Printemps 1784
Les amants du Louvre, chapitre 13
Adélaïde de Flahaut à Sophie de
Barbazan
Vieux-Louvre, 25 mars 1784
Ma bien chère amie,
mon long silence hivernal m'inspire une
terrible honte !
Pourtant, tu le sais d'autant mieux
toi qui a subis les loups harcelant ton parc et les congères de
glace barrant vos chemins, ce fut l'arrêt des courriers en ce
dernier hiver ; certes le pire jamais subi depuis au moins cent
ans. Serions -nous les rescapés d'une guerre ?
Nous voilà tous épuisés, déroutés,
incrédules face au renouveau ! Quand nous aurons l'âge des
mères-grands, on dira que nous avons survécu à ce qui restera dans
les mémoires le fatal hiver 1784 !
Quelque événement plus redoutable
pourrait-il nous bouleverser à l'avenir ? Monsieur de
Talleyrand me promet que oui si l'idée d'une constitution ne vient
éclairer nos pauvres esprits.
Monsieur de Talleyrand me lasse, il lui
manque la légèreté d'un enfant ouvrant ses fenêtres sur le ciel
bleu de ce matin de mars.
Ma chère Sophie, je n'y puis croire !
Entends-tu toi aussi ces rumeurs exquises du fond de ta vallée de
Barbazan ?
Voici enfin la défaite de l'hiver et
le réveil des élans du cœur !
Oui, voici cette humeur badine et amoureuse
endormie sous le gel de la saison la plus néfaste depuis le bon roi Henri ; les horreurs de l'hiver, enfin, s'effacent comme un vilain rêve .
En ce matin tintant de vifs échos, c'est le rondeau du charmant prince d'Orléans qui monte aux lèvres d'une ville ragaillardie :
En ce matin tintant de vifs échos, c'est le rondeau du charmant prince d'Orléans qui monte aux lèvres d'une ville ragaillardie :
« Le temps a laissé son manteau
De vent, de froidure et de pluie,
et s'est vêtu de broderie,
De soleil luisant, clair et beau .
Il n'y a ni bête ni oiseau,
Qu'en son jargon chante ou ne crie :
le temps a laissé son manteau ! »
Quel dommage à propos d'Orléans que
son lointain descendant, monseigneur le duc de Chartres, si accompli
en son Palais-royal aux manœuvres politiques et rumeurs de salon, ne
soit un poète courtois à l'instar de ce Charles qui endura tant de
privations, y compris celle de sa liberté, avec une désinvolture de
gentilhomme.
Pareille vertu reste le privilège de
nos aïeux !
Ne gémissons-nous à la première
épreuve comme si nous étions les plus malheureux du monde , et cela
sans accorder une pensée aux véritables abandonnés par Dame
Fortune ?
Tu as secouru de tes provisions de l'été les gens de ton village, tu as consolé, habillé, tu accomplissais-là le devoir d'une châtelaine au cœur plein de bonté.
J'ai brûlé quelques meubles afin que monsieur de Flahaut ne tousse trop, nous avons vécu de pain amer et de soupe maigre, un « brouet clair » à la mode de Monsieur de La Fontaine dans son « Renard et la cigogne » , qu'importe, il y eût bien plus à plaindre que nous ...
Tu as secouru de tes provisions de l'été les gens de ton village, tu as consolé, habillé, tu accomplissais-là le devoir d'une châtelaine au cœur plein de bonté.
J'ai brûlé quelques meubles afin que monsieur de Flahaut ne tousse trop, nous avons vécu de pain amer et de soupe maigre, un « brouet clair » à la mode de Monsieur de La Fontaine dans son « Renard et la cigogne » , qu'importe, il y eût bien plus à plaindre que nous ...
Quelques grands seigneurs ont ordonné
la distribution de vivres aux mendiants, ouvriers sans subsistance et
pauvres hères perdus de notre Paris ; les indigents de nos
campagnes, les familles humbles de nos villes de province ont cherché
leur subsistance sous la neige et la boue gelée. Le roi a ordonné
des collectes, on a donné dans « ce pays-ci », mais du
bout des doigts.
La petite Madame Royale que l'on
éduque de façon à remplir son cœur de pitié a eu l'obligeance
d'offrir ses piécettes , la reine s'est récriée devant le bon cœur
de la princesse... par contre, serrés dans les salons, les gens de
cour se sont fort réchauffés en se livrant aux commérages,
médisances et devinettes divinatoires ! Les braves toutous de cette
étrange madame démarche n'aboient, t'en doutais-tu, que pour
avertir d'une communication avec l'au-delà... comme je suis un
esprit pratique, j'ai causé un vrai scandale en proposant qu'on
nourrisse ces pauvres animaux affamés !ma suggestion impie fut
excellente : les bons chiens occupés à dévorer les restes du
dîner ont gardé le silence et cessé toute conversation avec je ne
sais quel célèbre défunt.
Ajoute à ces extravagances de saison,
l'audace de la reine qui se risqua sur l'eau gelée des canaux en
suscitant un effroi général !
Cette hardiesse a été récompensée :
le traîneau empanaché n'a eu garde de renverser son royal
fardeau....
Je crois savoir que cette partie ne
fut guère au goût de cette suave et fragile toute neuve duchesse de
Polignac... la tendre fleur de serre y aurait gagné un
refroidissement qui s'éternise maintenant en froid moral !
L'insolent jeune Tilly qui prise fort l'art de converser sur le ton
des aimables libertins avec monsieur mon ami de Talleyrand-Périgord,
s'en est ouvert à lui en ces mots que je vous livre madame la
baronne... à la condition que vous les sachiez taire au fond de vos
prairies de Barbazan !
Sinon je perdrai l'amitié des prudents
adeptes de mon salon...
Vois-tu, à en croire les pluies d'or
et la faveur brillante qui l'inonde, madame de Polignac, la « petite
Po » comme s'amuse à la surnommer la duchesse du Devonshire,
dirige quasiment la France !
Voici l'analyse piquante de cette
langue acide d'Alexandre de Tilly, ancien page adulant sa reine,
séducteur aux mille conquêtes, auteur de mots cinglants, mais
esprit lucide comme tu en jugeras .
Cette fameuse amitié ressemble,
d’après les chuchotements que je reçus de monsieur de Talleyrand
toujours enclin à glisser ses potins de cour à mon oreille, à une
belle journée, mais qui n'est pas sans nuages ni sans variation, et
qui finit toujours, en dépit de certaines querelles bruyantes, par
une belle soirée. Madame de Polignac se rebifferait face aux
exigences de la reine ! Cela semble inouï...
Tu me pries de me décrire les charmes
de cette favorite dont on ignore véritablement la beauté
ensorcelante au château et en la laiterie de Barbazan !
Notre jeune comte de Tilly, si
passionné des grâces féminines, a encore son opinion bien
tranchée, la superbe créature ne l'a-t-elle impressionné au point
de lui ôter tout entendement ?
Représente-toi le gentil page en son
uniforme de velours rouge au galon d'or, il y a déjà quelque temps,
car ce Tilly et moi avons quasi le même âge et il a quitté le
service de la reine pour celui des amours … C'est un mauvais sujet
que j'aime bien , on lui pardonne beaucoup, on ne peut être d'une
autre humeur à son endroit !
Que veux-tu, je pardonne toujours aux
gens d'esprit, ils sont si rares de nos jours et l'ennui me plonge
dans la pire détresse ..
Ainsi, un beau matin, le page de Tilly
de vivre une espèce de conte de ma mère-grand : madame de
Polignac venait de se lever, me conta-t-il de sa voix extasiée
d'amateur de belles femmes ; exquise aventure en vérité, la
comtesse de Polignac ne cachait ses appas que d'un négligé blanc
comme la neige...
« Dans le simple appareil
D’une beauté qu'on vient d'arracher
au sommeil. »
Ressens-tu le trouble de ce page
découvrant la suggestion de certaines choses inconnues …
Yolande de Polignac avait une rose dans
les cheveux (si tôt matin ! Voilà qui me semble fort
curieux !) ; surtout, elle se
trouvait devant une glace qui, en réfléchissant ses traits, en
doublait pour ainsi dire le charme.La dame connaît l'art de la
séduction sans y toucher ...
Rassure-toi, Sophie, notre jeune
cavalier Tilly quoique prés de la pâmoison en garda le
sens-commun ! Il comprit que la belle dame avait un goût
prononcé de sa mise en valeur, et me confia que ce qui le frappa le
plus « c'était l'idée qu'il voyait devant lui une princesse
qui se préparait à jouer le rôle d'une bergère sur un théâtre
d'amateur, et cela avec la plus grande perfection » .
Il est singulier qu’il ne fut plus
touché de sa beauté dans la suite, mais toujours de son maintien
enchanteur.
On la dit nonchalante, évaporée, je
l'ai observée à ce bal du nouvel an où monsieur de Talleyrand m'a
proprement ignorée, moi l'impécunieuse et obscure comtesse tolérée
une fois l'an à un bal à Versailles...L'ingrat était submergé par
un flot de dames de haut-rang et à une armada de seigneurs
appartenant aux hautes sphères. Soudain descendue au triste rang du
ver de terre, j'ai tourné le dos à cette étoile de Périgord
s'efforçant de se lever en un firmament où peu ont l'honneur de
briller !
Monsieur de Talleyrand m'a présenté
ensuite mille regrets dont je fus nullement la dupe. Mais j'ai plu à
ce Suisse d'âge mûr qui se flatte d'une jouvence éternelle comme
ses montagnes, ce baron de Bestiale si friand de beaux objets et de
bons mots. D'ailleurs qui ne se pique de plaisanteries ou de
sarcasmes à la cour ? C'est une manie qui fait de l'insolence
une vertu à la mode.
J'aime à plaisanter, mais point à me
moquer et je ne prise guère ce fameux méchant esprit toujours
content de nuire.
Enfin, le galant monsieur de Bestiale
m'entraîna du côté des astres de ce cercle intime de la reine, et
je m'amusai à voir ces merveilleuses créatures sous le nez.
Madame de Polignac a une mine lointaine
et une allure lasse à faire croire une fatigue extrême.
Je pense qu'elle te donnerait l'envie
de la secouer comme poupée de cire afin de la sortir de son élégante
apathie. Quant au baron de Besenval, je fus obligée de fuir les
audaces de ce prétentieux libertin qui se croit irrésistible!la
reine a des amis dont je ne voudrais point !
Mon Dieu, Sophie, si je continue sur ce
ton, on m’enfermera en quelque couvent ! Cette lettre sera
confiée à notre domestique ravi d'aller jusqu'à toi puisqu'il a du
goût pour ta bonne d'enfants, je puis ainsi m'exprimer comme il me
plaît.
Je vais t'écrire cette fois en accord
avec la joie simple du printemps.
Un an ou quasi depuis ma rencontre
étonnante avec ce déraisonnable, ce sérieux, cet énigmatique, ce
libertin, cet amoureux charmant de monsieur de Talleyrand.
A lui aussi, je pardonne trop !
Ce soir, nous oublierons ses ambitions
et mon train de vie impécunieux en cheminant sur l’île
Saint-Louis.
Le bruit de Paris y parvient comme
enveloppé, les oiseaux de cette fin du mois de mars nous tiendront
lieu de violoneux, je ferai semblant de croire que mon ami n'aime
tant que me donner la main tandis que l'eau épouse la nuit qui
tombe...
L'amour est-il faux-semblant ou vérité
mensongère ?
Un sentiment est-il vrai si on le prend
pour tel ? Monsieur de Périgord et moi n'avons nul droit de
nous aimer, et s'il m'aime avec les seules ressources de son cœur
avare, c'est fort peu ; pourtant, nous ne pouvons nous empêcher
de nous revoir, les bouderies ne brisent notre étrange lien que pour
mieux nous réunir.
Je feint d'oublier ses foucades, il me
sait gré de ma douceur.
Sans aucun doute, je suis l'amante la
plus folle du monde …
Mais c'est à nouveau le printemps,
Sophie !
Et quelque intuition me dit que notre
beau monde ancien plongera dans la Seine comme nos amours et nos vies
… vivons donc ! Hâtons-nous !
La reine attend quelqu'un qui
reviendra bientôt, le soleil ranime les campagnes, nos ministres,
monsieur de Calonne en tête, nous promettent une illusoire
prospérité, et monsieur de Beaumarchais un beau scandale avec
son « Mariage de Figaro ».
Monsieur de Talleyrand en est quasi horrifié,
il y voit un mauvais augure,un franc-parler assassin qui vitupère
sous couvert d'intrigue galante contre l'aristocratie !
C'est
grossier, disent les audacieux qui ont été priés par monsieur de
Vaudreuil à entendre chez lui cette comédie avant le reste de
l'univers : c'est drôle à s'en tordre, c'est du mauvais
esprit, et cela donne le beau rôle à un valet et une servante , il
n'en faut pas davantage pour que nous décidions d'aller voir cette
comédie au plus vite.
Le roi a tenté de l'interdire, la reine s'est fâchée, je ne sais comment cette affaire va tourner,...
Je t'en dirais plus si mon humeur reste
au beau avec monsieur de Talleyrand et ses caprices
Ta nichée me fait mourir d'envie,
on me prête une âme d'épicurienne, la belle affaire !
Ma vocation est d'être mère avec
passion, serais-je exaucée un jour prochain ?
Je t'embrasse,
Adélaïde
Nathalie-Alix de La Panouse
Nathalie-Alix de La Panouse
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