dimanche 5 août 2018

Pages Capriotes : L'art de cultiver son jardin de Capri ou le rêve de Mona Bismarck

Pages Capriotes

Un paradis sur un rocher 

Le nom de la comtesse von Bismarck ne retient guère la curiosité ou l'envie, encore moins l'admiration. Aucune émotion ne naît à l'évocation de cette mystérieuse Mona, ombre parmi les ombres, vestige mondain d'une époque trop brillante et trop futile pour nourrir sentiments altruistes et passions généreuses.
Quel lien unit-il alors les terrasses chargées de jardins d'une falaise de Capri et la collectionneuse de diamants de Golconde, aussi froide que ses pierres à la beauté extravagante ?
Peut-être un désir d'une perfection spirituelle que ni les richesses terrestres ni les gemmes muettes ne savent combler.
L'histoire de Mona von Bismarck et de l'île de Capri frappe par l'idée de rédemption subtile et surprenante qui s'y attache.
Les amateurs de jardins ne survivent-ils, mêlés aux arbres, aux fleurs, aux vergers, qu'ils se sont évertués à planter ? C'est la destinée miraculeuse que l'on souhaite à cette étrange comtesse dont le cœur glacé fut réchauffé par la grâce de son paradis du Fortino.
Si vous avez la chance sans pareille de flâner un tiède après-midi d'automne en face de la baie de Naples, sur les sentiers caillouteux de Capri, votre promenade nonchalante et rêveuse vous incitera à parcourir les allées apaisantes sous la brise exaltant les senteurs de plantes rares, les terrasses pavées de mosaïques autour des buissons de roses, de lauriers, les pelouses éparpillées d'orchidées , ruisselantes de jonquilles, de fleurs exquises, familières ou incongrues, toutes semées, cultivées, soignées avec un soin jaloux en ces belvédères du vertige par la femme la plus fortunée, la plus éloignée des marasmes terrestres, des tourments pécuniaires, des convoitises vulgaires, de l'Amérique des années 1930.
Un jardin ne reflète-t-il l'âme de son créateur ? N'est-ce là le sublime privilège de ceux qui écrivent un poème avec des rosiers sauvages ou un roman avec un bosquet d'oliviers, une quinconce de tilleuls, une envolée de chèvrefeuille ?
« Miroir , mon beau miroir, murmurait Mona, l'impériale, la statue de chair, la perfection personnifiée, le cœur aride qui espérait enfin une averse de printemps, la veuve consolée d'un époux fort cossu, d'un second admirablement milliardaire, d'un troisième empereur de Wall Street, l'inconsolable veuve d'un comte qui aimait les hommes, l'épouse lasse, avant d'en devenir la veuve, d'un jeune médecin et dandy italien qui se fracassa contre les rochers de Sorrente.
Mona belle de figure, belle par volonté, belle condamnée à la beauté portait-elle malheur ?
Une incantation de Baudelaire, écho de son île bien-aimée , transcende sa destinée :

« Je suis belle, ô mortels ! Comme un rêve de pierre,
Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour,
Est fait pour inspirer un amour
Éternel ainsi que la matière.

Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris ;
J'unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes ;
Je hais le mouvement qui déplace les lignes,
et jamais je ne pleure et jamais je ne ris. »

Cette créature « belle comme un rêve de pierre », évoque la splendeur maléfique du diamant Hope, cette pierre à la nuance de lac insondable qui provoqua un nombre remarquable de désastres échappant à la simple raison ?
Une ronde infernale de faillites, désespoirs, morts effroyables et violentes ! Sa première victime fut son plus illustre propriétaire, le Soi-Soleil, puis, la gemme jalouse et cruelle jeta à l'échafaud L'infortuné Louis XVI,la reine Marie-Antoinette qui lui vouaient étourdiment une adoration naïve, et acheva sa sinistre besogne de caillou maudit en faisant rouler la tête de la très dévergondée comtesse du Barry, une croqueuse de diamants qui n'a pas encore trouvé de rivale tant sa gourmandise la perdit...
Légendes nées des convoitises irrépressibles qu'éveilla la gemme aux rayons bleus ? Sorcellerie ancestrale des pierres roulant pareilles à des étoiles froides au firmament d'un ciel inconnu ?
Le diamant bleu en cage depuis 1958 à Washington ne frappe, ne tue, ne ruine personne !
Au contraire, il assure de confortables entrées au musée qui le présente comme un trophée à une foule de curieux cherchant le grand frisson ...
Mona von Bismarck a sombré dans les cavernes éternelles dont les portes s'ouvrent peut-être au sein des grottes de Capri. Son art de vivre est englouti sous les pas indifférents des voyageurs consultant leurs insipides messages, son fantôme d'un raffinement immortel s'écarte des mortels bruyants, des visiteurs fugaces.
Mais soudain, le voilà enveloppant de complicité éthérée celui qui se demande quel magicien a jadis creusé la falaise, adouci le précipice, fait croître sur des ruines solitaires un vert paradis qui aurait paru à l'empereur Auguste le refuge de la divine Circé.
Sans nul doute, le mécène bienveillant du poète Virgile se serait-il laissé envoûter par la jardinière vêtue de blanc qui prodiguait l'eau précieuse des citernes à ses fleurs venues d'horizons extraordinaires. Une lubie ou un art du jardinage tenant du chef-d’œuvre ? Pourquoi cet entêtement de Mona s'acharnant à acclimater ces raretés de la botanique sur une île odorante à l'instar d'un jardin de paradis ?
Le confident de Baudelaire, le voyageur humaniste Maxime du Camp s'extasiait déjà devant les « grands tapis d'or «  du souci sauvage , les églantiers, les genêts, les géraniums sauvages sentant  « absolument le musc », et l'absinthe « qui n'est point utilisée dans ce naïf pays pour fabriquer l'horrible poison qui fait plus de mal que le choléra ».
D'ailleurs,vers 1780, les hardis adeptes du « Grand tour » assez vaillants pour affronter la traversée hasardeuse du golfe de Naples se prenaient tout de suite pour les héritiers d'Auguste et de Tibère en célébrant les oliviers,arbousiers, lauriers, buissons d' orangers et champs de citronniers de l'île ensorcelée.
Mais, ce cortège méditerranéen ne pouvait combler une femme en mal de vocation.
Son attachement irrémédiable à Capri s'épanouit jusqu'à la hanter, elle rêvait de plantes bizarres, de fleurs incongrues qui le lendemain emplissaient ses bras avant d'être confiées à la terre abreuvée à grands frais.
Raison de vivre ou déraison, qu'importe!
Seul l'inutile est beau, seul l'amour se grave sur la pierre ou parfume les rochers, Mona cultiva une terre farouche, Capri lui apprit l'art de cultiver le jardin de son âme.
Son mentor fut son seul amour et quatrième mari, Eduard von Bismarck, un homme qui aimait Mona et les hommes ...
Comme si une fatalité antique s'exerçait sur cette femme avide d'une perfection esthétique surhumaine, elle en devint la veuve au cœur fracassé, au bout d'une dizaine d'années tout de même et, avant cette union officielle, de vingt ans de lien complice sous le regard bienveillant de son troisième époux !
Le comte Eduard von Bismarck apprécia le meilleur de son amante en apparence et épouse amie : cette lancinante obsession de faire de sa vie une œuvre d'art, du matin au soir, dans les plus infimes détails d'un quotidien aussi soigné qu’un bouquet de fleurs. Bismarck, indulgent et amusé, réussit à établir entre eux après les inévitables remous, une sérénité charmante s'accordant avec leur souci d'harmonie, sans pour autant renier lui-même son attirance envers la beauté masculine ...
L'histoire débute à Capri, cela va de soi !
Mona en 1936 est depuis dix ans la reine du luxe américain.
Son troisième époux, Harrison Williams, financier régnant sur l'expansion de l'énergie électrique est d'une richesse inconcevable, sauf pour ceux qui font partie de ce cercle singulier...
Comblée, adulée, Mona s'ennuie et pour oublier qu'elle s'ennuie, elle voyage sur son majestueux bateau où elle s'ennuie encore davantage ! que dire aux quarante-cinq hommes d'équipage ? Que dire aux mondains s'exclamant sottement entre la piscine et le court de tennis de ce géant des mers pompeusement baptisé « le Warrior » ?
Le prince de Faucigny-Lucinge, gentilhomme exquis et arbitre des élégances, est un bottin mondain et manuel de savoir-vivre à lui tout seul que s'arrachet la haute-société américaine craignant de commettre d'épouvantables impairs aux yeux de l'aristocratie d'Europe.
Lui aussi s'ennuie sur le Warrior ! Or, voilà que Capri s'arrondit sur l'horizon à l'instar d'un chat dormant au soleil …
Mona débarque à Marina Grande le regard perdu, soudain, un endroit sur Terre excite sa curiosité, une confusion inconnue s'empare d'elle, elle n'a plus le dessus, Capri est au delà de tout ce qu'elle connaît. Harrison Williams respire : son épouse quitte son air glacial et maussade, la voici animée, infatigable, arpentant l'île sans se soucier des boutiques de la Piazzetta ! Ne possède-t-elle déjà le contenu de ces vitrines ?
Mona veut bien mieux ! Un domaine à Capri !
Elle l’achètera sur cette falaise encombrée de tessons de marbre et de débris de colonnes qui fut une des villas d'Auguste, en face de Naples ! Williams a beau être habitué aux dépenses folles, cette fois, il ne respire plus....
A Cap ri, on ne vend qu'aux Capriotes, sauf si l'étranger audacieux accepte de débourser une somme excessive
.Comment lutter contre Mona ? Williams signe un chèque colossal et Mona décide de fêter son statut de résidente capriote sur la Piazzetta. Un bel homme, sec, mince, droit comme un officier, ce qu'il sera avec honneur et panache durant la seconde guerre mondiale, la suit du regard, se penche vers le prince de Faucigny -Lucinge, et lui dit  :
« Je suis Eduard Von Bismarck, vous m'avez croisé à Venise, rendez-moi un service, présentez-moi à Mrs Williams. »
Incapable de résister à cette demande franche et directe, le prince court à Mona. Coup d’œil, coup de foudre, une seconde éternelle, en un battement de cil, Capri a réuni deux êtres aussi impossibles à réunir que l'air et le feu.
Harrison Williams accepte la situation en galant homme qui sait que le pseudo amant de sa femme n'aime que la gent masculine. Mona et Eduard ne s'aiment pas, cela serait trop facile, trop commun, trop banal, mais ils se sentent liés par un idéal qui les conduit droit à la création des jardins du Fortino.
Veuve en 1953, Mona, tentée par un union fondée sur un attachement pur, épouse son double, le comte von Bismarck. Les mauvaises langues ricanent, le divorce est prédit à peine le consentement des deux complices est-il dûment reçu ! les méchantes gens, les calomniateurs de bas étage ignoreront toujours l'insondable profondeur des sentiments.Treize années passent comme un songe ; Eduard meurt du cancer qui le rongeait...
Ce quatrième veuvage, sonnera le glas de Mona. Le souvenir poignant d'Eduard lui tiendra une mélancolique compagnie en sa villa du Fortino, sur les terrasses, pour elle vides et vaines, de ses ses jardins de Capri …
Peut-être la croiserez-vous sans l'apercevoir ...Capri est une passerelle hantée qui unit  passé et présent !

A bientôt,

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse
Un jardin à Capri

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