lundi 13 août 2018

Adieu au plus terrible des hivers: chapitre 13, Les amants du Louvre


Printemps 1784
Les amants du Louvre, chapitre 13

Adélaïde de Flahaut à Sophie de Barbazan
Vieux-Louvre, 25 mars 1784

Ma bien chère amie,

mon long silence hivernal m'inspire une terrible honte !
Pourtant, tu le sais d'autant mieux toi qui a subis les loups harcelant ton parc et les congères de glace barrant vos chemins, ce fut l'arrêt des courriers en ce dernier hiver ; certes le pire jamais subi depuis au moins cent ans. Serions -nous les rescapés d'une guerre ?
Nous voilà tous épuisés, déroutés, incrédules face au renouveau ! Quand nous aurons l'âge des mères-grands, on dira que nous avons survécu à ce qui restera dans les mémoires le fatal hiver 1784 !
Quelque événement plus redoutable pourrait-il nous bouleverser à l'avenir ? Monsieur de Talleyrand me promet que oui si l'idée d'une constitution ne vient éclairer nos pauvres esprits.
Monsieur de Talleyrand me lasse, il lui manque la légèreté d'un enfant ouvrant ses fenêtres sur le ciel bleu de ce matin de mars.
Ma chère Sophie, je n'y puis croire ! Entends-tu toi aussi ces rumeurs exquises du fond de ta vallée de Barbazan ?
Voici enfin la défaite de l'hiver et le réveil des élans du cœur !
Oui, voici cette humeur badine et amoureuse endormie sous le gel de la saison la plus néfaste depuis le bon roi Henri ; les horreurs de l'hiver, enfin, s'effacent comme un vilain rêve .
En ce matin tintant de vifs échos, c'est le rondeau du charmant prince d'Orléans qui monte aux lèvres d'une ville ragaillardie :

« Le temps a laissé son manteau
De vent, de froidure et de pluie,
et s'est vêtu de broderie,
De soleil luisant, clair et beau .

Il n'y a ni bête ni oiseau,
Qu'en son jargon chante ou ne crie :
le temps a laissé son manteau ! »

Quel dommage à propos d'Orléans que son lointain descendant, monseigneur le duc de Chartres, si accompli en son Palais-royal aux manœuvres politiques et rumeurs de salon, ne soit un poète courtois à l'instar de ce Charles qui endura tant de privations, y compris celle de sa liberté, avec une désinvolture de gentilhomme.
Pareille vertu reste le privilège de nos aïeux !
Ne gémissons-nous à la première épreuve comme si nous étions les plus malheureux du monde , et cela sans accorder une pensée aux véritables abandonnés par Dame Fortune ?
Tu as secouru de tes provisions de l'été les gens de ton village, tu as consolé, habillé, tu accomplissais-là le devoir d'une châtelaine au cœur plein de bonté.
J'ai brûlé quelques meubles afin que monsieur de Flahaut ne tousse trop, nous avons vécu de pain amer et de soupe maigre, un « brouet clair » à la mode de Monsieur de La Fontaine dans son « Renard et la cigogne » , qu'importe, il y eût bien plus à plaindre que nous ...
Quelques grands seigneurs ont ordonné la distribution de vivres aux mendiants, ouvriers sans subsistance et pauvres hères perdus de notre Paris ; les indigents de nos campagnes, les familles humbles de nos villes de province ont cherché leur subsistance sous la neige et la boue gelée. Le roi a ordonné des collectes, on a donné dans « ce pays-ci », mais du bout des doigts.
La petite Madame Royale que l'on éduque de façon à remplir son cœur de pitié a eu l'obligeance d'offrir ses piécettes , la reine s'est récriée devant le bon cœur de la princesse... par contre, serrés dans les salons, les gens de cour se sont fort réchauffés en se livrant aux commérages, médisances et devinettes divinatoires ! Les braves toutous de cette étrange madame démarche n'aboient, t'en doutais-tu, que pour avertir d'une communication avec l'au-delà... comme je suis un esprit pratique, j'ai causé un vrai scandale en proposant qu'on nourrisse ces pauvres animaux affamés !ma suggestion impie fut excellente : les bons chiens occupés à dévorer les restes du dîner ont gardé le silence et cessé toute conversation avec je ne sais quel célèbre défunt.
Ajoute à ces extravagances de saison, l'audace de la reine qui se risqua sur l'eau gelée des canaux en suscitant un effroi général !
Cette hardiesse a été récompensée : le traîneau empanaché n'a eu garde de renverser son royal fardeau....
Je crois savoir que cette partie ne fut guère au goût de cette suave et fragile toute neuve duchesse de Polignac... la tendre fleur de serre y aurait gagné un refroidissement qui s'éternise maintenant en froid moral ! L'insolent jeune Tilly qui prise fort l'art de converser sur le ton des aimables libertins avec monsieur mon ami de Talleyrand-Périgord, s'en est ouvert à lui en ces mots que je vous livre madame la baronne... à la condition que vous les sachiez taire au fond de vos prairies de Barbazan !
Sinon je perdrai l'amitié des prudents adeptes de mon salon...
Vois-tu, à en croire les pluies d'or et la faveur brillante qui l'inonde, madame de Polignac, la « petite Po » comme s'amuse à la surnommer la duchesse du Devonshire, dirige quasiment la France !
Voici l'analyse piquante de cette langue acide d'Alexandre de Tilly, ancien page adulant sa reine, séducteur aux mille conquêtes, auteur de mots cinglants, mais esprit lucide comme tu en jugeras .
Cette fameuse amitié ressemble, d’après les chuchotements que je reçus de monsieur de Talleyrand toujours enclin à glisser ses potins de cour à mon oreille, à une belle journée, mais qui n'est pas sans nuages ni sans variation, et qui finit toujours, en dépit de certaines querelles bruyantes, par une belle soirée. Madame de Polignac se rebifferait face aux exigences de la reine ! Cela semble inouï...
Tu me pries de me décrire les charmes de cette favorite dont on ignore véritablement la beauté ensorcelante au château et en la laiterie de Barbazan !
Notre jeune comte de Tilly, si passionné des grâces féminines, a encore son opinion bien tranchée, la superbe créature ne l'a-t-elle impressionné au point de lui ôter tout entendement ?
Représente-toi le gentil page en son uniforme de velours rouge au galon d'or, il y a déjà quelque temps, car ce Tilly et moi avons quasi le même âge et il a quitté le service de la reine pour celui des amours … C'est un mauvais sujet que j'aime bien , on lui pardonne beaucoup, on ne peut être d'une autre humeur à son endroit !
Que veux-tu, je pardonne toujours aux gens d'esprit, ils sont si rares de nos jours et l'ennui me plonge dans la pire détresse .. 
Ainsi, un beau matin, le page de Tilly de vivre une espèce de conte de ma mère-grand : madame de Polignac venait de se lever, me conta-t-il de sa voix extasiée d'amateur de belles femmes ; exquise aventure en vérité, la comtesse de Polignac ne cachait ses appas que d'un négligé blanc comme la neige...
 « Dans le simple appareil
D’une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil. »
Ressens-tu le trouble de ce page découvrant la suggestion de certaines choses inconnues …
Yolande de Polignac avait une rose dans les cheveux (si tôt matin ! Voilà qui me semble fort
curieux !) ; surtout, elle se trouvait devant une glace qui, en réfléchissant ses traits, en doublait pour ainsi dire le charme.La dame connaît l'art de la séduction sans y toucher ...
Rassure-toi, Sophie, notre jeune cavalier Tilly quoique prés de la pâmoison en garda le sens-commun ! Il comprit que la belle dame avait un goût prononcé de sa mise en valeur, et me confia que ce qui le frappa le plus « c'était l'idée qu'il voyait devant lui une princesse qui se préparait à jouer le rôle d'une bergère sur un théâtre d'amateur, et cela avec la plus grande perfection » .
Il est singulier qu’il ne fut plus touché de sa beauté dans la suite, mais toujours de son maintien enchanteur.
On la dit nonchalante, évaporée, je l'ai observée à ce bal du nouvel an où monsieur de Talleyrand m'a proprement ignorée, moi l'impécunieuse et obscure comtesse tolérée une fois l'an à un bal à Versailles...L'ingrat était submergé par un flot de dames de haut-rang et à une armada de seigneurs appartenant aux hautes sphères. Soudain descendue au triste rang du ver de terre, j'ai tourné le dos à cette étoile de Périgord s'efforçant de se lever en un firmament où peu ont l'honneur de briller !
Monsieur de Talleyrand m'a présenté ensuite mille regrets dont je fus nullement la dupe. Mais j'ai plu à ce Suisse d'âge mûr qui se flatte d'une jouvence éternelle comme ses montagnes, ce baron de Bestiale si friand de beaux objets et de bons mots. D'ailleurs qui ne se pique de plaisanteries ou de sarcasmes à la cour ? C'est une manie qui fait de l'insolence une vertu à la mode.
J'aime à plaisanter, mais point à me moquer et je ne prise guère ce fameux méchant esprit toujours content de nuire.
Enfin, le galant monsieur de Bestiale m'entraîna du côté des astres de ce cercle intime de la reine, et je m'amusai à voir ces merveilleuses créatures sous le nez.
Madame de Polignac a une mine lointaine et une allure lasse à faire croire une fatigue extrême.
Je pense qu'elle te donnerait l'envie de la secouer comme poupée de cire afin de la sortir de son élégante apathie. Quant au baron de Besenval, je fus obligée de fuir les audaces de ce prétentieux libertin qui se croit irrésistible!la reine a des amis dont je ne voudrais point !
Mon Dieu, Sophie, si je continue sur ce ton, on m’enfermera en quelque couvent ! Cette lettre sera confiée à notre domestique ravi d'aller jusqu'à toi puisqu'il a du goût pour ta bonne d'enfants, je puis ainsi m'exprimer comme il me plaît.
Je vais t'écrire cette fois en accord avec la joie simple du printemps.
Un an ou quasi depuis ma rencontre étonnante avec ce déraisonnable, ce sérieux, cet énigmatique, ce libertin, cet amoureux charmant de monsieur de Talleyrand.
A lui aussi, je pardonne trop !
Ce soir, nous oublierons ses ambitions et mon train de vie impécunieux en cheminant sur l’île Saint-Louis.
Le bruit de Paris y parvient comme enveloppé, les oiseaux de cette fin du mois de mars nous tiendront lieu de violoneux, je ferai semblant de croire que mon ami n'aime tant que me donner la main tandis que l'eau épouse la nuit qui tombe...
L'amour est-il faux-semblant ou vérité mensongère ?
Un sentiment est-il vrai si on le prend pour tel ? Monsieur de Périgord et moi n'avons nul droit de nous aimer, et s'il m'aime avec les seules ressources de son cœur avare, c'est fort peu ; pourtant, nous ne pouvons nous empêcher de nous revoir, les bouderies ne brisent notre étrange lien que pour mieux nous réunir.
Je feint d'oublier ses foucades, il me sait gré de ma douceur.
Sans aucun doute, je suis l'amante la plus folle du monde …
Mais c'est à nouveau le printemps, Sophie !
Et quelque intuition me dit que notre beau monde ancien plongera dans la Seine comme nos amours et nos vies … vivons donc ! Hâtons-nous !
La reine attend quelqu'un qui reviendra bientôt, le soleil ranime les campagnes, nos ministres, monsieur de Calonne en tête, nous promettent une illusoire prospérité, et monsieur de Beaumarchais un beau scandale avec son « Mariage de Figaro ».
Monsieur de Talleyrand en est  quasi horrifié, il y voit un mauvais augure,un franc-parler assassin qui vitupère sous couvert d'intrigue galante contre l'aristocratie !
 C'est grossier, disent les audacieux qui ont été priés par monsieur de Vaudreuil à entendre chez lui cette comédie avant le reste de l'univers : c'est drôle à s'en tordre, c'est du mauvais esprit, et cela donne le beau rôle à un valet et une servante , il n'en faut pas davantage pour que nous décidions d'aller voir cette comédie au plus vite.
Le roi a tenté de l'interdire, la reine s'est fâchée, je ne sais comment cette affaire va tourner,...
Je t'en dirais plus si mon humeur reste au beau avec monsieur de Talleyrand et ses caprices
Ta nichée me fait mourir d'envie, on me prête une âme d'épicurienne, la belle affaire !
Ma vocation est d'être mère avec passion, serais-je exaucée un jour prochain ?

Je t'embrasse,

Adélaïde

Nathalie-Alix de La Panouse

La troublante Yolande de Polignac

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire