vendredi 29 juin 2018

Talleyrand amoureux dans les Pyrénées, Les amants du Louvre, chapitre 9


Chapitre 9
Bagnères de Luchon, le 25 septembre 1783

La baronne de Barbazan à la comtesse de Flahaut

Ma bien chère Adélaïde,

Mes lettres ingrates ont traversé la mer afin de te montrer quel monstre d'égoïsme je suis !
J'avais formé tant d'espoirs sur ton séjour dans cette verdoyante nature de la vallée de Luchon et la déception a changé mon humeur gracieuse en colère d'enfant ...
Pardonne à ton amie, chère Adélaïde, son humeur inquiète et impatiente: tu en déplores toi-même la raison sans le dire :me voilà encore dans l'attente d'un héritier pour monsieur mon époux !
Et fort fâchée de l'être ...
J'affecte une mine réjouie pour la façade, mais mon délabrement moral vous surprendrait, madame la comtesse. Vous me trouvez lasse à mourir dans mes billets compassés et confus, c'est que l'on me surveille, mes secrets sont étouffés sous le joug de la censure conjugale !
Pourtant, j'ai réussi ce matin à t'écrire à la hâte cette lettre que quelqu'un, qui vous aime et que vous négligez, vient d'emporter sous son manteau.
Devinez qui me tient la main le long du torrent courant entre les prairies de cette bourgade établie au pied des Pyrénées ?
Votre soupirant, cet abbé de Périgord qui vous inspire un si étrange sentiment. A vous lire, ma chère Adélaïde, on ne sait si vous aimez ou fuyez, si vous adorez ou craignez...
Par ma foi, on vous plaint de tout cœur !
Où êtes-vous enfin ? La rumeur prétend que vous visitez une à une les îles remplies de fleurs et sauvages de la baie de Naples !
Allez-vous devenir une naturaliste ou une pirate du Levant ?
Quel charme puissant vous retient-il si loin de votre vieux-Louvre, de votre vieux mari et de votre bel ami , ce Monsieur de Talleyrand-Périgord qui vous ôte en un seul instant toute contenance, tout sérieux, toute sagesse !
Mon dieu, Adélaïde ! Quel homme intimidant ! Il m'a tellement effrayée en se plaçant d'un coup devant moi alors que je contemplai l'eau dormante d'un étang sur la promenade des Thermes, que j'ai poussé un cri ! puis, il s'est présenté en me saluant aussi bas que cela est possible, et de saisissement, j'en ai manqué ma révérence, et non point en raison de ma taille alourdie, je te prie de le croire.
Vois-tu, ma mauvaise humeur se dissipe, et je reprends le « tu » de notre enfance au couvent, j'avais dans la tête un abbé de Périgord pareil à une espèce de démon, et là, je manque choir dans les bras du plus bel homme que peuvent cacher mes montagnes !
Tu m'avais celé ces attraits surprenants de ce monsieur si grave ! Cet œil bleu vous foudroie avant de vous ranimer, on ne lui résiste point ! Que je serais aise si Monsieur mon époux avait reçu ce regard transparent et vif de la Providence, au contraire de ses yeux sombres qui semblent exprimer une méfiance éternelle...
Je le remercie toutefois de m'avoir installée chez les religieuses qui accueillent les curistes assoiffés des bonnes eaux sentant bien mauvais de ce Bagnères de Luchon qui plaît tant aux gens à la mode.
Pour le coup, ma chère amie, c'est moi qui ne le suis guère !
Comme j'ai honte de ma tenue de mère-grand selon vos canons parisiens, et comme je sais gré à la douceur aimable de ton ami l'abbé qui n'hésite point à me conduire d'un air hautain sans se soucier de ces inconnus trébuchant sur leurs hauts talons dans les pâturages …
Tu sembles, ma chère, craindre la sécheresse de ton et l'esprit froid de ce pauvre et vaillant estropié de naissance qui s'efforce de rire de sa démarche claudicante. Savais-tu que son pied-bot était la conséquence horrible de la brutalité de sa nourrice ?
 Il m'a conté cette tragédie, cette créature violente l'aurait poussé dans la fange aux cochons , lui tout chétif, frêle, un malheureux enfant abandonné de sa glorieuse famille ! Avec un pareil début dans la vie, comment s'étonner de la bizarrerie de son tempérament ?
Or, en dépit de cette infirmité, quel allure, quelle conversation, et quelle façon de sentir l'âme d'autrui...Il a deviné la mienne, cela est facile, je suis transparente à l'instar des eaux coulant en cascades au milieu de la Vallée du Lys, refuge agreste que la bonne société fréquente comme s'il s'agissait d'un salon au grand air.
Ces beaux messieurs en habits enguirlandés de pétales, corolles et pistils, coquetterie étalant leur passion naturaliste, herborisent avec rage, avec emphase, avec force gestes et exclamations piquantes et certainement remarquables.
Les voici qui arrachent une herbe, l’auscultent, la scrutent en la présentant à la lumière, esquissent des grimaces, affichent une mine prouvant la plus extrême réflexion, s'embrassent, se congratulent, un nom grec ou latin jaillit, les larmes sont de la partie, l'émotion atteint des cimes dignes de celles où les aigles des Pyrénées établissent leurs nids. La timide plante semblable à mille autres vient d'entrer dans la gloire , et bientôt, les éminents botanistes en dépouilleront nos versants solitaires .
Comme la nature est belle quand on est savant !
 Assurément, ce plaisir délicat se refuse au vulgaire dont je n'ai nulle honte à faire partie ! Ce spectacle a quelque chose de si comique que j'en remplis la montagne de l'écho de mes rires …
Que dire des dames balançant ombrelles de précieuses dentelles et cannes enrubannées ? A l'ombre de capelines en paille florentine, coiffées de boucles témoignant de la science de leurs coiffeurs importés en troupeau de Paris et Versailles, celles-ci s'extasient en chœur, brandissent, frappées d'extase bucolique, crayons et carnets, lâchent le tout et crient au secours pour une bagatelle.
Une branche frémit, un chien de berger aboie, c'en est fait !
Ces superbes citadines s'imaginent des bêtes féroces derrière chaque sapin, leur dernière heure arrive au galop ! Le pire survient en effet : l'odeur vigoureuse des troupeaux les incommode, elles s'enfuient et reculent devant l'obstacle immonde d'un souvenir laissée par une brave vache …
Rousseau leur avait caché cette péripétie ! La montagne est habitée par des bêtes sentant fort mauvais !
Pourtant, connais-tu plus suave musique que celle des clarines répétant de cristallins échos sur les pâturages escarpés ?
Monsieur de Talleyrand comprend le charme rustique de notre existence, je suis certaine de sa sincérité, il ne joue point la comédie de la simplicité.
Te doutes-tu enfin de sa franchise à ton propos ? Ta malice, ton sens du comique, ta manie d'inventer une version de roman des menus événements cueillis en route,sais-tu à quel point il les adore ? Mais, cet homme qui feint d'être insensible ne l'est nullement. Ton exil le blesse, ce curieux désir de solitude, cette soif de liberté l'étonnent. Domptant sa mélancolie, il s'évertue à ne souhaiter que ton bonheur.
Je t'envie semblable conquête ! Toutefois, même un homme épris se lasse à force d'attendre une voyageuse peut-être amourachée d'un corsaire...

Je t'embrasse et t'envoie mille amitiés où que tu sois en cette baie de Naples ensorcelée,

Sophie



Adélaïde de Flahaut à Sophie de Barbazan

Ischia, le dix octobre 1783,

Un bois de citronnier aux environs de Fontana,


Ma chère et sermonneuse Sophie,

ton discours édifiant n'a point eu le sort qu'il méritait : nulle sirène ne l'a attrapé pour s'en moquer, nul corsaire ne s'en est servi pour allumer sa pipe, nul thon affamé ne l'a avalé ! Il m'est parvenu presque intact ; à peine froissé par les mains zélés des douaniers toujours prompts à voir des complots dans les messages étrangers. Je gagerais que Monsieur de Talleyrand a circonvenu pour ce beau résultat quelques amis qui en échange de leurs bontés lui demanderont peut-être de périlleux services. Mais tu vas encore dire que j'extravague !
Ainsi, ma tendre Sophie, te voilà toute énamourée de notre Charles-Maurice.
Je te fais remettre ce billet chez ton irréprochable tante de Rebrousse-poil, ne crains point l'ire maritale !Je t'écris ce matin avant de m'élancer au bras de mon cavalier napolitain dont les moustaches frémissent d'impatience, vers le sommet du volcan seigneur de d'Ischia.
La vue sublime qui vous entoure de si haut mérite que l'on lui sacrifie ses pieds, du moins mon infatigable soupirant me le prétend-t-il.L'excursion m'amuse assez pour que je m'accroche à la selle d'un âne récalcitrant qui décidera très vite de ne plus bouger d'un pouce en face d'un gouffre affreux !suis-je en train de coucher sur ce papier mes dernières plaisanteries ?
Si je ne reviens point de mon excursion pittoresque, mon rêve ultime sera pour un cœur nourri de ténèbres enflammées, Giuseppe Argonaute, un gentilhomme à l'âme incandescente, et gouverneur de l'île il y a trente ans.
Je ressens une sympathie instinctive à l'égard de ce ténébreux cavalier que la vocation d'ermite sur cette montagne aux feux en sommeil purifia,si la légende ne ment point, d'un amour maudit. L'austérité des lieux et la rudesse de sa vie l'ont emporté vers le ciel il y a à peine cinq années ...
Pourquoi ne suivrais-je cet exemple témoignant d'un bon sens qui échappe à l'entendement commun ?Monsieur de Talleyrand m'aimerait-il assez pour me visiter en ma fervente solitude ? M'aimerait-il assez pour m'en enlever ?
En toute franchise, ma bonne et chère Sophie, ton nouvel ami me laisserait pourrir sur ma montagne sans songer à troubler ma retraite!
Je pense que les chèvres éprouveraient plus de compassion à mon endroit ...toi aussi , j'en suis sûre, tu oserais te hisser jusqu'à l'ermitage di San Nicola et tenterais de toute ta charmante éloquence de me ramener chez les vivants !
Mon beau cavalier napolitain s’échauffe, les ânes secouent leurs bouquets de fleurs, et tapent de leurs jolis sabots, je finis ce billet en te conjurant de ne point céder à ton engouement envers monsieur de Talleyrand.
Cet homme est doué d'une perspicacité qui lui inspirera toujours le langage qui plaira à autrui.
Il ne déçoit jamais, sa puissance de séduction lui permet de se rendre maître de bien des gens.
Je me doute qu'il aime ailleurs, tout en m'accordant une espèce d'affection qui cédera en son temps. Son amour-propre est son unique passion, son ambition l'incitera à trahir.
Peut-être un enfant nous lierait-il contre vents et marées, mais cela reste entre les mains de la Providence : tolère-t-elle les mariages de cœur ? C'est beaucoup demander !
 Or, qui aura ce fameux coeur ?
 Je crains que cela ne soit que moi...
Monsieur de Talleyrand est parfaitement dépourvu de cet organe-là.
 Tu me diras que j'en ai trop et lui point, aussi ne sommes-nous pas si mal accordés.
Enfin, Sophie, j'ai le malheur d'aimer, oui, c'est une sorte de maladie dont je m'efforce de guérir...
Cette cure dans le golfe de Naples m'est donc salutaire !
Pour l'heure, que me font les humeurs de votre adoré Charles-Maurice ?
J'ai un volcan à gravir et un Napolitain beau comme la mer à suivre et, qui sait, à adorer  !

Adieu, ma bonne, ma chère amie, ne prenez pas froid dans vos périples des Pyrénées,  
prenez soin de mon prochain filleul,
tenez donc un peu tête à ce monsieur de Talleyrand et souriez à votre époux qui le vaut bien,

je t'embrasse, mon excellente amie,

Adélaïde

A une autre fois, pour la suite du feuilleton,

Nathalie-Alix de La Panouse


Une belle dame aux champs vers 1783 par Mme Vigée-Le-Brun


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