dimanche 29 juillet 2018

Secrets des coeurs féminins, Chapitre 12, Les amants du Louvre


Les amants du Louvre
Ou l'histoire de madame de Flahaut-Souza et de monsieur de Talleyrand-Périgord
Chapitre 12

L'art des retrouvailles à Naples

Sophie de Barbazan à Adélaïde de Flahaut

Manoir de Barbazan,
Pyrénées, Commingeois
Le 15 décembre 1783

Ma bien chère Adélaïde,


Je reçois à l'instant une lettre d'Italie, un billet napolitain de ton amie si lancée et si fidèle, cette très grande dame qui me cause toujours une irrépressible frayeur: Louise d'Albany, la belle amie de l'irrésistible,Alfieri ! Louise, amie intime des ambassadeurs, des poètes et des rois !
Elle m'ignorait au couvent, elle feint de m'avoir en ses bonnes grâces, moi l'épouse d'un gentilhomme des montagnes sentant l'ail et la bouse.
Ne suis-je une baronne en sabots ensevelie sous la neige au bout du monde civilisé ? Quelle touchante action que de m'écrire en suspendant un instant les divertissements de Naples à la veille de Noël !
Par le ciel, Adélaïde, sais-tu que j'ai fort envie de lui montrer que bien que recluse en ma vallée du Comminges, je n'en suis pas moins vaillante, curieuse et voyageuse ?
Cette très haute dame emploie un ton des plus compatissants sous le courtois prétexte de m'adresser ses vœux de bonnes relevailles.
Mon époux s'enorgueillit certes de notre descendance dont il est en fin de compte pour peu de choses !
Depuis une semaine, la neige ne brise point l'ardeur des voisins trop heureux de se distraire en cette dure saison .
De mon lit,  le petit Charles, je n'ai point résisté à choisir ce prénom qui nous sera un lien avec celui qui nous charme à la folie, mon nouveau-né tout empaqueté de dentelles couché à mon côté, j'endure avec grâce visites compliments et présents.
Mais quelle impatience dans ma tête ! ce ne sont point les billets douceâtres des dames dédaigneuses ou les conseils sentencieux des nobles aïeules se répandant en vœux, pareilles aux fées habitant en nos lacs escarpés qui aiguisent ma curiosité de provinciale ennuyée.
Te voilà chez ton digne époux, recevant ces courtisans qui échangent de façon si flatteuse la Galerie des Glaces et les petits appartements de la reine contre un maigre feu réchauffant à grand peine ton grenier du vieux-Louvre.
Tu te morfonds de ton île aux chèvres, mais n'es-tu la providence rayonnante du salon le plus enjoué de Paris ? Or, toi, la maîtresse des conversations piquantes, l'artiste des plaisanteries qui font mouche en se gardant de sombrer dans le commérage vulgaire ou l'attaque méchante, tu ne me dis mot, tu t'enfermes dans un silence bizarre, je ne reconnais point-là cette malicieuse Adélaïde dont chaque lettre était un roman à épisodes qui me faisait frémir de ravissement.
Taciturne et vague, tu ne me m'envoies que présents de linge fin et poupées habillées à la mode de la Rose Bertin. Déjà, mes filles réclament par ta faute ces robes relevées de paniers en taffetas gorge-de pigeon qui ne conviennent ni à leur jeune âge, ni à nos habitudes rustiques …
Voici encore des bonbonnières de Sèvres bleu et or, somptuosités fragiles en l'honneur de la veillée de Noël ! Ma troupe enfantine bat des mains et se précipite au risque de casser ces charmantes boîtes, je les place en lieu sûr, les ouvre, point de lettre, des pralines qui gâtent les dents de lait  !
Et point du tout le récit de tes retrouvailles napolitaines avec cet ami dont tu tais même le nom !
Allons, monsieur de Talleyrand se serait-il dissous dans l'air parisien ?
Je t'en conjure, Adélaïde, n'abandonne une amie d'enfance qui remplis son rôle de confidente depuis ton entrée au couvent.
Mon enfantelet pleure, sa nourrice m'en débarrasse, la bonne des plus jeunes se plaint en patois des impertinences de Paul, des bêtises de Virginie, la servante en coiffe de bergère lève les bras vers les poutres noircis du plafond datant du bon roi Henri, c'est qu'un drame, que dis-je une épouvantable tragédie vient d'éclater : la brune Adèle et la blonde Solange se sont cachées et ne veulent répondre tant qu'on ne leur promet un bal enfantin !
Ajoute à ce désordre monsieur mon époux qui revient de ses étables et tonitrue pour un valet qui n'a su aider une vache à mettre bas ! En vérité, on croirait que j'en suis responsable, je n'en puis supporter davantage !
Pourquoi prenions-nous autrefois le mariage pour la terre promise ?
 La nourrice de mon Charles se plaint d'un lait difficile, Paul tousse affreusement, Adèle se montre en lambeaux, le visage griffé, mais qu'a-t-elle inventé ? C'est ta filleule, elle déborde de vie et pour l'heure m'épuise...Solange se traîne à mon chevet, sanglotante, sa poupée parisienne, si délicate, aurait un bras cassé, on exige de moi un miracle !et ce monsieur Rousseau soutient qu'il est nécessaire de nourrir son nouveau-né ! ces philosophes n'entendent rien au pain amer de la vie de famille nombreuse !
Il m'est décidément impossible d'écrire un mot de plus dans ce remue-ménage.Notre manoir aux murs bien gris, aux tourelles d'ardoise enguirlandées de neige retentit de gaieté franchement méditerranénne, n'est-ce un prodige ? Et c'est à toi que je dois ce mirage !
Une fièvre napolitaine s'étendrait-elle jusqu'à la vallée retirée de Barbazan ?
Je vois en songe ces crèches illuminées que se montrent les familles, ravissantes décorations,ou éclatants spectacles immobiles où se pressent une multitude de figurines ! Ces efforts des Napolitains, selon les mots de madame la comtesse d'Albany, ces frais et ces apprêts dépassent tout ce que l'on peut imaginer.
 J'ai la faiblesse de me représenter ces familles pareilles à la nôtre mais joyeuses, mais ferventes dans la lumière généreuse d'un hiver clément, je les accompagne au sein des rues encombrées de pyramides de cochons, d'oies, de dindons, de gâteaux, que l'aristocratie installe afin que nul estomac de la ville ne souffre de faim en célébrant la Madone.
Monsieur de Saint-Non, notre grand auteur de ce « Voyage pittoresque ou description des royaumes de Naples et de Sicile » qui vous tombe des mains parfois en dépit de peintures charmantes des mœurs locales, ne renchérit-il d'ailleurs d'admiration devant ces crèches qui émeuvent son âme de voyageur éminemment sérieux ?
As-tu lu, toi l'amoureuse invétérée du golfe de Naples, ce passage qui fait naître l'envie de créer la plus belle crèche que de mémoire de berger on ait jamais vu en l'église du village ?
Ecoute donc :
« comme les maisons sont toutes couvertes de terrasses, c'est souvent sur ces espèces d'esplanades que se dressent ces Théâtres et ces sortes de représentations : de la mousse, du carton, des morceaux de liège et des branches d'arbres, font à peu-près ce qui forme le fond du spectacle. Mais les ornements, les accessoires y sont distribués, groupés avec un art, et on peut dire une magie au-dessus de la description et de l'idée que l'on peut s'en faire. » 
Ah ! Que ne suis-je à Naples avec mes enfants au lieu de suffoquer sous la neige et le ciel grisâtre !
Il me reste la consolation de te lire bientôt …La prose de l'abbé de Saint-Non ne me suffit point !

Je t'embrasse,
puisse l'étoile de Noël ramener à toi ce qui au sein de ta vie s'est dispersé ou perdu,

Sophie de Barbazan

Paris, vieux-Louvre,
le 24 décembre 1784

Adélaïde de Flahaut à Sophie de Barbazan


Ma douce Sophie,
les remords me viennent au moment où les doigts gelés je secoue ma plume afin de tracer de ma plus belle écriture mes vœux de nouvel an.
Tu as mille fois raison de me reprocher mon ingrat silence, cette fois, tu vas être aux anges, je vogue ce matin sur la mer du temps perdu et te prie de monter à bord.
Le ciel est si lourd en ses nuages chargés de neige que ma mémoire craint fort d'embellir ces souvenirs qui n'ont plus que la nature vaporeuse d'un rêve.
Monsieur de Talleyrand-Périgord s'est métamorphosé de chevalier napolitain en galant abbé volage et libertin. Son cœur inconsistant s'abandonne à une mère, une fille et une belle-soeur .
La plaisante affaire circule des salons aux tables de jeu, de Versailles aux rues insalubres du Marais. Il m'honore encore de diverses façons, et traverse toujours mon salon en fouettant l'air de ses mots et montrant un empressement trop étudié pour être vrai.
En cette veille de la plus douce des fêtes, je sens avec cruauté le vide de mes jours privés de la joie d'un enfant.
Mon époux semble la victime de tous les désagréments de saison, on jurerait une encyclopédie de la médecine ! Le pauvre homme, j'ai une affection filiale à son endroit et le soigne avec un bel entrain .
Quant à monsieur de Périgord, le verriez-vous accéder au beau titre de père ?
Le ciel nous pardonnerait à mon sens cette faiblesse rendue excusable par nos âges et nos destins forcés. Je crois en la mansuétude divine plus qu'à la sollicitude du commun des tristes mortels !
On admire mon optimisme, on le vante même depuis que j'ai eu l'ironie de conseiller à monsieur de Narbonne de préciser en tête de son testament :
«  Si par hasard je meurs ... »
N'est-ce le comble de l'optimisme ?
Hélas ! Il faudrait surtout bien de la vanité afin de croire que l'on puisse retenir celui qui adore la comtesse de Brionne, une de ces femmes que les années rajeunissent avec panache, à l'instar de Ninon de l'Enclos qui suscitait des passions violentes à l'hiver de son âge !
Je t'assure Sophie, cinquante ans glissent sur cette enchanteresse comme pluie sur un ruisseau, elle séduit en ouvrant la bouche, tout ce qu'elle dit frappe l'imagination et nourrit l'esprit.Ses entrées valent bien celles de notre ami Charles-Maurice.
 Un vaisseau de Monsieur Claude Lorrain ne fendrait plus majestueusement les eaux irisées de rouge d'un port idéal aux colonnes magnifiques.
Souhaitons d'avoir cet aspect-là plus tard et non celui de ruines distinguées !
Mais, si je prends mon parti de cette conquête gaspillant ses ultimes beautés dans la bataille de l'amour, je ne puis pardonner à monsieur de Talleyran de frayer avec la princesse de Carignan et l'abbesse de Remiremont, celle-ci de santé si fragile qu'un souffle pourrait l'éteindre.
Cette Charlotte ne risque toutefois de succomber dans les bras de son nouvel ami, tu vas.La pire rivale reste la princesse de Vaudémont, belle-fille de la comtesse de Brionne.
 Quelle étrange créature en vérité ! Je devrai éprouver de la pitié à son égard , n'est-elle mariée à un faible d'esprit, ingrat de figure et terne à en périr d'ennui ?
Ce beau titre de princesse exige une rançon d'importance … Tu le vois: la jalousie m'emporte à ma honte !
Quel prodige m'aiderait-il à devenir blonde, pâle comme un marbre, férue de doctes théories libérales, le ton sentencieux, le regard sérieux et froid et le visage grêlée de petite vérole? La belle a mon âge, ce qui ne l'empêche guère de tourner à la femme savante montrant au monde les inépuisables ressources de son bel esprit !Monsieur de Talleyrand a pour lui plaire l'ascendant d'un libertin expérimenté ; elle l'attirer grâce à ses relations de cour et son air de grande dame.
Je ne suis que la fille d'une amante de notre défunt roi, une comtesse impécunieuse, épouse d'un grand-père et mourant de froid entre deux plaisanteries sous les combles d'un palais .
Voilà une maigre pitance afin de rassasier le robuste appétit du seigneur de Périgord !
Que Naples s'éloigne de jour en jour...
Mes retrouvailles dans ce palais austère, dissimulant ses splendeurs de monument bâti par une antique famille, au sein d'une ruelle envahie par un peuple agité et spontané à outrance, pèsent aussi peu qu'un conte enfantin.
Je crois t'avoir laissé devant une porte massive au troisième étage...
La scène vit pour l'éternité au fond de ma mémoire.
Lasse et inquiète, je respirai le parfum des orangers en pots, contemplai la cour ordonnée en théâtre de verdure miniature, le blason guerrier s'étalant avec un sens du grandiose typiquement napolitain au dessus- du porche gigantesque, ou qui m'apparaissait ainsi tant l'émotion brouillait mes yeux et ma raison ..
.J'étais persuadée de vivre mes derniers moments, mon ami me repousserait sans doute, aurais-je le courage de feindre un flegme mensonger, de dissimuler ma peine infinie ?
J'avais douté de notre lien, cela ne méritait aucun pardon !
Monsieur de Talleyrand se tenait derrière la porte
Il n'y eut aucune parole, aucune hésitation, aucune revanche, aucune vengeance, nous nous jetâmes dans les bras l'un de l'autre, et les heures coulèrent comme il se doit quand on est fort amoureux …
Depuis, je ne sais où je suis et Naples m'est une patrie perdue.
La reine a fait savoir par Monsieur de Narbonne que le comte de Flahaut et moi-même serions admis à la fête du jour de l'an , on dit que Rose Bertin lui a confectionné une robe coûtant la bagatelle de six mille euros... Monsieur de Talleyrand fera la roue, et moi la moue !

Je t'embrasse,

embrasse ta nichée et cesse de te plaindre, que ne donnerais-je pour être mère à mon tour !

Adélaïde

Nathalie-Alix de La Panouse


Deux amies et les enfants de l'une par Elizabeth-Louise Vigée-Lebrun vers 1787:
Caroline de Murat et Natalie de Rochechouart, et les jeunes Alexis et Adrien de Rougé
Washington, National Gallery of Art

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire