Les Amants du Louvre, chapitre 11
Potins napolitains au Palazzo
Sannicandro
Adélaïde de Flahaut à Sophie de
Barbazan
Naples,
Palazzo Sannicandro, via San Mattia
8 novembre 1783
Ma bien chère Sophie,
Tu me demandes de te conter l'histoire
de mes retrouvailles napolitaines avec Monsieur de
Talleyrand-Périgord, cet imperturbable Charles-Maurice qui te laissa
une impression des plus ineffaçables dans tes montagnes !
Patiente un peu, je t'en prie …
Mes secrets te seront dévoilés bien
assez tôt ! Naples s'occupe de bien autre chose que de mes
amours, et j'en remercie le Ciel !
Sophie, quel régal cet automne qui s'enchante à prolonger l'été...
Nous barbotons dans un bain mêlant le Nord et le Sud de notre société d'Europe, le ton en est celui de la plaisanterie,de l'aimable libertinage et d'un goût prononcé pour l'art sous toutes ses formes ; en particulier la musique prise comme une passion violente ...
Sophie, quel régal cet automne qui s'enchante à prolonger l'été...
Nous barbotons dans un bain mêlant le Nord et le Sud de notre société d'Europe, le ton en est celui de la plaisanterie,de l'aimable libertinage et d'un goût prononcé pour l'art sous toutes ses formes ; en particulier la musique prise comme une passion violente ...
Sais-tu que j'ai de la bonne nourriture
à potins? Un aimable suédois séjourne au Palazzo Reale, dans la
suite du comte de Halga, nom aristocratique dissimulant le roi de la
Suède, cette contrée faite pour les ours.
Même sur tes pâturages, tu as entendu
d'audacieuses rumeurs ébruités depuis Versailles, notre curieux
Charles-Maurice lui-même a dû susurrer à ton oreille combien la
reine est belle quand elle sourie à ce cavalier frais et vaillant
qui revint le 23 du mois de juin dernier, couronné de son ardeur
juvénile, de la guerre des Amériques ...
Voyons, Sophie, ne comprends-tu point ?
un de ces hommes de neige dont la froideur pique au vif les
engouements féminins...
Tu fronces les sourcils, t'esclaffe,
ôte ton chapeau de paille, et t'exclame : le comte de Fersen !
Oui ! Notre exquis ours polaire
déclenche une fièvre contagieuse chez les Napolitaines, et si ce
n'était que cela …
Or, les victimes du regard d'acier de
ce confident de notre reine sont aussi à déplorer dans le camp de
notre vieil adversaire, Sa Majesté le roi d'Angleterre ! Sir
Hamilton, ambassadeur doux autant qu'un troupeau entier de moutons,
vient de commettre un acte d'une cruauté inouïe : convier le
superbe animal venu du froid à une de ces soirées languissantes où
la bonne société pépie et gazouille dans l'harmonie d'un soleil
d'automne irréel et fauve se couchant sur Capri.
La statue nordique évoluant entre les
statues dérobées à Pompéi quel spectacle étonnant, quelle
sorcellerie ! Les belles que nous sommes le caressions toutes
d'un regard énamourée, fascinées comme si un tigre blanc
effleurait les robes blanches brodées d'épis d'or et les éventails
soudain immobiles dans la brise venue de la mer.
Prince païen cherchant à honore la
déesse du bal, le comte de Fersen offrit sa main à une beauté sans
pareille dont la renommée épouse les aventures pour le moins
pittoresques.N'as-tu entendu le récit des audaces de la fille du duc
de Bristol, cette Elizabeth Foster qui partage agréablement son
existence avec un couple que tout oppose : le duc et la duchesse
de Devonshire ?
La reine de France, notre reine, honore
de son amitié la troublante Georgina qui meuble son intarissable
chagrin d’être l'épouse du seul homme d'Angleterre insensible à
son charme en descendant dans l'arène de la politique !
En France, on nous permet de nous
livrer à l'art de la conversation en nos salons feutrés, on tolère
nos errements sentimentaux, on nous accepte boutiquières ou faiseuse
de modes si la fortune ne nous a point gâtées, mais le mariage
règle nos destinées. L'amour et l'ambition sont pour les
aventurières !
Mais, me diras-tu, quel est ce ton ?
Que signifie cette mélancolie ? Qu'en fut-il des retrouvailles
avec Monsieur de Talleyrand ?
Patience ! finissons la singulière
histoire napolitaine de l'impeccable comte de Fersen !
D'ailleurs, je la tiens de la bouche de
ce Charles-Maurice qui t'importe si fort...
L'impétueuse Lady Foster devint très
vite un péril suffocant devant lequel le Vésuve parût d'une
tiédeur inoffensive ! Bouillante, bouillonnante, brûlante,
belliqueuse et brutale comme une Anglaise torturée des flammes de la
passion, la malheureuse s'affranchit assez de la réserve féminine
et du savoir-vivre de son pays au point de demander le comte de
Fersen en mariage !
Juge de désapprobation courtoise de
cet homme impassible...il eût toutefois la présence d'esprit de
rappeler à l'amoureuse Lady les liens conjugaux qui l'entravaient
en dépit d'une séparation mondaine.
Lady Foster, selon les mots de monsieur
de Talleyrand, qui me donne à croire qu'il épie son prochain
derrière chaque tenture placée sur son chemin, aurait juré ses
Grands Dieux que son Irlandais d'époux, avare, cruel et mesquin cela
va de soi, n'était qu'obstacle négligeable !
Quant au duc de Devonshire, son
consolateur et « payeur », une lettre d'adieu larmoyante,
assortie de regrets éternels à la duchesse fort éprise elle-aussi
de la troublante Lady, et le tour était joué.
Le comte recula-t-il, à ton avis, face
à ce déchaînement voluptueux ?
Ce parfait chevalier d'une reine
lointaine, inflige son mutisme hautain du Palazzo Reale aux thermes
d'Ischia, de la promenade de Chiaia à la Certosa di San Martino, du
Palazzo Cellamare où le roi loge avec une magnificence impossible à
dépeindre ses illustres hôtes, à mon austère Palazzo
Sannicandro, rude maison bâtie au cœur
des quartiers les plus humbles et les plus trépidants de Naples.
Lady Foster gambade sur ses traces en
arborant une redingote à l'anglaise rouge vermillon dont l'audace
efface sa physionomie plaintive ! on la croirait à peine âgée
de 15 ans et d'une innocence à faire perdre la tête, et autres
choses, à un Saint, surtout Napolitain …
Monsieur de Fersen lui aurait cloué le
bec en prétendant que son cœur appartenait à celle qui ne serait
jamais son épouse; Lady Foster habituée à séduire depuis sa
naissance ne se résigne point à si injuste déconfiture … Un de
ses vieux amis, auteur de savants ouvrage, un anglais au nom affreux
à prononcer, Edward Gibbon, qui sait de quoi il retourne, n'a pu
s'empêcher de lancer ce pavé dans le golfe de Naples :
« Lady Foster ? Aucun homme
ne peut lui résister. Si elle décidait de faire signe au
lord-chancelier pour qu'il quitte son siège devant tout le monde, il
ne pourrait que s'exécuter. «
Eh bien , le sage Gibbon se trompait !
La minaudière et roucoulante Lady, coiffée à l'instar d'un mouton
de son pays, véritable instrument à torturer les nerfs des gens
civilisés, créature gémissante habile à flatter le puissant et à
éviter le misérable, vient d'essuyer un refus cinglant de la part
du plus beau spécimen de beauté virile que la terre ait jamais
engendré.
Afin de maquiller sa honte aux yeux du
cercle anglais, l'amante bafouée murmure que l'ingrat l'aurait
embrassée un soir de tendre mélancolie sur la terrasse plantée de
citronniers de je ne sais plus quel palais ! Sa pudeur outragée
lui ordonna de tancer l'impétueux séducteur …Le joli conte que
voilà !
A la vérité, Sophie, chacun des deux
se vante ainsi d'avoir repoussé l'attaque amoureuse de l'autre !
Naples s'amuse de cette hypocrisie
anglaise et se gausse de la mine méfiante du beau Fersen .
Ma Sophie, je suis fort aise de cette
comédie qui mériterait d'être jouée sur une théâtre de rue :
je ne doute point de l'enthousiasme
des Lazzaroni !
Tu t'étonnes de ma méchanceté, tu te
trompes fort, ces amours refroidies ont tout simplement dérobé à
la curiosité napolitaine la ferveur insolite de mes retrouvailles
avec monsieur de Talleyrand. Naples jase haut et vif, c'est un feu
roulant de potins, le peuple, joyeux et persifleur, suit la noblesse
pas à pas, s'habille de ses habits de gala mis au rebut, singe ses
révérences, et ne manque rien de ce théâtre de nature.
A la vérité, ici, seuls les tableaux
se taisent ! La reine n'a pas une seconde d'intimité, nous
sommes au courant de ses amours avant qu'elle ne sente battre son
cœur … Le roi est un livre de chasse et de pêche qui se
feuillette sans façon.Mais, personne n'a su que la comtesse de
Flahaut, toute éclaboussée d'écume, échevelée, malmenée par le
grain qui gronda entre Capri et le port de Naples, franchit pâle
d'angoisse les ruelles sonores et malodorantes la séparant du Palais
quasi inconnu où monsieur de Talleyrand allait sans doute la
fustiger de l'air le plus froid du monde.
Cet air-là, même Monsieur de Fersen
ne saurait y parvenir...
Je ne suis point sans courage, Sophie,
or, ce fut monter à l'échafaud que de grimper jusqu'au troisième
balcon de l'antique palais. Chaque palier disparaissait sous un
jardinet de citronniers, chaque fenêtre s'encadrait de roses, je ne
vis qu'une brume, je me répétais , l'esprit confus les mots de
ce billet que je n’attendais ni n'espérais dans la vallée
d'Anacapri :
« Palazzo Sannicandro, via San
Mattia, troisième balcon, la porte de gauche sera ouverte, je vous
attendrai. Nous verrons bien, Madame, où nous en sommes. Peut-être
n'aurons-nous envie que d'un moment de ce plaisir qui suffit aux
libertins, peut-être, au contraire, certains sentiments se
ranimeront-ils sous leurs braises récentes... »
Sophie, je n'ose pour le moment t'en
conter davantage...je suis presque morte de honte, n'es-tu une
honnête épouse ? Je ne sais si on peut tout t'avouer ...
Encore une poignée de jours avant de
prendre la route vers Terracina, puis Rome car Monsieur de Talleyrand
souhaite que je porte un billet secret de sa main à ce fripon de
cardinal de Bernis ; cette mission de confiance m'honore et
m'insupporte, je me soumets car la faiblesse me gouverne quand il
s'agit d'être agréable à un ami.
Et je m'en repens !
Enfin, au bout du périple :
Paris, le vieux-Louvre, mon grenier mondain, point de lumière, point
d'orangers, point de bleu limpide, de fleurs sauvages et de rochers
splendides... et un nouveau chapitre de mes amours avec Monsieur de
Talleyrand …
Tant de souvenirs se pressent dans ma
tête, j'en ai une moisson pour ma vie entière !
Ma Sophie, bientôt mère,
sache quelle tristesse me ronge en
songeant au départ !
Mon âme, mon cœur veilleront en
silence dans ce golfe éclatant de lumière et de beauté, je ferai
en partant mes adieux à ma vraie patrie.
Pourquoi la Providence
n'a-t-elle point choisi de me faire naître bergère à Capri plutôt
que prisonnière à Paris au dernier étage d'un vieux palais
moisi ?
Tu vas dire que j'extravague et tu
auras tort …
Je t'embrasse,
Adélaïde
Nathalie-Alix de la Panouse
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