mardi 28 août 2018

Peine de coeur et mission à Naples : chapitre 15, Les amants du Louvre


Chapitre 15, Les amants du Louvre
Au service de la reine

15 mai 1784

Adélaïde de Flahaut à Charles-Maurice de Talleyrand
Vieux-Louvre
Paris


Mon ami estimé,

je vous écris car je crains que l'on  ne me mande à Trianon pour une mission auprès de la reine de Naples, vous ne rêvez point ...Je le devine et ne sais si je dois me réjouir de cet étrange honneur .
Mon ami, pourquoi vous appeler estimé ? Je devrais commencer par là, pourquoi n'êtes vous mon tendre ami ? 
Ami estimé : la formule est charmante ,vous en conviendrez !
Comment puis-je appeler d'ailleurs un ami qui m'assure de son attachement avant de disparaître corps et biens, renaître avec tendresse, s'enfuir tout sourire, ignorer mon existence, et enfin me donner un rendez-vous que je ne saurais manquer sous peine de trouver à jamais sa porte close !
Ce que je n'ignore point, monsieur mon ami, c'est votre goût pour une ou plusieurs fort charmantes femmes, jeunes ou vieilles, vous les aimez sans distinction, qui vous récompensent en retour d'une affection à la profondeur proprement insondable !
Je vous comprends, je vous approuve, je vous imite même, oui, vous avez fort bien lu …
Eh quoi, monsieur, ne m'avez-vous souvent envié ma facilité à employer la langue du bon William Shakespeare ?
Croiriez-vous que ce talent ne soit utile qu'à orner la vie de salon ? Un jeune Lord de mon entourage ne cèle point assez le goût qu'il a pour ma personne.
 Devrais-je prendre un bâton et le mettre dehors ?
Vous ne provoquerez donc point, monsieur, l'ire d'une amante jalouse !
Peut-être en âmes indépendantes et libres devrions-nous choisir de suivre des chemins séparés …
Je ne sais en vérité où le bonheur commence et où il finit.
Ne modelons-nous chaque amant, chaque amante, à l'instar d'un être imaginaire qui nous échappe si nous avançons vers lui ?
Monsieur mon ami,vous passez pour un oracle auprès des dames, vous éprouvez des malheurs sans être malheureux.Les femmes occupent une grande partie de votre vie ; parfait pour celle qui vous plaît, jusqu'au jour où vous l'oubliez pour une qui vous paît davantage : alors votre oubli est entier . Votre temps, votre cœur, votre esprit sont remplis quand vous êtes amusé.
Je vous connais plus que vous ne vous connaissez, mon ami !
A peine savez-vous que vous donnâtes vos soins à d'autres belles ! Et si jamais on veut vous rappeler à d'anciennes liaisons, on pourra vous les présenter comme de nouvelles connaissances ...
En toute franchise, ce jeu-là de l'amour d'apparence, du faux hasard et du chagrin secret, me convient de moins en moins. Que vous dire ? Comme tout libertin , pareil au vicomte de Valmont , ce modèle qui loin de rebuter semble faire des émules, vous prenez et ne donnez que du vent, vous vous moquez et faites l'étonné, vous accablez et maudissez celle qui rechigne à se laisser ainsi maltraiter.
Il faut vous aimer plus que de raison, et vous gardez toujours votre imperturbable raison !
Pourtant, on vous aime, mon ami, on ne peut s'en empêcher, mais, on tente de mettre du sérieux et non de l'insouciance dans sa vie.
Vous, au contraire, ne vous attachez ni aux êtres ni aux choses, vous jouissez de tout et fuyez les tourments.
On ne peut que vous être agréable ou indifférent. L'amour, la haine, la passion, la générosité sans limites, ces mots saugrenus n'appartiennent pas à votre vocabulaire.
On ne vous changera pas, mon ami, et ces facultés bizarres vous aideront à rester maître de vous en toute circonstance, ainsi qu'à gouverner autrui …
Que voulez-vous , mon ami, il faut vous prendre comme vous êtes et ne point toutefois mourir pour vous ou à cause de vous !
Votre fréquentation exige une santé de fer et un optimisme admirable !
Allons, il suffit, respirez à votre aise, mon ami, je cesse de vous infliger cette singulière avoinée ; vous me la pardonnerez car elle ne vous touchera guère heureusement.
Ceci posé,  j'en viens au fait.
Un événement étrange m'inspire une certaine angoisse :
Madame d'Adhémar me mande demain à Trianon.
Vous avez rencontré cette Dame du Palais de la reine, elle a l'honneur remarquable d'appartenir avec son second époux au cercle enchanté de sa Majesté.
 Je suis au comble de la perplexité, que désire-t-elle d'une quasi inconnue à la cour ?
La comtesse d'Adhémar apprécie ma langue souvent aussi féroce que la sienne, elle a beau papillonner, musarder, virevolter comme une enfant étourdie, entre Versailles et Trianon, son regard s'attarde sur chacun, la reine écoute son avis, et la charge parfois de missions mystérieuses.
Monsieur de Narbonne m'a prié de ne rien vous en dire.Monsieur de Narbonne se doute-t-il que vous en savez autant que lui sur ce « Pays-ci » ?
Monsieur, je dois me préparer pour cette entrevue qui nécessite quelques dépenses dont monsieur de Flahaut se passerait : l'humble couturière œuvrant au Vieux-Louvre s'ingénie à copier Rose Bertin en me façonnant une robe que l'on jugerait ma tenue de nuit, cette mousseline blanche au col d'enfant que la reine porte en plein jour.
Cela vous évoquera-t-il un charmant souvenir ?
Je vous en dirai davantage plus tard.
 Si vous daignez me lire avec une gravité digne de votre réputation d'homme doué de l'esprit le plus brillant de Paris ...

Monsieur mon ami, je vous embrasse de tout cœur,

Adélaïde

16 mai 1784
Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord à la comtesse de Flahaut
Paris

Madame et ma chère amie,

Vous mériteriez que je cesse-là mon commerce avec une exquise harpie qui me malmène de la sorte !Vous n'avez aucune pitié et votre langue ravage mieux que les feux de ce Vésuve que vous regrettez à tout propos.
Vraiment, madame, vous aussi, il faut bien vous aimer car vous êtes franchement détestable en paroles, mais, ce qui vous sauve, excessivement adorable en cette tenue que la reine prend pour un déguisement modeste.
Vous me tendez un reflet guère flatteur de ma personne, en ferais-je de même avec vous ? Vous échapperez à mon courroux, madame, ne vous dois-je beaucoup ? Je ne suis pas plus jaloux que vous ! peu m'importe votre seigneur de la perfide Albion, prenez-en soin comme bon vous semble, vous ne tardez point à être lassée de ses manies anglaises et de son accent affecté.
Pour madame d'Adhémar, prenez garde à vous, je vais m'enquérir de mon côté, je ne souffrirais point que l'on vous inflige une mission périlleuse, fut-ce pour servir la reine .
Suis-je si haïssable , si odieux, si égoïste ? Vous me feriez trembler si je ne vous savais plus malicieuse que méchante .
Dites-moi quand monsieur de Flahaut partira inspecter je ne sais plus quel jardin royal assez loin du Vieux-Louvre , j'irai de ce pas vous consoler de son absence.

Je vous chéris plus que vous ne pensez,

Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord

17 mai 1784
Vieux-Louvre, Paris
Adélaïde de Flahaut à Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord

Monsieur mon ami,

je vous sais infiniment gré de me chérir en dépit de mon humeur orageuse !
Seriez-vous un ange au milieu de tant de diableries ?
Monsieur de Flahaut est terrassé par une soudaine attaque de rhumatismes et je suis bien confuse de le laisser aux mains des médecins du quartier. Le retrouverais-je vif à mon retour de Trianon où l'on me prie de me rendre sans plus attendre ?
Un carrosse m'enlève bientôt vers un destin mystérieux !
Madame d'Adhémar et une très haute Dame dont vous vous doutez de la très royale qualité me mandent devant le temple de l'amour : la raison en est obscure, toutefois vous devinez à quel dieu malicieux j'adresserai certaines invocations ...
Puisse l'amour fragile et patient, éternel et volage, magnifique et misérable, joyeux et mélancolique ne point abandonner nos coeurs bizarres !

Je vous embrasse, monsieur mon ami,

Adélaïde

Nathalie-Alix de La Panouse




 Le ravissant Temple de l'Amour, imaginé par la reine Marie-Antoinette en 1778 pour les jardins  de Trianon à Versailles

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