vendredi 15 juin 2018

Croisière dans le golfe de Naples, "Les amants du Louvre", chap 7


Chapitre 7, Les amants du Louvre,
 Histoire romancée d'Adélaïde de Flahaut et de Charles-Maurice de Talleyrand

Je vous écris d'Ischia


Adélaïde de Flahaut à Charles-Maurice de Talleyrand
25 septembre 1783
Depuis l'île d'Ischia et l île de Capri

Mon ami, mon tendre ami,

Comment vous donner du Monsieur en ce lieu recelant toutes les douceurs du jardin d'Eden ?
Oui, je vous aime, n'ayez crainte, je ne suis pas de ces coeurs qui s'affranchissent de leurs liens sous l'alibi de l'absence et je vous aime encore plus en cette volière tapageuse, ce paradis florissant.
Si vous pouviez vous représenter ce village maritime, adorable séjour frappant le regard de rose bien vif, de bleu bien franc, de rouge orgueilleux et du jaune le plus jaune qui puisse vous aveugler les yeux de son soleil trempé dans l'or, délayé d'ocre, saupoudré de miel ! je vous conte ces merveilles sous la bonne garde du rival inconnu du Vésuve, nous sommes sur un volcan, l'Epoméo, qui a la courtoisie de se taire, mais qui sait ce que cache le voile de l'avenir ?
Vous me mandez que mon silence vous intrigue, dans votre méchant billet encore humide d'eau de mer ! quel miracle, mon ami, que ce papier ne se soit point noyé en route !
Ignoriez-vous que le vaillant bateau venu de Naples tangue au moins quatre heures avant d'entrer au port d'Ischia ?
Je n'ai aucune honte à vous avouer que les lettres, promises lors de nos adieux à Paris, furent, dès mon installation à Naples, victimes de l'affolement perpétuel de cette ville. Vous êtes à mille lieux de vous représenter cette bousculade entre beauté et misère; vous ne pourriez vous imaginer l'obscurité malodorante des Bassi, espèces de taudis ouvrant sur le pavé, l'horreur des cours sombres où l'eau s'offre sous la puante forme d'une boue fétide, la prestance des voleurs fiers de l'être, courant en quête de vos poches sur le port, la parole habile, l'insolence aimable! comment vous décrire les facéties des Lazoroni,philosophes et poètes se contentant de macaronis et de fantaisie au bon vouloir de la Providence et l'agilité des enfants couverts de haillons dévalant les ruelles escarpées en poursuivant leur balle, une tradition qui étourdit de son vacarme les étrangers désorientés, et cela sans pitié, à toute heure du jour et de la nuit.
Ajoutez les fêtes galantes, envahies d'étoiles si chatoyantes que la nuit se pare de volupté, sur les terrasses enguirlandées de jasmin des belles maisons du Pausilipe, les concerts dans la salle magnifique du théâtre di San Carlo, un luxe de sculptures d'or, un raffinement insolite et florissant, un art du décor somptueux et émouvant impossible à imiter fut-ce à Versailles, n'en soufflez mot à vos amis habitués de la cour !
Ornez ce tableau des troupeaux de chèvres s'ébattant rue de Tolède, créatures plus arrogantes que les jeunes filles souriantes sous le poids des paniers qui les couronnent d'une élégance inimitable, agrémentez- le encore de ce cortège invraisemblable et superbe qui le huit septembre, jour de la Pie di Grotta, déroule vers la grotte du Pausilipe le monarque et ses princes, les nobles et les gueux, les troupes et les mendiants, en habits de fête, les femmes coiffées d'une épingle d'argent, les hommes en bonnets rouges, colonne bruyante, houle frénétique, animée d'une foi naïve et puissante qui vous inspire un respect infini... 
Et vous aurez une courte idée de cette ville exaltée, imprévisible, colérique même à l'égard de son Saint Patron!
San Gennaro, infatigable protecteur garantissant des cruelles épidémies ( maux plus redoutables encore en ce gouffre insalubre que les feux du Vésuve) reçoit une charge de brutales réprimande de ses pieux Napolitains si son sang liquéfié ne se hâte point de couler au sein de son réceptacle béni en pleine cathédrale ; et ce, mon incrédule ami, deux fois l'an
Cela est arrivé avant-hier, hélas, je n'ai rien vu de cette cohue furieuse, j'étais au palais Sessa enfermée en raison d'un teint rougi par l'ardeur du soleil, vous auriez eu du mal à me juger à votre goût !
Naples, mon ami, c'est l'extravagance et la magnificence mariées ensemble !
A chaque détour, une place cerclée de porches gigantesques, des palais , des églises débordant à foison de tableaux, de statues, de trésors....
Puis, sur la promenade royale, une vache que son propriétaire trait pendant que se succèdent, majestueux, les carrosses dorés tirés de huit chevaux dont les crinières sont nouées de roses et les harnais rehaussés de diamants.
Une ville au tumulte de divinité marine, une caverne splendide, sachant aimer, sachant haïr, en tout point et à tout moment de l'humeur de son volcan.
Comme Paris et notre vieux grenier du Louvre me semblent avoir coulé au fond de l'horizon !
Je ne vous oublie point, mon tendre ami, toutefois, j'ai l'âme vagabonde, pareille à ces mouettes pirouettant autour des bateaux...j'évolue en un vaste songe qui , hélas, s'abolira dés que la réalité décidera de sonner le glas sur ce voyage enchanté.
Voyez-vous, mon ami, vous dormez en moi, vous y dormirez au bout de la vie, au bout de la nuit, souffrez qu'après vous avoir donné les clefs de mon cœur, je me repose  un peu de cette passion qui me lie à vous.
 L''amour n'a-t-il a ses ouragans, ses canicules, ses froidures, ses déserts, ses averses, ses hasards, son printemps après l'hiver, son joli temps après l'averse, et son calme bienfaisant ?
 « Madame, me direz-vous en me terrifiant de votre regard glacé, voici des mots, mais sitôt touché le sol de la « Grande Grèce, » vous n'avez plus écrit à celui que vous prétendiez adorer !
Voilà bien les femmes ! ».
Certes, Monsieur mon ami, je ne vous ai point écrit !
Cela serait, je vous l'accorde, un crime impardonnable si je n'étais à l'aventure autour du golfe qui prouve l'existence et surtout la bonté de notre créateur. Saviez-vous que les îles ici auraient déjà caché Ulysse en leurs grottes et forêts ? J'ai la tête tournée par cette montagne de Capri où ces jours derniers je crus mourir en suivant les bergères qui escaladaient la falaise en dansant sur des marches creusées dans le roc par les esclaves d'Auguste et de Tibère.
 Votre honorable frère me préconisa avec une gravité chevaleresque d'emporter un précieux mentor, ne vous souvenez-vous de cet ouvrage que s'arrachèrent l'an passé les beautés spirituelles et les amateurs d'antiques de Paris :
le « Voyage pittoresque de Naples et de Sicile » du sémillant abbé Richard de Saint-Nom.
La charmante bible des valeureux aventuriers en chambre !
Vous l'avez souvent éprouvé, mon caractère saute le ruisseau et guette le bonheur de l'instant.
L'imposant volume de monsieur l'abbé de Saint-Nom, (bien aidé par ce délicieux cavalier Dominique Vivant Denon que je connus à Paris), patiente en quelque recoin du palais de Sir Hamilton
Quel singulier diplomate cet ambassadeur raffolant des somptueux débris exhumés des cités englouties par la catastrophe dont nous lûmes ensemble le poignant récit dans la correspondance du bavard Pline le Jeune.
Je reviendrai sur cet homme et ses manies de collectionneur invétéré: son cerveau est si atteint par cette inoffensive maladie que je parierais qu'un jour viendra où il logera une jeune femme d'une rare beauté en une de ses vitrines !
Or, mon tendre ami, ici , c'est de vivre qu'il s'agit.
Aucun livre, aucune mémoire, aucun témoignage ne vous guidera mieux que vos deux jambes, vos deux yeux, vos sens enflammés d'allégresse.
Ainsi, qu'est ce que Capri ?
 Rien moins qu'un monde prodigieux qui vous oblige une fois sur les galets de la plage à choisir entre un âne ou un petit cheval nerveux, ou à vous envelopper de voiles avant, armé d'une canne, de commencer un chemin infernal. Pourtant les bergères vous précédent d'un pas sûr et rapide en secouant leurs jupes rouges, les bergers sourient sur votre passage de touts les sillons de leurs visages, ils ont du voir Tibère tant ils font corps avec le roc!
Les siècles nous séparant de l'Antiquité ne pèsent guère sur cette île, et, en vérité, mon ami, j'ai compris la souffrance des patriciens romains obligés de se hisser au faite de la montagne d'Anacapri en affrontant le vertige sous une lumière tranchante !
J'étais une naufragée aux pieds sanglants en débouchant au bas du Monte Solaro,vrai monument de la nature, embelli d'une brume laiteuse. 
L'enchantement face au bleu du ciel se confondant avec la transparence de la mer,m'a submergé sur un parapet fragile soutenu de colonnes superbes qu'il me serait fort agréable de transformer en belvédère audacieux. 
Mon guide, héritier d'un nom remontant si ce n'est au déluge, du moins à la Rome d'Auguste m'a conté la légende du palais de Tibère, enseveli avec ses statues, ses marbres, ses fontaines.L'air léger bruissait de fantômes, soudain un serpent aux anneaux noirs m'arracha un cri si perçant que mon vicontesino se tût !
Je tendis une main vers le monstre et le charmant mentor à mon ébahissement fit le signe de la Croix !
J'aurais ainsi vu le spectre de l'empereur maudit ! Mon destin aurait donc quelque chose d'exceptionnel, et je reviendrai, en cette vie ou en une autre sur ce promontoire perdu …
J'aime à entendre de douces folies, vous m'avez séduite de la sorte, j'entendis celle-là et, j'y ai cru …
En cette vie, je ne sais, mais , bien plus tard,monsieur, je vous le jure: 
je reviendrai sur cette montagne inconnue !
Quelque rêveur en aura-t-il la force un jour lointain de remonter au dessus du vide l'antique Villa ensevelie ?
Nous redescendîmes à la nuit et mes songes furent agités,.
Cette île faite pour les chèvres agit sur vos nerfs et répand un filtre d'immortalité en vos veines !
Vous sursauterez en me lisant et regretterez fort cette lettre que vous attendiez !
 Le lendemain, malgré le dévouement de l'humble famille de pêcheurs qui nous prodigua une hospitalité trempée dans le coeur,  je n'en pouvais plus !
 L'enragé vicontesino ne m'a fait grâce ni des vergers ravissants clôturés par les murailles d'une Villa Impériale, ni des minuscules ruelles du village blanchi à miracle, ni de la vue sur trois grosses pierres toutes faraudes d'être plantées du côté de l'autre côté du port.
L'état de la mer inquiéta mon charmant tortionnaire: un orage se préparait pour le lendemain lui assurait-on, nous eûmes peur de rester prisonniers de Capri ! Le bateau de ses parents, ancré dans la crique, aucun port bienveillant n'abrite les hardis visiteurs des vicissitudes marines nous embarqua à la hâte .
 Au soir, l'orage devançant les augures se leva, et nous jetâmes l'ancre transis, endoloris, trempés dans le port de Naples.
Mais, mon ami, le mal de mer ne me peut terrasser, je ne crains ni les naufrages ni la fatigue, mes amis se passent fort bien de moi, mon époux me prie de ne pas revenir trop vite, je n'ai point d'enfant auquel donner mes soins, l'envie d'aller en île en île s'est emparée de moi.
Me voici dans Ischia : je vais explorer cette terre brûlante et fertile avec la ferveur de monsieur François Le Vaillant, notre aventureux ami parcourant l'Afrique depuis le Cap vers le pays bordé par du fleuve Zambèze. Je me sens en communion d'esprit avec notre jeune naturaliste emporté par la tentation de respirer l'air délicieux et pur de la liberté ...

Je vous envoie une lettre bien longue, bien exaltée, la prochaine risque d'être pire:
ne suis-je à Ischia jardin menacé par son volcan ?

Mon tendre ami, je pense à vous plus que vous n'avez besoin que l'on vous le dise,
vous me manquez aussi, aurais-je le bonheur de vous manquer un peu ?
Je ne le crois guère, mais vous aime sans rien demander...

Adélaïde de Flahaut

Nathalie-Alix de La Panouse 
Bergères à Capri vers 1890

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