Pages Capriotes
Un paradis sur un rocher
Le nom de la comtesse von Bismarck ne
retient guère la curiosité ou l'envie, encore moins l'admiration.
Aucune émotion ne naît à l'évocation de cette mystérieuse Mona,
ombre parmi les ombres, vestige mondain d'une époque trop brillante
et trop futile pour nourrir sentiments altruistes et passions
généreuses.
Quel lien unit-il alors les terrasses
chargées de jardins d'une falaise de Capri et la collectionneuse de
diamants de Golconde, aussi froide que ses pierres à la beauté
extravagante ?
Peut-être un désir d'une perfection
spirituelle que ni les richesses terrestres ni les gemmes muettes ne
savent combler.
L'histoire de Mona von Bismarck et de
l'île de Capri frappe par l'idée de rédemption subtile et
surprenante qui s'y attache.
Les amateurs de jardins ne
survivent-ils, mêlés aux arbres, aux fleurs, aux vergers, qu'ils se
sont évertués à planter ? C'est la destinée miraculeuse que
l'on souhaite à cette étrange comtesse dont le cœur glacé fut
réchauffé par la grâce de son paradis du Fortino.
Si vous avez la chance sans pareille de
flâner un tiède après-midi d'automne en face de la baie de Naples,
sur les sentiers caillouteux de Capri, votre promenade nonchalante et
rêveuse vous incitera à parcourir les allées apaisantes sous la
brise exaltant les senteurs de plantes rares, les terrasses pavées
de mosaïques autour des buissons de roses, de lauriers, les pelouses
éparpillées d'orchidées , ruisselantes de jonquilles, de fleurs
exquises, familières ou incongrues, toutes semées, cultivées,
soignées avec un soin jaloux en ces belvédères du vertige par la
femme la plus fortunée, la plus éloignée des marasmes terrestres,
des tourments pécuniaires, des convoitises vulgaires, de l'Amérique
des années 1930.
Un jardin ne reflète-t-il l'âme de
son créateur ? N'est-ce là le sublime privilège de ceux qui
écrivent un poème avec des rosiers sauvages ou un roman avec un
bosquet d'oliviers, une quinconce de tilleuls, une envolée de
chèvrefeuille ?
« Miroir , mon beau miroir,
murmurait Mona, l'impériale, la statue de chair, la perfection
personnifiée, le cœur aride qui espérait enfin une averse de
printemps, la veuve consolée d'un époux fort cossu, d'un second
admirablement milliardaire, d'un troisième empereur de Wall Street,
l'inconsolable veuve d'un comte qui aimait les hommes, l'épouse
lasse, avant d'en devenir la veuve, d'un jeune médecin et dandy
italien qui se fracassa contre les rochers de Sorrente.
Mona belle de figure, belle par
volonté, belle condamnée à la beauté portait-elle malheur ?
Une incantation de Baudelaire, écho
de son île bien-aimée , transcende sa destinée :
« Je suis belle, ô mortels !
Comme un rêve de pierre,
Et mon sein, où chacun s'est meurtri
tour à tour,
Est fait pour inspirer un amour
Éternel ainsi que la matière.
Je trône dans l'azur comme un sphinx
incompris ;
J'unis un cœur de neige à la
blancheur des cygnes ;
Je hais le mouvement qui déplace les
lignes,
et jamais je ne pleure et jamais je ne
ris. »
Cette créature « belle comme un
rêve de pierre », évoque la splendeur maléfique du diamant
Hope, cette pierre à la nuance de lac insondable qui provoqua un
nombre remarquable de désastres échappant à la simple raison ?
Une ronde infernale de faillites,
désespoirs, morts effroyables et violentes ! Sa première
victime fut son plus illustre propriétaire, le Soi-Soleil, puis, la
gemme jalouse et cruelle jeta à l'échafaud L'infortuné Louis
XVI,la reine Marie-Antoinette qui lui vouaient étourdiment une
adoration naïve, et acheva sa sinistre besogne de caillou maudit en
faisant rouler la tête de la très dévergondée comtesse du Barry,
une croqueuse de diamants qui n'a pas encore trouvé de rivale tant
sa gourmandise la perdit...
Légendes nées des convoitises
irrépressibles qu'éveilla la gemme aux rayons bleus ?
Sorcellerie ancestrale des pierres roulant pareilles à des étoiles
froides au firmament d'un ciel inconnu ?
Le diamant bleu en cage depuis 1958 à
Washington ne frappe, ne tue, ne ruine personne !
Au contraire, il assure de confortables
entrées au musée qui le présente comme un trophée à une foule de
curieux cherchant le grand frisson ...
Mona von Bismarck a sombré dans les
cavernes éternelles dont les portes s'ouvrent peut-être au sein des
grottes de Capri. Son art de vivre est englouti sous les pas
indifférents des voyageurs consultant leurs insipides messages, son
fantôme d'un raffinement immortel s'écarte des mortels bruyants,
des visiteurs fugaces.
Mais soudain, le voilà enveloppant de
complicité éthérée celui qui se demande quel magicien a jadis
creusé la falaise, adouci le précipice, fait croître sur des
ruines solitaires un vert paradis qui aurait paru à l'empereur
Auguste le refuge de la divine Circé.
Sans nul doute, le mécène
bienveillant du poète Virgile se serait-il laissé envoûter par la
jardinière vêtue de blanc qui prodiguait l'eau précieuse des
citernes à ses fleurs venues d'horizons extraordinaires. Une lubie
ou un art du jardinage tenant du chef-d’œuvre ? Pourquoi cet
entêtement de Mona s'acharnant à acclimater ces raretés de la
botanique sur une île odorante à l'instar d'un jardin de paradis ?
Le confident de Baudelaire, le voyageur
humaniste Maxime du Camp s'extasiait déjà devant les « grands
tapis d'or « du souci sauvage , les églantiers, les genêts,
les géraniums sauvages sentant « absolument le musc »,
et l'absinthe « qui n'est point utilisée dans ce naïf pays
pour fabriquer l'horrible poison qui fait plus de mal que le
choléra ».
D'ailleurs,vers 1780, les hardis
adeptes du « Grand tour » assez vaillants pour affronter
la traversée hasardeuse du golfe de Naples se prenaient tout de
suite pour les héritiers d'Auguste et de Tibère en célébrant les
oliviers,arbousiers, lauriers, buissons d' orangers et champs de
citronniers de l'île ensorcelée.
Mais, ce cortège méditerranéen ne
pouvait combler une femme en mal de vocation.
Son attachement irrémédiable à Capri
s'épanouit jusqu'à la hanter, elle rêvait de plantes bizarres, de
fleurs incongrues qui le lendemain emplissaient ses bras avant d'être
confiées à la terre abreuvée à grands frais.
Raison de vivre ou déraison,
qu'importe!
Seul l'inutile est beau, seul l'amour
se grave sur la pierre ou parfume les rochers, Mona cultiva une terre
farouche, Capri lui apprit l'art de cultiver le jardin de son âme.
Son mentor fut son seul amour et
quatrième mari, Eduard von Bismarck, un homme qui aimait Mona et les
hommes ...
Comme si une fatalité antique
s'exerçait sur cette femme avide d'une perfection esthétique
surhumaine, elle en devint la veuve au cœur fracassé, au bout d'une
dizaine d'années tout de même et, avant cette union officielle, de
vingt ans de lien complice sous le regard bienveillant de son
troisième époux !
Le comte Eduard von Bismarck apprécia
le meilleur de son amante en apparence et épouse amie : cette
lancinante obsession de faire de sa vie une œuvre d'art, du matin au
soir, dans les plus infimes détails d'un quotidien aussi soigné
qu’un bouquet de fleurs. Bismarck, indulgent et amusé, réussit à
établir entre eux après les inévitables remous, une sérénité
charmante s'accordant avec leur souci d'harmonie, sans pour autant
renier lui-même son attirance envers la beauté masculine ...
L'histoire débute à Capri, cela va de
soi !
Mona en 1936 est depuis dix ans la
reine du luxe américain.
Son troisième époux, Harrison
Williams, financier régnant sur l'expansion de l'énergie électrique
est d'une richesse inconcevable, sauf pour ceux qui font partie de ce
cercle singulier...
Comblée, adulée, Mona s'ennuie et
pour oublier qu'elle s'ennuie, elle voyage sur son majestueux bateau
où elle s'ennuie encore davantage ! que dire aux quarante-cinq
hommes d'équipage ? Que dire aux mondains s'exclamant sottement
entre la piscine et le court de tennis de ce géant des mers
pompeusement baptisé « le Warrior » ?
Le prince de Faucigny-Lucinge,
gentilhomme exquis et arbitre des élégances, est un bottin mondain
et manuel de savoir-vivre à lui tout seul que s'arrachet la
haute-société américaine craignant de commettre d'épouvantables
impairs aux yeux de l'aristocratie d'Europe.
Lui aussi s'ennuie sur le Warrior !
Or, voilà que Capri s'arrondit sur l'horizon à l'instar d'un chat
dormant au soleil …
Mona débarque à Marina Grande le
regard perdu, soudain, un endroit sur Terre excite sa curiosité, une
confusion inconnue s'empare d'elle, elle n'a plus le dessus, Capri
est au delà de tout ce qu'elle connaît. Harrison Williams respire :
son épouse quitte son air glacial et maussade, la voici animée,
infatigable, arpentant l'île sans se soucier des boutiques de la
Piazzetta ! Ne possède-t-elle déjà le contenu de ces
vitrines ?
Mona veut bien mieux ! Un domaine
à Capri !
Elle l’achètera sur cette falaise
encombrée de tessons de marbre et de débris de colonnes qui fut une
des villas d'Auguste, en face de Naples ! Williams a beau être
habitué aux dépenses folles, cette fois, il ne respire plus....
A Cap ri, on ne vend qu'aux Capriotes,
sauf si l'étranger audacieux accepte de débourser une somme
excessive
.Comment lutter contre Mona ?
Williams signe un chèque colossal et Mona décide de fêter son
statut de résidente capriote sur la Piazzetta. Un bel homme, sec,
mince, droit comme un officier, ce qu'il sera avec honneur et panache
durant la seconde guerre mondiale, la suit du regard, se penche vers
le prince de Faucigny -Lucinge, et lui dit :
« Je suis Eduard Von Bismarck,
vous m'avez croisé à Venise, rendez-moi un service, présentez-moi
à Mrs Williams. »
Incapable de résister à cette demande
franche et directe, le prince court à Mona. Coup d’œil, coup de
foudre, une seconde éternelle, en un battement de cil, Capri a
réuni deux êtres aussi impossibles à réunir que l'air et le feu.
Harrison Williams accepte la situation
en galant homme qui sait que le pseudo amant de sa femme n'aime que
la gent masculine. Mona et Eduard ne s'aiment pas, cela serait trop
facile, trop commun, trop banal, mais ils se sentent liés par un
idéal qui les conduit droit à la création des jardins du Fortino.
Veuve en 1953, Mona, tentée par un
union fondée sur un attachement pur, épouse son double, le comte
von Bismarck. Les mauvaises langues ricanent, le divorce est prédit
à peine le consentement des deux complices est-il dûment reçu !
les méchantes gens, les calomniateurs de bas étage ignoreront
toujours l'insondable profondeur des sentiments.Treize années
passent comme un songe ; Eduard meurt du cancer qui le
rongeait...
Ce quatrième veuvage, sonnera le glas
de Mona. Le souvenir poignant d'Eduard lui tiendra une mélancolique
compagnie en sa villa du Fortino, sur les terrasses, pour elle vides
et vaines, de ses ses jardins de Capri …
Peut-être la croiserez-vous sans
l'apercevoir ...Capri est une passerelle hantée qui unit passé et présent !
A bientôt,
Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse
Un jardin à Capri |
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