Les amants du Louvre
Ou l'histoire de madame de Flahaut-Souza et de monsieur de Talleyrand-Périgord
Ou l'histoire de madame de Flahaut-Souza et de monsieur de Talleyrand-Périgord
Chapitre 12
L'art des retrouvailles à Naples
Sophie de Barbazan à Adélaïde de
Flahaut
Manoir de Barbazan,
Pyrénées, Commingeois
Le 15 décembre 1783
Ma bien chère Adélaïde,
Je reçois à l'instant une lettre d'Italie, un billet napolitain de
ton amie si lancée et si fidèle, cette très grande dame qui me
cause toujours une irrépressible frayeur: Louise d'Albany, la belle
amie de l'irrésistible,Alfieri ! Louise, amie
intime des ambassadeurs, des poètes et des rois !
Elle m'ignorait au couvent, elle feint de m'avoir en ses bonnes grâces, moi l'épouse d'un gentilhomme des montagnes sentant l'ail et la bouse.
Ne suis-je une baronne en sabots ensevelie sous la neige au bout du monde civilisé ? Quelle touchante action que de m'écrire en suspendant un instant les divertissements de Naples à la veille de Noël !
Elle m'ignorait au couvent, elle feint de m'avoir en ses bonnes grâces, moi l'épouse d'un gentilhomme des montagnes sentant l'ail et la bouse.
Ne suis-je une baronne en sabots ensevelie sous la neige au bout du monde civilisé ? Quelle touchante action que de m'écrire en suspendant un instant les divertissements de Naples à la veille de Noël !
Par le ciel, Adélaïde, sais-tu que
j'ai fort envie de lui montrer que bien que recluse en ma vallée
du Comminges, je n'en suis pas moins vaillante, curieuse et
voyageuse ?
Cette très haute dame emploie un ton
des plus compatissants sous le courtois prétexte de m'adresser ses
vœux de bonnes relevailles.
Mon époux s'enorgueillit certes de
notre descendance dont il est en fin de compte pour peu de choses !
Depuis une semaine, la neige ne brise
point l'ardeur des voisins trop heureux de se distraire en cette dure
saison .
De mon lit, le petit Charles, je n'ai point résisté à choisir ce prénom qui nous sera un lien avec celui qui nous charme à la folie, mon nouveau-né tout empaqueté de dentelles couché à mon côté, j'endure avec grâce visites compliments et présents.
De mon lit, le petit Charles, je n'ai point résisté à choisir ce prénom qui nous sera un lien avec celui qui nous charme à la folie, mon nouveau-né tout empaqueté de dentelles couché à mon côté, j'endure avec grâce visites compliments et présents.
Mais quelle impatience dans ma tête !
ce ne sont point les billets douceâtres des dames dédaigneuses ou
les conseils sentencieux des nobles aïeules se répandant en vœux,
pareilles aux fées habitant en nos lacs escarpés qui aiguisent ma
curiosité de provinciale ennuyée.
Te voilà chez ton digne époux,
recevant ces courtisans qui échangent de façon si flatteuse la
Galerie des Glaces et les petits appartements de la reine contre un
maigre feu réchauffant à grand peine ton grenier du vieux-Louvre.
Tu te morfonds de ton île aux chèvres,
mais n'es-tu la providence rayonnante du salon le plus enjoué de
Paris ? Or, toi, la maîtresse des conversations piquantes,
l'artiste des plaisanteries qui font mouche en se gardant de sombrer
dans le commérage vulgaire ou l'attaque méchante, tu ne me dis mot,
tu t'enfermes dans un silence bizarre, je ne reconnais point-là
cette malicieuse Adélaïde dont chaque lettre était un roman à
épisodes qui me faisait frémir de ravissement.
Taciturne et vague, tu ne me m'envoies
que présents de linge fin et poupées habillées à la mode de la
Rose Bertin. Déjà, mes filles réclament par ta faute ces
robes relevées de paniers en taffetas gorge-de pigeon qui ne
conviennent ni à leur jeune âge, ni à nos habitudes rustiques …
Voici encore des bonbonnières de
Sèvres bleu et or, somptuosités fragiles en l'honneur de la veillée de
Noël ! Ma troupe enfantine bat des mains et se précipite au
risque de casser ces charmantes boîtes, je les place en lieu sûr,
les ouvre, point de lettre, des pralines qui gâtent les dents de
lait !
Et point du tout le récit de tes retrouvailles napolitaines avec cet ami dont tu tais même le nom !
Et point du tout le récit de tes retrouvailles napolitaines avec cet ami dont tu tais même le nom !
Allons, monsieur de Talleyrand se
serait-il dissous dans l'air parisien ?
Je t'en conjure, Adélaïde,
n'abandonne une amie d'enfance qui remplis son rôle de confidente
depuis ton entrée au couvent.
Mon enfantelet pleure, sa nourrice m'en
débarrasse, la bonne des plus jeunes se plaint en patois des
impertinences de Paul, des bêtises de Virginie, la servante en
coiffe de bergère lève les bras vers les poutres noircis du plafond
datant du bon roi Henri, c'est qu'un drame, que dis-je une épouvantable tragédie vient d'éclater : la brune Adèle et la blonde Solange
se sont cachées et ne veulent répondre tant qu'on ne leur promet un
bal enfantin !
Ajoute à ce désordre monsieur mon époux qui revient de ses étables et tonitrue pour un valet qui n'a su aider une vache à mettre bas ! En vérité, on croirait que j'en suis responsable, je n'en puis supporter davantage !
Pourquoi prenions-nous autrefois le mariage pour la terre promise ?
La nourrice de mon Charles se plaint d'un lait difficile, Paul tousse affreusement, Adèle se montre en lambeaux, le visage griffé, mais qu'a-t-elle inventé ? C'est ta filleule, elle déborde de vie et pour l'heure m'épuise...Solange se traîne à mon chevet, sanglotante, sa poupée parisienne, si délicate, aurait un bras cassé, on exige de moi un miracle !et ce monsieur Rousseau soutient qu'il est nécessaire de nourrir son nouveau-né ! ces philosophes n'entendent rien au pain amer de la vie de famille nombreuse !
Ajoute à ce désordre monsieur mon époux qui revient de ses étables et tonitrue pour un valet qui n'a su aider une vache à mettre bas ! En vérité, on croirait que j'en suis responsable, je n'en puis supporter davantage !
Pourquoi prenions-nous autrefois le mariage pour la terre promise ?
La nourrice de mon Charles se plaint d'un lait difficile, Paul tousse affreusement, Adèle se montre en lambeaux, le visage griffé, mais qu'a-t-elle inventé ? C'est ta filleule, elle déborde de vie et pour l'heure m'épuise...Solange se traîne à mon chevet, sanglotante, sa poupée parisienne, si délicate, aurait un bras cassé, on exige de moi un miracle !et ce monsieur Rousseau soutient qu'il est nécessaire de nourrir son nouveau-né ! ces philosophes n'entendent rien au pain amer de la vie de famille nombreuse !
Il m'est décidément impossible
d'écrire un mot de plus dans ce remue-ménage.Notre manoir aux murs bien gris, aux tourelles d'ardoise enguirlandées de neige retentit de gaieté franchement méditerranénne, n'est-ce un prodige ? Et c'est à toi que je dois ce mirage !
Une fièvre napolitaine
s'étendrait-elle jusqu'à la vallée retirée de Barbazan ?
Je vois en songe ces crèches illuminées que se montrent les familles, ravissantes décorations,ou éclatants spectacles immobiles où se pressent une multitude de figurines ! Ces efforts des Napolitains, selon les mots de madame la comtesse d'Albany, ces frais et ces apprêts dépassent tout ce que l'on peut imaginer.
J'ai la faiblesse de me représenter ces familles pareilles à la nôtre mais joyeuses, mais ferventes dans la lumière généreuse d'un hiver clément, je les accompagne au sein des rues encombrées de pyramides de cochons, d'oies, de dindons, de gâteaux, que l'aristocratie installe afin que nul estomac de la ville ne souffre de faim en célébrant la Madone.
Je vois en songe ces crèches illuminées que se montrent les familles, ravissantes décorations,ou éclatants spectacles immobiles où se pressent une multitude de figurines ! Ces efforts des Napolitains, selon les mots de madame la comtesse d'Albany, ces frais et ces apprêts dépassent tout ce que l'on peut imaginer.
J'ai la faiblesse de me représenter ces familles pareilles à la nôtre mais joyeuses, mais ferventes dans la lumière généreuse d'un hiver clément, je les accompagne au sein des rues encombrées de pyramides de cochons, d'oies, de dindons, de gâteaux, que l'aristocratie installe afin que nul estomac de la ville ne souffre de faim en célébrant la Madone.
Monsieur de Saint-Non, notre grand
auteur de ce « Voyage pittoresque ou description des royaumes
de Naples et de Sicile » qui vous tombe des mains parfois en
dépit de peintures charmantes des mœurs locales, ne renchérit-il
d'ailleurs d'admiration devant ces crèches qui émeuvent son
âme de voyageur éminemment sérieux ?
As-tu lu, toi l'amoureuse invétérée du golfe de Naples, ce passage qui fait naître l'envie de créer la plus belle crèche que de mémoire de berger on ait jamais vu en l'église du village ?
Ecoute donc :
As-tu lu, toi l'amoureuse invétérée du golfe de Naples, ce passage qui fait naître l'envie de créer la plus belle crèche que de mémoire de berger on ait jamais vu en l'église du village ?
Ecoute donc :
« comme les maisons sont toutes
couvertes de terrasses, c'est souvent sur ces espèces d'esplanades
que se dressent ces Théâtres et ces sortes de représentations :
de la mousse, du carton, des morceaux de liège et des branches
d'arbres, font à peu-près ce qui forme le fond du spectacle. Mais
les ornements, les accessoires y sont distribués, groupés avec un
art, et on peut dire une magie au-dessus de la description et de
l'idée que l'on peut s'en faire. »
Ah ! Que ne suis-je à Naples avec
mes enfants au lieu de suffoquer sous la neige et le ciel grisâtre !
Il me reste la consolation de te lire
bientôt …La prose de l'abbé de Saint-Non ne me suffit point !
Je t'embrasse,
puisse l'étoile de Noël ramener à
toi ce qui au sein de ta vie s'est dispersé ou perdu,
Sophie de Barbazan
Paris, vieux-Louvre,
le 24 décembre 1784
Adélaïde de Flahaut à Sophie de
Barbazan
Ma douce Sophie,
les remords me viennent au moment où
les doigts gelés je secoue ma plume afin de tracer de ma plus belle
écriture mes vœux de nouvel an.
Tu as mille fois raison de me reprocher
mon ingrat silence, cette fois, tu vas être aux anges, je vogue ce
matin sur la mer du temps perdu et te prie de monter à bord.
Le ciel est si lourd en ses nuages
chargés de neige que ma mémoire craint fort d'embellir ces
souvenirs qui n'ont plus que la nature vaporeuse d'un rêve.
Monsieur de Talleyrand-Périgord s'est
métamorphosé de chevalier napolitain en galant abbé volage et
libertin. Son cœur inconsistant s'abandonne à une mère, une fille
et une belle-soeur .
La plaisante affaire circule des salons aux tables de jeu, de Versailles aux rues insalubres du Marais. Il m'honore encore de diverses façons, et traverse toujours mon salon en fouettant l'air de ses mots et montrant un empressement trop étudié pour être vrai.
La plaisante affaire circule des salons aux tables de jeu, de Versailles aux rues insalubres du Marais. Il m'honore encore de diverses façons, et traverse toujours mon salon en fouettant l'air de ses mots et montrant un empressement trop étudié pour être vrai.
En cette veille de la plus douce des
fêtes, je sens avec cruauté le vide de mes jours privés de la joie
d'un enfant.
Mon époux semble la victime de tous les désagréments de saison, on jurerait une encyclopédie de la médecine ! Le pauvre homme, j'ai une affection filiale à son endroit et le soigne avec un bel entrain .
Mon époux semble la victime de tous les désagréments de saison, on jurerait une encyclopédie de la médecine ! Le pauvre homme, j'ai une affection filiale à son endroit et le soigne avec un bel entrain .
Quant à monsieur de Périgord, le
verriez-vous accéder au beau titre de père ?
Le ciel nous pardonnerait à mon sens
cette faiblesse rendue excusable par nos âges et nos destins forcés.
Je crois en la mansuétude divine plus qu'à la sollicitude du commun
des tristes mortels !
On admire mon optimisme, on le vante
même depuis que j'ai eu l'ironie de conseiller à monsieur de
Narbonne de préciser en tête de son testament :
« Si par hasard je meurs ... »
« Si par hasard je meurs ... »
N'est-ce le comble de l'optimisme ?
Hélas ! Il faudrait surtout bien
de la vanité afin de croire que l'on puisse retenir celui qui adore
la comtesse de Brionne, une de ces femmes que les années
rajeunissent avec panache, à l'instar de Ninon de l'Enclos qui
suscitait des passions violentes à l'hiver de son âge !
Je t'assure Sophie, cinquante ans
glissent sur cette enchanteresse comme pluie sur un ruisseau, elle
séduit en ouvrant la bouche, tout ce qu'elle dit frappe
l'imagination et nourrit l'esprit.Ses entrées valent bien celles de
notre ami Charles-Maurice.
Un vaisseau de Monsieur Claude Lorrain ne fendrait plus majestueusement les eaux irisées de rouge d'un port idéal aux colonnes magnifiques.
Un vaisseau de Monsieur Claude Lorrain ne fendrait plus majestueusement les eaux irisées de rouge d'un port idéal aux colonnes magnifiques.
Souhaitons d'avoir cet aspect-là plus
tard et non celui de ruines distinguées !
Mais, si je prends mon parti de cette
conquête gaspillant ses ultimes beautés dans la bataille de
l'amour, je ne puis pardonner à monsieur de Talleyran de frayer avec
la princesse de Carignan et l'abbesse de Remiremont, celle-ci de santé
si fragile qu'un souffle pourrait l'éteindre.
Cette Charlotte ne risque toutefois de
succomber dans les bras de son nouvel ami, tu vas.La pire rivale
reste la princesse de Vaudémont, belle-fille de la comtesse de
Brionne.
Quelle étrange créature en vérité ! Je devrai éprouver de la pitié à son égard , n'est-elle mariée à un faible d'esprit, ingrat de figure et terne à en périr d'ennui ?
Quelle étrange créature en vérité ! Je devrai éprouver de la pitié à son égard , n'est-elle mariée à un faible d'esprit, ingrat de figure et terne à en périr d'ennui ?
Ce beau titre de princesse exige une
rançon d'importance … Tu le vois: la jalousie m'emporte à ma
honte !
Quel prodige m'aiderait-il à devenir
blonde, pâle comme un marbre, férue de doctes théories libérales,
le ton sentencieux, le regard sérieux et froid et le visage grêlée
de petite vérole? La belle a mon âge, ce qui ne l'empêche guère
de tourner à la femme savante montrant au monde les inépuisables
ressources de son bel esprit !Monsieur de Talleyrand a pour lui
plaire l'ascendant d'un libertin expérimenté ; elle l'attirer
grâce à ses relations de cour et son air de grande dame.
Je ne suis que la fille d'une amante
de notre défunt roi, une comtesse impécunieuse, épouse d'un
grand-père et mourant de froid entre deux plaisanteries sous les
combles d'un palais .
Voilà une maigre pitance afin de
rassasier le robuste appétit du seigneur de Périgord !
Que Naples s'éloigne de jour en
jour...
Mes retrouvailles dans ce palais
austère, dissimulant ses splendeurs de monument bâti par une
antique famille, au sein d'une ruelle envahie par un peuple agité et
spontané à outrance, pèsent aussi peu qu'un conte enfantin.
Je crois t'avoir laissé devant une
porte massive au troisième étage...
La scène vit pour l'éternité au fond
de ma mémoire.
Lasse et inquiète, je respirai le
parfum des orangers en pots, contemplai la cour ordonnée en théâtre
de verdure miniature, le blason guerrier s'étalant avec un sens du
grandiose typiquement napolitain au dessus- du porche gigantesque, ou
qui m'apparaissait ainsi tant l'émotion brouillait mes yeux et ma
raison ..
.J'étais persuadée de vivre mes derniers moments, mon ami me repousserait sans doute, aurais-je le courage de feindre un flegme mensonger, de dissimuler ma peine infinie ?
.J'étais persuadée de vivre mes derniers moments, mon ami me repousserait sans doute, aurais-je le courage de feindre un flegme mensonger, de dissimuler ma peine infinie ?
J'avais douté de notre lien, cela ne
méritait aucun pardon !
Monsieur de Talleyrand se tenait
derrière la porte
Il n'y eut aucune parole, aucune
hésitation, aucune revanche, aucune vengeance, nous nous jetâmes
dans les bras l'un de l'autre, et les heures coulèrent comme il se
doit quand on est fort amoureux …
Depuis, je ne sais où je suis et
Naples m'est une patrie perdue.
La reine a fait savoir par Monsieur de
Narbonne que le comte de Flahaut et moi-même serions admis à la
fête du jour de l'an , on dit que Rose Bertin lui a confectionné une
robe coûtant la bagatelle de six mille euros... Monsieur de
Talleyrand fera la roue, et moi la moue !
Je t'embrasse,
embrasse ta nichée et cesse de te
plaindre, que ne donnerais-je pour être mère à mon tour !
Adélaïde
Nathalie-Alix de La Panouse
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