mercredi 12 septembre 2018

Rome avec le cardinal de Bernis, chapitre 17, Les amants du Louvre

Chapitre 17, Les amants du Louvre
Confusion à Rome

Rome, le 12 mai 1784

Adélaïde de Flahaut à Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord

Mon ami lointain

Mon premier séjour dans la ville éternelle fut l'an passé tellement rempli de votre image que je n'ai vu les beautés de Rome que sous la forme d'un rêve éveillé.
Je ne voyais que vous qui n'étiez point là, et pourtant, miracle et mélancolie à la fois, dans mon esprit vous remplissiez Rome à vous seul !
Voilà le miracle du sentiment : l'être aimé efface la réalité pour laisser place à un monde clos, mensonger, éphémère et fragile comme du cristal.
Oui, mon ami, l'idée de cristal me semble la plus opportune afin de peindre cet effet de l'amour sur la perception de la personne qui vous suit à chaque instant sous l'égide de votre imagination.
Peut-être un jour quelque habile homme de Lettres développera-t-il cette image qui me traverse l'esprit : l'amour , ne serait-ce avant tout ce que l'on lui apporte ?
Prenez une chaîne d'or, ajoutez les pierres précieuses scintillantes de vos rêves, parez-en l'être aimé, il étincellera plus qu'un bal à Versailles !
Or, ces ornements somptueux que vous accrochez un à un sur le fil d'or de votre songe amoureux, noblesse d'âme, générosité, sentiment réciproque, altruisme, patience, bravoure, héroïsme, brillante intelligence, que sais-je , c'est vous qui les conférez à un malheureux qui certes n'en demandait pas tant !
Voilà que vous l'habillez de force ! va-t-il déchirer ces vêtements taillés pour un autre que lui, son double imaginaire que vous avez créé sans vous en apercevoir au fil de l'absence ?
Il faudrait s'interdire les songes-creux quand on éprouve de l'amour ! Mais la raison se moque des sentiments...
J'ai honte de vous accabler de sottises en considérant le soleil qui se lève sur les jardins de la princesse de Santa-Croce, nom sonore et honorée pour des raisons que la raison ignore et dont tout Rome se gausse depuis fort longtemps , une princesse enfin aussi célèbre que les cloches de Saint-Pierre et qui fait l'amoureuse faveur au cardinal de Bernis d'offrir un toit à l'inconnue que je suis.
Or, cette délicieuse et fantasque créature à l’âme enfantine dans son corps potelé, vraie pie jacassante, vrai courant d'air perpétuel, a réussi le tour de force de vivre en bonne intelligence avec son farouche époux et son débonnaire amant ..
.Le cardinal l'y aurait grandement aidée de toutes les ressources de son talent de diplomate. 
C'est un singulier ménage offrant le spectacle d'un bonheur libéré du carcan de la morale … vous allez peut-être faire un rapprochement avec une situation que vous connaissez... 
Toutefois, le cardinal sait être fidèle au sein de l'infidélité ; c'est peut-être l'unique sur terre dans ce cas!je ne vous demanderais point de l'imiter, je me suis fait une raison en ce qui vous concerne et préfère regarder au loin.
Je ne pourrais être mieux choyée, mieux surveillée, mieux protégée, que par celle qui en dépit de leurs trente années de distance règne sans nuages, sinon quelques rapides averses, dans le cœur de cet homme fastueux qu'un exil d'or et de pourpre retient prisonnier loin de Versailles, Paris, de son Languedoc et de ses chimères de puissance ...
A ce propos, l'entrevue officielle du vicomte glorieux et de sa compagne de voyage au dos brisé par les secousses avec ce très courtois, invariablement vert-galant et très rond cardinal de Bernis a eu lieu sous les pompes et les fresques de son palais Carolis, éclatant des caves aux greniers, à la fois ambassade de notre royaume et antichambre du paradis sur cette terre.
Le Louvre , en particulier notre logis des combles, fait figure de cousin pauvre à côté de ces splendeurs parmi lesquelles la simplicité charmante, l'urbanisme spirituel du cardinal ressort avec encore plus de distinction. Sa table est mise chaque soir de manière à contenter les exigences culinaires des épicuriens, les délicatesses de conversation des érudits et le plaisir des yeux des amateurs de beautés de tout horizon. Le cardinal jette l'or aux peintres impécunieux et relève les aristocrates dans la ruine. C'est un homme à la bonté rare qui prise l'amour de son prochain à un point extrême. Son embonpoint gâte un peu son apparence, il inspire le tendre respect que l'on doit à son grand-père, mais la princesse de Santa-Croce, superbe dans sa beauté mûre à point, l'aime depuis une éternité avec une frénésie toute italienne.
Savez-vous que j'envie à la marquise de Pompadour un confident si plein de panache et de finesse ? En dépit de son âge mûr, ce cardinal est d'une trempe extraordinaire, rien ne le lasse, sa passion de la vie lui sert de compagne, avec quelques conquêtes que je n'ai point à vous dévoiler.
De tout manière, vous avez des yeux et des oreilles sans doute chez les sauvages du Nouveau-Monde aussi bien que chez les ours des forêts glacées de Russie !
Que vous raconter dont vous ne vous doutiez déjà ?
Monsieur de Bernis m'a entendu prononcer un beau discours des plus insignifiants sans paraître le moins du monde ennuyé ; il m'a trouvée exquise, m'a souhaitée une halte exquise et une exquise poursuite de mon voyage vers Naples. J'aurai été charmée de lui confier mon engouement pour Capri, je n'en ai eu même pas le temps d'y songer !
L'audience fut un chef-d’œuvre de diplomatie : nous parlâmes de manière vague et enjouée pour absolument ne rien dire.
Le vicomte me quitta sitôt la porte du cardinal refermée sur nos humbles personnes . On le mandait en quelque lieu de joyeuse vie et je me gardai de poser d'embarrassantes et vaines questions à ce freluquet se pavanant comme un coq dans un habit brodé qui a dû lui coûter un bonne partie de la somme allouée par madame d'Adhémar.
J'ignore en vérité pour quelle obscure raison ce fat a produit la meilleure impression à monsieur de Bernis qui s'est exclamé après un récit plein d'emphase du jeune homme sur l'architecture « guerrière » des palais florentins, (le vicomte affecte de priser fort cette ville où je le soupçonne de n'avoir jamais mis les pieds) :
« Vous avez l'âme humaniste et le caractère entreprenant, vicomte, j'augure bien de votre avenir. Il me faudra revenir voir ici à votre retour.  Nous étudierons les moyens de vous offrir une belle carrière .»
N'est-ce point bizarre ?
Pour ma part, je trouve que ce jeune prétentieux aurait eu grand besoin d'être remis à sa place ! Le cardinal n'aurait pas dû souffrir cette affectation de familiarité avec un homme de son rang et qui représente le royaume … Je crains que ce maudit vicomte n'aille se vanter de la faveur d'un diplomate si renommé. Il ne saisit pas qu'il est dangereux d'attirer la malveillance des jaloux, je crains pour lui à Naples où on charge souvent un spadassin de régler son compte à un fâcheux …
Mon tendre ami, je vous donne du « tendre » car Rome incite à la tendresse, le matin est à son apogée, la ville fait entendre ses cloches dans l'air transparent, on se sent prêt à s'envoler au dessus des toits .
Rome exhale un sortilège endormi qui vous repose et vous égare.
On se croit retenu au fond du temps, Naples est une forge délirante, Rome un verrou sur un monde enfoui dans les œuvres des auteurs latins. Le présent vous déçoit ou vous irrite.Vous cherchez Rome et marchez entre des vestiges ou montez sur les gradins déserts de ce Colisée que vos souvenirs littéraires vous représentaient haletant, sanglant, hurlant …
Même le Tibre tout embourbé, le fleuve blond de Tacite, si je ne me trompe, roule des flots bien las, bien ennuyés vers la mer.
J'aime le poète du Bellay, cet homme de la Renaissance qui s'ennuya si fort de son exil romain, mais je le tenais pour démodé. Quelle surprise de réaliser que ses mélancoliques sonnets s'accordent encore avec l'amertume ineffable que cette Rome d'aujourd'hui inspire aux voyageurs .
Je pense au vieux-Louvre, je pense à vous, je pense à Sophie de Barbazan entraînant ses enfants en promenade au bord de son torrent, je pense au couvent où je fus élevée.
Soudain j'aimerais que mon voyage s'achève en une maison solitaire, regardant la mer au fond d'un buisson de jasmin sauvage, une villa à l'antique étendant sa terrasse aux blanches colonnes sur l’abîme, un belvédère où nous serions seuls jusqu'à la fin du monde !
Ne tremblez point, mon ami, c'est monsieur du Bellay qui me trouble le cœur !
N'est-ce pas qu'elle enchante cette gracieuse complainte :

« Heureux qui comme Ulysse, a fait un beau voyage
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d'usage et raison,
vivre entre ses parents le reste de son âge !

Quand reverrai-je hélas de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m'est une province et beaucoup davantage ?

Plus me plaît le séjour qu'ont bâti mes aïeux,
Que des palais Romains le front audacieux :
Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine,
Plus mon Loire Gaulois que le Tibre Latin,
plus mon petit Liré que le mont Palatin,
et plus que l'air marin la douceur Angevine. »

Voyez-vous, mon ami, ces paroles émeuvent plus qu'un plaidoyer sur l'exil, je gage qu'elles fendront le cœur des générations futures, ces hommes et ces femmes qui nous ressembleront au moins pour le goût de la vie et la puissance des sentiments.
Nous serons des fantômes sans os ou des êtres auxquels notre Seigneur aura jugé bon de donner une seconde existence, pourquoi ne point y croire ? A votre instar, je me sens au bord d'un gouffre ; la terre tremble sous nos pas à Paris, en province, et nul ne veut se l'avouer . Notre vieux monde prend fin dans l’aveuglement de tous.
Allons, je divague, j'extravague et, pire, je vous lasse ! Crime impardonnable !
Monsieur, quel supplice : demain, point de visite au Vatican, point de déambulation au Forum, point de cris d'admiration à gauche, à droite, devant les palais, les fontaines, les églises, les orfèvres, les hauts cyprès et les jardins de la villa Médicis, nulle prière à Saint-Pierre ; je suis condamnée à voltiger en esprit au dessus de Rome, car à l'aube, le vicomte me le certifie, nous repartons vers le royaume de Naples !

Le fantôme que je ne suis point encore embrasse celui que vous me semblez être assez souvent …

Adélaïde

Billet de la même au même :

Ah, mon Dieu ! Mon ami, voici un billet juste avant de cacheter le premier ;
Que se passe-t-il ? Le cardinal de Bernis m'envoie quérir à la hâte, la princesse brandit un mot de sa main et me prie de ne rien dire au vicomte.
Ce voyage cacherait-il quelque attrait piquant ? Je croyais servir de paravent au vicomte, serais-je en fait l'instrument de la reine ? Quelle sera ma mission ? Je tremble d'effroi et d'excitation !
Mon ami, je griffonne ce mot à la dérobée et le glisse dans ma lettre.
Vous le recevrez ou non ; je vous dirai le reste plus tard si on m'en laisse la liberté.
Si seulement cette princesse se taisait un instant, elle bavarde à n'en plus finir et j'ai peine à cacheter ces messages.

A vous !
A vous pour toujours !

Adélaïd

Nathalie-Alix de la Panouse


Rome il y a plus de cent ans, une vue qui aurait été la même en 1784 :
 le Colisée du haut du Mont Palatin

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