Adélaïde dans la vallée d'Anacapri
Chapitre 10
Les amants du Louvre
Adélaïde de Flahaut à
Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord
Anacapri, quinze octobre 1783
Monsieur mon ami,
Mon tendre ami,
Nous voilà bien avancés dans l'automne
et mon retour est décidé.
Je vous écris de mon île bien-aimée,
ou plus encore au dessus; de ce riant plateau d'Anacapri hissant sa
résonance grecque au- dessus du premier village qui n'est qu'un
dédale de couloirs enchevêtrés autour d'une place resserrée.
Anacapri, balcon géant surplombant les murailles construites par des
êtres surnaturels ! Douce vallée établie à la manière d'un
paradis perdu !
Je donnerais dix ans de ma vie afin
que vous puissiez contempler ce jardin des dieux où je voudrais bien
demeurer une éternité.
Un ami de madame d'Albany, un de ces
intrépides voyageurs dont même les nuées menaçantes s'échappant
du Vésuve n'ébranlent la placide humeur, me l'avait dépeint
ainsi :
« Ici, loin des régions habitées
par les hommes, s'étend, comme un jardin suspendu, une petite terre
tachetée des points blanchâtres des maisons et des points verts des
champs... »
Vous qui avez plus de raison que
d'imagination, soyez un peu artiste, imaginez la majesté pure des
blanches colonnes s'élevant de terrasses enfouies sous les volutes
du chèvrefeuille, levez les yeux vers un entassement de pierres
énormes, abaissez-les vers la mer lisse à vouloir y dormir,
accompagnez-moi sur le sentier menant à trois tours qui guettèrent
l'infernal pirate Barberousse de mauvaise mémoire.
Ne regardez plus !
Ne regardez plus !
Fermez les yeux, écoutez les fougueuses sérénades des
oiseaux s'ébattant entre les myrtes et les acanthes...
Ne prêtez attention par contre aux revendications autoritaires des mouettes délurées, elles vous rompent les oreilles plus qu'aucune créature de Capri !
Ne prêtez attention par contre aux revendications autoritaires des mouettes délurées, elles vous rompent les oreilles plus qu'aucune créature de Capri !
Saviez-vous qu'en parcourant les
vignes on sème la terreur chez des lézards du plus raffiné
céladon, exquises extravagances de notre mère Nature ou vestiges
vivants de cette Atlantide suggérée par Platon. Vous m'avez fait le
plaisir de me lire ce texte étrange qui en ces lieux prend une
vérité singulière !
Mes doigts froissent des plantes hirsutes dont le parfum vous monte étourdit au point de vous ôter le sens cruel de la fuite des heures ; les senteurs sont tellement puissantes sur l'île que Capri se métamorphose en tendre poison.
Mes doigts froissent des plantes hirsutes dont le parfum vous monte étourdit au point de vous ôter le sens cruel de la fuite des heures ; les senteurs sont tellement puissantes sur l'île que Capri se métamorphose en tendre poison.
Respirez ces guirlandes de fleurs blanches si odorantes que
vos belles amies en villégiature dans les Pyrénées en seraient
fort émoustillées.
Si vous marchiez le long des ruelles de ce charmant Anacapri, vous seriez salué avec force clameurs, vous entreriez comme un envoyé des dieux dans les cours, vergers et potagers où la rose enlace le cyprès. Les enfants la main ouverte et le sourire fripon affiché sur leurs minois aux traits harmonieux,vous extorqueraient un "bajocco," un sou, humble quête que vous accorderiez de bon cœur, oui, même vous ne sauriez refuser !
Si vous marchiez le long des ruelles de ce charmant Anacapri, vous seriez salué avec force clameurs, vous entreriez comme un envoyé des dieux dans les cours, vergers et potagers où la rose enlace le cyprès. Les enfants la main ouverte et le sourire fripon affiché sur leurs minois aux traits harmonieux,vous extorqueraient un "bajocco," un sou, humble quête que vous accorderiez de bon cœur, oui, même vous ne sauriez refuser !
Comment refuser si peu à ceux qui
n'ont que des fruits, de maigres récoltes, et toute la beauté du
monde.
Mais celle-ci nourrit l'âme et point
l'estomac ...
Enfin, vous suivriez les pâturages
dévorés par les chèvres voraces, et ne songeriez plus à vos
affaires, à vos tripots, à votre fièvre ambitieuse sous cette
lumière incomparable, tissée d'un bleu si pur que l'on s'y noie
avec bonheur …
Hélas ! Vous êtes à Paris, je crois, que n'êtes-vous à Capri parmi les bois d'orangers !
Hélas ! Vous êtes à Paris, je crois, que n'êtes-vous à Capri parmi les bois d'orangers !
On m'ordonne de m'embarquer avant peu, bientôt la navigation sera fort périlleuse, la chaloupe dans
laquelle on vous précipite à l'instar d'un vulgaire paquet promet
d'être ballotté au risque de se retourner avec votre amie
avant d'atteindre le bateau mouillant au large.
Le climat, mon époux, le bon sens,
Louise d'Albany fâchée avec Monsieur d'Alfieri et le plantant-là
pour filer à Rome, tout l'univers se ligue contre la chimère d'une
année à Capri !
La fatalité exerce ses droits :
je n'ai plus le choix.
Je reviens donc vers Marseille, vers
Paris, mon bon époux toujours goutteux, mon logis du vieux-Louvre
toujours décati.
Je reviens vers vous aussi, un peu,
beaucoup, peut-être point du tout !
Vous doutiez-vous que l’on vous
traitait de bourreau des cœurs !la rumeur m'a rattrapée jusque
sur ces montagnes à précipices …
Je vous dois un aveu : vous aussi
avez dû entendre l'air de la calomnie, cette musique-là vole autour
de la terre !
On vous aura soutenu que mon goût
soudain du golfe de Naples avait un beau titre et un beau visage...
Mon cavalier existe, et je n'en ai point honte ! J'aime susciter
l'engouement, j'aime à plaire, mais ce cavalier, je ne l'aime point
.
C'est à vous, mon ami, que je pense à
vous la nuit, le jour, de l'aube au couchant.
Si j'ai feint l'indifférence, ce fut
afin de piquer votre jalousie. Ne me déçûtes-vous en restant à
Paris ? Blessée, je décidai de vous montrer que vous ne
gouverniez pas mes sentiments...J'en fis pour mon malheur !
Le bateau ne me laisse plus entre les
mains votre bizarre écriture couvrant le papier à bride abattue.
On ne saurait deviner si vous parlez
langue de diplomate ou si vous acceptez de vous dévoiler.
Pourquoi m'avoir donné ce rendez-vous
napolitain qui ne fut honoré que de votre absence ?
Vos billets rapides s'étonnaient de mes déambulations curieuses, ne vous ais-je donc jamais inspiré le désir de voyager ?
Vos billets rapides s'étonnaient de mes déambulations curieuses, ne vous ais-je donc jamais inspiré le désir de voyager ?
J'ai tenté de vous donner le goût de
ces mondes minuscules, vous m'avez répondu d'un ton lassé qui me
peine encore ce matin.
Les Pyrénées vous auraient-elles
présenté une amante que vous prisez davantage que celle qui vous
ouvrit sa porte un soir au bout de nos 160 marches du Louvre ?
Monsieur qui doutez de tout et savez
absolument tout, il y aune chose ici qui vous émerveillerait en
vérité : vous qui aimez tant la beauté, que diriez-vous de
ces bergères de Capri ?
Chiara, fille d'un vigneron
produisant un vin couleur de flamme dilatant votre cœur et emportant
votre esprit, ma nouvelle amie, est une déesse aux cheveux tenus par une épingle d'argent!
Sa fine silhouette son port assuré et
fier, et son visage d'une pureté étincelante couvrent
d'insignifiance les belles de Titien, Botticelli et Léonard de
Vinci ! et mille fois davantage ces dames de Versailles
couvertes de rubans et pompons que flatte avec tant de diplomatie le
pinceau de notre vieille amie madame Lebrun...
Mon ami, l'espoir de guetter votre
bateau sur l'horizon, l'immense bonheur d'assister à votre descente
de la passerelle sur le port de Naples, et plus, bien plus,
immensément plus, l'ivresse indicible de guetter votre bateau dans
cette baie de poupée où l'on vous jette rudement sur le rivage, le
port n'étant qu'un songe depuis l'exil de Tibère, voilà ce qui me
retenait autour du golfe.
Je vous attendais vous me manquiez,
vous me manquiez dés mon arrivée au palais de ce singulier Sir
Hamilton, je vous ai mandé, espéré et vous n'êtes point venu.
Vous soupirez car j'oublie à quel
point Capri est un séjour malcommode pour vous ...mais il nous
restait Naples, les lentes
promenades au bord de la mer et les palais prestigieux prodiguant ces
interminables galeries de tableaux que vous affectionnez tant.
Je vous ai celé ce sentiment de
crainte de vous sembler éloignée de l'amante moqueuse et désinvolte
que vous appréciez.
Ma vie éparpillée de promeneuse
invétérée se voulait un étourdissement m’empêchant de
penser ;vous dormiez dans mon cœur et je luttai afin de ne pas
vous réveiller.
Puis, le volcan s'est rallumé ! Le Vésuve à côté ne s'y peut comparer ... Je languis si fort
de vous que l'île éclatante ne nourrit plus que ma noire
mélancolie.
Cette lettre me semble bouteille jetée
à la mer …
Je vous embrasse, mon ami, de tout cœur
...
Je vous quitte sur le seuil de la
chapelle de San Michele, elle ne compte que 64 années, la force de
l'âge, on me l'a dépeinte comme extrêmement belle, et avant d'y
entrer, je vais mander à mon domestique le soin de redescendre vers
la chaloupe.
La mer est si calme que le bateau repartira avec mon
billet.
Mon Dieu !le domestique court en
agitant un papier, serait-ce enfin un mot de vous ?
Ma vue se trouble, je tremble, n'ose
lire, vous m'annoncez que vous ne m'aimez plus, je le sens, vais-je
lire ou déchirer sans regarder ce fatal billet ?
Je suis lâche, non, je ne jetterai pas
les yeux sur votre prose définitive, cela sera votre punition ...
Mais le domestique me presse, on attend une réponse et le bateau se
prépare à partir !
Je réunis mon courage, les lignes se
brouillent, quoi, vous êtes à Naples ?
Mon ami, j'affronterai la tempête ce
soir, je vous aime et cours vers vous,
adieu Capri, je sais que dans une autre
existence j'y reviendrai et j'y vivrai !
Adélaïde de Flahaut
Lady Nathalie-Alix de La Panouse
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