mardi 21 août 2018

Invitation au "Mariage de Figaro", chapitre 14, les amants du Louvre

Une invitation au « Mariage de Figaro »
Chapitre 14,« Les amants du Louvre »

Adélaïde de Flahaut à Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord
le 26 avril 1784
Vieux-Louvre

Monsieur mon ami,

je me flatte de m'amuser à un point extrême demain soir et cela grâce à votre bon goût !
Que je vous suis aise de cette sollicitude galante à mon endroit , vous avez réussi l'impossible : retenir une loge au Théâtre-Français afin que nous puissions assister sans bousculade ou étouffement au mariage de l'insolent Figaro !
Monsieur mon tendre ami, comment avez-vous mené votre affaire ?
Je lis votre billet et ne puis croire à ce que je lis ! Monsieur de Beaumarchais en personne, l'auteur vilipendé, adulé, menacé, attaqué, privé de théâtre depuis au moins six années , nous tiendra compagnie derrière une grille qui protégera son honneur, et notre dîner … vous êtes le diable , mon doux ami, en vérité !
Si vous voulez bien accepter cette plaisanterie...
Comme vous avez surtout raison d'entourer de vos soins l'auteur de cette pièce qui, je ne saisis point encore pourquoi, échauffe les esprits se prétendant éclairés. Pour ma part, j'avoue avoir baillé durant les péripéties invraisemblables du « Barbier de Séville », j'étais alors chez monsieur de Vaudreuil, et sans la ressource de mon éventail largement déployé, mon ennui éloquent aurait provoqué mon renvoi de cette arrogante société qui se pique de donner le ton  !
En toute franchise, cette prétendue comédie du « Barbier » se meut avec lenteur ! Le prétentieux comte Almaviva fatigue à mourir avec son fade amour pétri de convenance, et on est tout heureux qu'il épouse sa belle Rosine afin de nous laisser vivre en paix !
Figaro, j'en conviens, a bien de la verve, et de l'aplomb à revendre.
Or, n'est-ce point la règle pour un valet de comédie depuis les « Fourberies de Scapin » de notre Molière ?
On est loin de ce feu pétillant ! Monsieur de Beaumarchais distille une profonde et irrésistible envie de dormir quand il affecte d'être un auteur de théâtre ! Ailleurs, entre Paris, Versailles, la Hollande et l'Amérique, ce serait, dit-on, une espèce de gentilhomme d'aventures qui doit décidément vous intriguer.Monsieur de Narbonne m'a murmuré qu'il aurait reçu de secrètes et dangereuses missions auprès des insurgés américains.Un vrai homme de l'ombre !
Et comme il semble étrange que son « Mariage de Figaro » le mette en lumière ...
Je l'ai souvent vu sans avoir le plaisir de lui parler, vous me comblez en m'offrant de dîner avec lui juste avant le lever du rideau. Je vous promets de calmer ma langue moqueuse et de paraître en tous points fort à mon avantage …
Monsieur de Flahaut est bien marri de ne pouvoir profiter de cette invitation, hélas, vous le savez , ses cruelles attaques de goutte l'obligent à ne point bouger de notre grenier . Je lui conterai les moindres incidents de la soirée, et en ferai de même à cette malheureuse Sophie, mon amie de couvent. Vous souvenez-vous de la petite baronne en sabots ensevelie au fond de sa vallée de Barbazan que vous vous employâtes l'automne dernier à s'y aimablement réconforter de son triste sort ?
Monsieur mon ami, vous êtes un ange de bonté à condition que l'on soit belle de figure et déterminée à vous admirer …
Moi en tête de ce troupeau, je ne le nie certes pas ! 

A demain, mon tendre ami,
je vous guetterai en bas de nos marches à l'heure convenue,et nous entrerons furtifs et prestes en ce Théâtre-Français par l'entrée des acteurs.
Je loue votre solide bon sens, on annonce en effet que les porte officielles risquent d'être enfoncées !

Mon ami,j'ai hâte d'être à demain, beaucoup plus pour vous que pour ce Mariage de Figaro .
Ne lisez-vous point en mon cœur ? Ne savez-vous que je me tiens à l'écart des horreurs de la jalousie ? Je vous aime comme vous êtes et ne chercherai jamais à vous prendre pour un autre.
Vous me savez pleine de malice et d'enfantillages, prenez-moi pour telle et cultivons ensemble notre sentiment léger et profond...
Connaissez-vous quelque chose qui l'emporte sur l'amour ?
Vous allez sourire et m'accuser de parodier une phrase de » La nouvelle Héloïse » !
Et, comme toujours, vous aurez raison.

A demain, mon tendre ami,


Adélaïde


Charles-Maurice de Talleyrand à la comtesse de Flahaut

Le 26 avril 1784

Madame et ma très chère amie,

on m'apporte à l'instant votre billet étincelant d'esprit et de charme.
Monsieur de Beaumarchais n'est point du tout un homme à ennuyer les gens, et je gage que demain son Figaro vous fera mourir de rire et peut-être de peur car son audace est l'augure de grands événements ...
Afin de vous réconcilier avec cet auteur, souffrez que je vous livre ce mot galant avec lequel il attendrit fort les dames lors d'un dîner chez monsieur de Calonne où j'eus l'honneur d'être prié :
« Quand on a le bonheur d'aimer, tout le reste est vil sur la terre. »
Je vous avouerais que beaucoup de choses sur la terre me paraissent dignes de nourrir le goût du bonheur sommeillant en nous. Mais, l'amour en fait partie assurément.
Vous avez toute mon affection,madame et ma très chère amie, je suis pressé du désir de vous voir et bien plus encore.
Je souperai avec vous demain en votre grenier, si nous parvenons à sortir vivants de cette première du « Mariage de Figaro » qui, croyez-moi, restera une légende.

à demain,

Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord


Adélaïde de Flahaut à Sophie de Barbazan

Vieux-Louvre, Paris

le 28 avril 1784

Ma chère Sophie,

par quoi commencer ?
Mon Dieu , que de comédie, que de tragédie, que de remous, de secousses, d'ivresse, d'audace, de joie de vivre ! A l'exception de monsieur de Talleyrand, toujours prêt à éteindre l'enjouement d'autrui de sa mine glacée, qui m'accable de lugubres pressentiments !
Non, Sophie, je ne suis en proie au délire, le soleil nous éclaire, la Seine n'a point quitté son lit.
Pourtant, depuis hier soir, nous respirons un air neuf, une tempête exquise, une brise fraîche et un élan vigoureux nous frappent au visage, au cœur et au corps, Nous sourions, rions, exaltés et rajeunis, amoureux et alertes.
La faute en est à monsieur de Beaumarchais !
Si j'ai perdu la raison, c'est que Paris tout entier l'a perdu hier soir avec moi .
Le seul en ce monde à garder la tête froide ,c'est bien sûr, monsieur de Talleyrand.il me soutient que l’heure est grave, je ne le comprends guère : un tourbillon de rires et 'amour vient de nous enlever au au-dessus nuages ! Et mon ami de protester contre une insignifiante diatribe lancée par ce Figaro en homme jaloux qu'un autre tente de séduire sa promise !
Cette pièce, Sophie , est un roman d'amour, certes pas un plaidoyer en faveur d'une constitution ! Monsieur de Talleyrand sait tout sur tout sauf sur le sentiment.
Pour acquérir un peu de science en cette matière-là, eh bien, ne faut-il avoir du cœur ? Cet organe manque à la composition de monsieur mon ami …
Que crois-tu qu'il soit au fond ? Rien d'autre qu'un mur solide aussi inexpugnable que les falaises de l'île de Tibère où je voudrais tant revenir.
Mais, me diras-tu, qu'en est-il de ce folâtre, de ce joyeux, de cet bondissant « Mariage de Figaro » ?
 Où se situe le mal dans cette intrigue bavarde et fantaisiste où chacun court à la poursuite de l'amour ?
Que te répondre ? Si dans ta lorgnette , tu cherches à voir du scandale, oui, je crains,que ces mots bien sincères de Figaro pestant contre les assiduités du comte à l'endroit de la jolie Suzanne, ne te hérissent ; et ne troublent ton digne époux qui y verra peut-être une attaque contre notre vieux-monde. D'un autre côté, ce ne semble que le mouvement d'humeur d'un amoureux qui ne supporte point qu'un Don Juan de province ait des vues sur une femme aimée , je te laisse juge :
« Non, monsieur le comte, vous ne l'aurez pas...
Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie !..Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu'avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus!tandis que moi, morbleu, perdu dans la foule obscure, il m'a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement qu'on n'en a mis depuis cent ans à gouverner touts les Espagne. »
Je reconnais que ce discours excessif risque d'induire en erreur les faibles d'esprit qui oublient ou font semblant d'oublier que la noblesse se fait à la point e de l'épée, en payant l'impôt du sang et point du tout dans les affaires d'argent.
Ce comte sent son parvenu, à plein nez !
Monsieur de Beaumarchais ignore certes que la vieille noblesse se tue au travail sur ses terres et mange souvent moins à sa faim que les paysans.
Il ne parle que pour une caste fondée depuis peu sur le culte de l'or et le règne de l'influence politique. Si un noble de province vient se montrer à la cour, on se moquera, on plaisantera, on lui préférera fut-il un héros militaire, un petit-marquis attifé de rubans et fardé de rouge et de blanc.
Toutefois, Sophie, ce qui me plaît et m’enchante dans ce « Mariage » ,tu ne le devineras en lisant, car je t'envoie le livret au plus vite, dés son impression, c'est une singulière parole de ce comte moins sot et méchant que nous ne nous en doutions.
Parole ou plutôt leçon à méditer par les épouses et les amantes soucieuses de conserver en dépit des orages fâcheux et de cette triste plaine où germe l'indifférence, le sentiment de leurs époux et amants.
Le comte cherche à conquérir Suzanne, servante de sa femme, pourquoi donc ?
La comtesse respire les grâces, pétille d'intelligence, de finesse, attire les cœurs et inspire de doux sentiments à tous sauf à son époux .. .
Le comte serait-il un butor, un malade ? Que non pas, c'est un homme que le bonheur facile ennuie :
«  Je l'aime beaucoup ; mais trois ans d'union rendent l'hymen si respectable ! » explique-t-il à celle qui cachée dans l'ombre n'est nullement Suzanne mais la comtesse, usant de cette ruse afin de gagner à nouveau le cœur envolé de son époux...
Quand la fausse servante l'interroge :
« Que vouliez-vous en elle ? »
Le comte répond :
« Je ne sais : moins d'uniformité peut-être, plus de piquant dans les manières, un je ne sais quoi qui fait le charme ; quelquefois un refus, que sais-je ? Nos femmes croient tout accomplir en nous aimant : cela dit une fois, elles nous aiment et sont si complaisantes et si constamment obligeantes, et toujours, et sans relâche, qu'on est tout surpris, un beau soir, de trouver la satiété où l'on recherchait le bonheur. »
Vois-tu Sophie, la comédie finira le mieux du monde, je ne t'en dis pas davantage !
Mais, ce comte libertin rejoint beaucoup monsieur de Talleyrand, je n'ai songé qu'à lui en écoutant cette réplique .
Voilà bien les clefs de ce tempérament qui s'étourdit d'ambition et de conquêtes de toute sorte mais que l'ennui terrifie. Il aime plus le théâtre de l'amour que l'amour lui-même! Le jeu de la séduction l'inspire, la douceur du sentiment le lasse.
Vais-je encore m'éloigner afin de lui rendre le goût de ma personne dont il s'imaginera vite avoir fait le tour ? Peut-être tant de complication gâtera-t-elle l'envie d'aimer à force, peut-être ce stratagème me dépassera-t-il vite. J'ai un cœur simple, que récolterai-je en jouant à l'actrice?
Je me sens déjà perdue...
Monsieur de Beaumarchais m'a troublée au demeurant ; c'est un homme ensorcelant et charmeur, il n'en menait pas large dans cette loge où nous paraissions être en cage ! La victoire depuis l'enivre !
Allons, Sophie, j'entends le pas de monsieur de Talleyrand, nous aurons une discussion fort animée sur ce « Mariage » ce soir …

Je t'embrasse,

Adélaïde

Nathalie-Alix de La Panouse


Pierre Caron de Beaumarchais à l'âge de son "Figaro":
"Quand on a le bonheur d'aimer, tout le reste est vil sur la terre"

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