samedi 21 juillet 2018

Lettre d'un palais napolitain, Chapitre 11, Les Amants du Louvre


Les Amants du Louvre, chapitre 11

Potins napolitains au Palazzo Sannicandro

Adélaïde de Flahaut à Sophie de Barbazan

Naples,
Palazzo Sannicandro, via San Mattia
8 novembre 1783

Ma bien chère Sophie,

Tu me demandes de te conter l'histoire de mes retrouvailles napolitaines avec Monsieur de Talleyrand-Périgord, cet imperturbable Charles-Maurice qui te laissa une impression des plus ineffaçables dans tes montagnes ! Patiente un peu, je t'en prie …
Mes secrets te seront dévoilés bien assez tôt ! Naples s'occupe de bien autre chose que de mes amours, et j'en remercie le Ciel !
Sophie, quel régal cet automne qui s'enchante à prolonger l'été...
Nous barbotons dans un bain mêlant le Nord et le Sud de notre société d'Europe, le ton en est celui de la plaisanterie,de l'aimable libertinage et d'un goût prononcé pour l'art sous toutes ses formes ; en particulier la musique prise comme une passion violente ...
Sais-tu que j'ai de la bonne nourriture à potins? Un aimable suédois séjourne au Palazzo Reale, dans la suite du comte de Halga, nom aristocratique dissimulant le roi de la Suède, cette contrée faite pour les ours.
Même sur tes pâturages, tu as entendu d'audacieuses rumeurs ébruités depuis Versailles, notre curieux Charles-Maurice lui-même a dû susurrer à ton oreille combien la reine est belle quand elle sourie à ce cavalier frais et vaillant qui revint le 23 du mois de juin dernier, couronné de son ardeur juvénile, de la guerre des Amériques ...
Voyons, Sophie, ne comprends-tu point ? un de ces hommes de neige dont la froideur pique au vif les engouements féminins...
Tu fronces les sourcils, t'esclaffe, ôte ton chapeau de paille, et t'exclame : le comte de Fersen !
Oui ! Notre exquis ours polaire déclenche une fièvre contagieuse chez les Napolitaines, et si ce n'était que cela …
Or, les victimes du regard d'acier de ce confident de notre reine sont aussi à déplorer dans le camp de notre vieil adversaire, Sa Majesté le roi d'Angleterre ! Sir Hamilton, ambassadeur doux autant qu'un troupeau entier de moutons, vient de commettre un acte d'une cruauté inouïe : convier le superbe animal venu du froid à une de ces soirées languissantes où la bonne société pépie et gazouille dans l'harmonie d'un soleil d'automne irréel et fauve se couchant sur Capri.
La statue nordique évoluant entre les statues dérobées à Pompéi quel spectacle étonnant, quelle sorcellerie ! Les belles que nous sommes le caressions toutes d'un regard énamourée, fascinées comme si un tigre blanc effleurait les robes blanches brodées d'épis d'or et les éventails soudain immobiles dans la brise venue de la mer.
Prince païen cherchant à honore la déesse du bal, le comte de Fersen offrit sa main à une beauté sans pareille dont la renommée épouse les aventures pour le moins pittoresques.N'as-tu entendu le récit des audaces de la fille du duc de Bristol, cette Elizabeth Foster qui partage agréablement son existence avec un couple que tout oppose : le duc et la duchesse de Devonshire ?
La reine de France, notre reine, honore de son amitié la troublante Georgina qui meuble son intarissable chagrin d’être l'épouse du seul homme d'Angleterre insensible à son charme en descendant dans l'arène de la politique !
En France, on nous permet de nous livrer à l'art de la conversation en nos salons feutrés, on tolère nos errements sentimentaux, on nous accepte boutiquières ou faiseuse de modes si la fortune ne nous a point gâtées, mais le mariage règle nos destinées. L'amour et l'ambition sont pour les aventurières !
Mais, me diras-tu, quel est ce ton ? Que signifie cette mélancolie ? Qu'en fut-il des retrouvailles avec Monsieur de Talleyrand ?
Patience ! finissons la singulière histoire napolitaine de l'impeccable comte de Fersen !
D'ailleurs, je la tiens de la bouche de ce Charles-Maurice qui t'importe si fort...
L'impétueuse Lady Foster devint très vite un péril suffocant devant lequel le Vésuve parût d'une tiédeur inoffensive ! Bouillante, bouillonnante, brûlante, belliqueuse et brutale comme une Anglaise torturée des flammes de la passion, la malheureuse s'affranchit assez de la réserve féminine et du savoir-vivre de son pays au point de demander le comte de Fersen en mariage !
Juge de désapprobation courtoise de cet homme impassible...il eût toutefois la présence d'esprit de rappeler à l'amoureuse Lady les liens conjugaux qui l'entravaient en dépit d'une séparation mondaine.
Lady Foster, selon les mots de monsieur de Talleyrand, qui me donne à croire qu'il épie son prochain derrière chaque tenture placée sur son chemin, aurait juré ses Grands Dieux que son Irlandais d'époux, avare, cruel et mesquin cela va de soi, n'était qu'obstacle négligeable !
Quant au duc de Devonshire, son consolateur et « payeur », une lettre d'adieu larmoyante, assortie de regrets éternels à la duchesse fort éprise elle-aussi de la troublante Lady, et le tour était joué.
Le comte recula-t-il, à ton avis, face à ce déchaînement voluptueux ?
Ce parfait chevalier d'une reine lointaine, inflige son mutisme hautain du Palazzo Reale aux thermes d'Ischia, de la promenade de Chiaia à la Certosa di San Martino, du Palazzo Cellamare où le roi loge avec une magnificence impossible à dépeindre ses illustres hôtes, à mon austère Palazzo
Sannicandro, rude maison bâtie au cœur des quartiers les plus humbles et les plus trépidants de Naples.
Lady Foster gambade sur ses traces en arborant une redingote à l'anglaise rouge vermillon dont l'audace efface sa physionomie plaintive ! on la croirait à peine âgée de 15 ans et d'une innocence à faire perdre la tête, et autres choses, à un Saint, surtout Napolitain …
Monsieur de Fersen lui aurait cloué le bec en prétendant que son cœur appartenait à celle qui ne serait jamais son épouse; Lady Foster habituée à séduire depuis sa naissance ne se résigne point à si injuste déconfiture … Un de ses vieux amis, auteur de savants ouvrage, un anglais au nom affreux à prononcer, Edward Gibbon, qui sait de quoi il retourne, n'a pu s'empêcher de lancer ce pavé dans le golfe de Naples :
« Lady Foster ? Aucun homme ne peut lui résister. Si elle décidait de faire signe au lord-chancelier pour qu'il quitte son siège devant tout le monde, il ne pourrait que s'exécuter. « 
Eh bien , le sage Gibbon se trompait ! La minaudière et roucoulante Lady, coiffée à l'instar d'un mouton de son pays, véritable instrument à torturer les nerfs des gens civilisés, créature gémissante habile à flatter le puissant et à éviter le misérable, vient d'essuyer un refus cinglant de la part du plus beau spécimen de beauté virile que la terre ait jamais engendré.
Afin de maquiller sa honte aux yeux du cercle anglais, l'amante bafouée murmure que l'ingrat l'aurait embrassée un soir de tendre mélancolie sur la terrasse plantée de citronniers de je ne sais plus quel palais ! Sa pudeur outragée lui ordonna de tancer l'impétueux séducteur …Le joli conte que voilà !
A la vérité, Sophie, chacun des deux se vante ainsi d'avoir repoussé l'attaque amoureuse de l'autre !
Naples s'amuse de cette hypocrisie anglaise et se gausse de la mine méfiante du beau Fersen .
Ma Sophie, je suis fort aise de cette comédie qui mériterait d'être jouée sur une théâtre de rue :
je ne doute point de l'enthousiasme des Lazzaroni !
Tu t'étonnes de ma méchanceté, tu te trompes fort, ces amours refroidies ont tout simplement dérobé à la curiosité napolitaine la ferveur insolite de mes retrouvailles avec monsieur de Talleyrand. Naples jase haut et vif, c'est un feu roulant de potins, le peuple, joyeux et persifleur, suit la noblesse pas à pas, s'habille de ses habits de gala mis au rebut, singe ses révérences, et ne manque rien de ce théâtre de nature.
A la vérité, ici, seuls les tableaux se taisent ! La reine n'a pas une seconde d'intimité, nous sommes au courant de ses amours avant qu'elle ne sente battre son cœur … Le roi est un livre de chasse et de pêche qui se feuillette sans façon.Mais, personne n'a su que la comtesse de Flahaut, toute éclaboussée d'écume, échevelée, malmenée par le grain qui gronda entre Capri et le port de Naples, franchit pâle d'angoisse les ruelles sonores et malodorantes la séparant du Palais quasi inconnu où monsieur de Talleyrand allait sans doute la fustiger de l'air le plus froid du monde.
Cet air-là, même Monsieur de Fersen ne saurait y parvenir...
Je ne suis point sans courage, Sophie, or, ce fut monter à l'échafaud que de grimper jusqu'au troisième balcon de l'antique palais. Chaque palier disparaissait sous un jardinet de citronniers, chaque fenêtre s'encadrait de roses, je ne vis qu'une brume, je me répétais , l'esprit confus les mots de ce billet que je n’attendais ni n'espérais dans la vallée d'Anacapri :
« Palazzo Sannicandro, via San Mattia, troisième balcon, la porte de gauche sera ouverte, je vous attendrai. Nous verrons bien, Madame, où nous en sommes. Peut-être n'aurons-nous envie que d'un moment de ce plaisir qui suffit aux libertins, peut-être, au contraire, certains sentiments se ranimeront-ils sous leurs braises récentes... »
Sophie, je n'ose pour le moment t'en conter davantage...je suis presque morte de honte, n'es-tu une honnête épouse ? Je ne sais si on peut tout t'avouer ...
Encore une poignée de jours avant de prendre la route vers Terracina, puis Rome car Monsieur de Talleyrand souhaite que je porte un billet secret de sa main à ce fripon de cardinal de Bernis ; cette mission de confiance m'honore et m'insupporte, je me soumets car la faiblesse me gouverne quand il s'agit d'être agréable à un ami. 
Et je m'en repens !
Enfin, au bout du périple : Paris, le vieux-Louvre, mon grenier mondain, point de lumière, point d'orangers, point de bleu limpide, de fleurs sauvages et de rochers splendides... et un nouveau chapitre de mes amours avec Monsieur de Talleyrand …
Tant de souvenirs se pressent dans ma tête, j'en ai une moisson pour ma vie entière ! 

Ma Sophie, bientôt mère,
sache quelle tristesse me ronge en songeant au départ !
Mon âme, mon cœur veilleront en silence dans ce golfe éclatant de lumière et de beauté, je ferai en partant mes adieux à ma vraie patrie. 
Pourquoi la Providence n'a-t-elle point choisi de me faire naître bergère à Capri plutôt que prisonnière à Paris au dernier étage d'un vieux palais moisi ?
Tu vas dire que j'extravague et tu auras tort …

Je t'embrasse,

Adélaïde

 Nathalie-Alix de la Panouse


Le superbe Palazzo Sannicandro accueille encore des voyageurs intrépides à l'instar d'Adélaïde de Flahaut !

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