouquets de fleurs, et tapent de leurs jolis sabots,
je finis ce billet en te conjurant de ne point céder à ton
engouement envers monsieur de Talleyrand.
Cet homme est doué d'une perspicacité qui lui inspirera toujours le langage qui plaira à autrui.
Il ne déçoit jamais, sa puissance de séduction lui permet de se rendre maître de bien des gens.
Cet homme est doué d'une perspicacité qui lui inspirera toujours le langage qui plaira à autrui.
Il ne déçoit jamais, sa puissance de séduction lui permet de se rendre maître de bien des gens.
Je me doute qu'il aime ailleurs, tout
en m'accordant une espèce d'affection qui cédera en son temps. Son
amour-propre est son unique passion, son ambition l'incitera à
trahir.
Peut-être un enfant nous lierait-il
contre vents et marées, mais cela reste entre les mains de la
Providence : tolère-t-elle les mariages de cœur ? C'est
beaucoup demander !
Or, qui aura ce fameux coeur ?
Je crains que cela ne soit que moi...
Monsieur de Talleyrand est parfaitement dépourvu de cet organe-là.
Monsieur de Talleyrand est parfaitement dépourvu de cet organe-là.
Tu me diras que j'en ai trop et lui point, aussi ne sommes-nous pas si mal accordés.
Enfin, Sophie, j'ai le malheur d'aimer, oui, c'est une sorte de maladie dont je m'efforce de guérir...
Cette cure dans le golfe de Naples m'est donc salutaire !
Enfin, Sophie, j'ai le malheur d'aimer, oui, c'est une sorte de maladie dont je m'efforce de guérir...
Cette cure dans le golfe de Naples m'est donc salutaire !
Pour l'heure, que me font les humeurs
de votre adoré Charles-Maurice ?
J'ai un volcan à gravir et un
Napolitain beau comme la mer à suivre et, qui sait, à adorer !
Adieu, ma bonne, ma chère amie, ne
prenez pas froid dans vos périples des Pyrénées,
prenez soin de mon prochain filleul,
tenez donc un peu tête à ce monsieur de Talleyrand et souriez à votre époux qui le vaut bien,
tenez donc un peu tête à ce monsieur de Talleyrand et souriez à votre époux qui le vaut bien,
je t'embrasse, mon excellente amie,
Adélaïde
A une autre fois, pour la suite du
feuilleton,
Nathalie-Alix de La Panouse
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