Chapitre 17, Les amants du Louvre
Confusion à Rome
Rome, le 12 mai 1784
Adélaïde de Flahaut à
Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord
Mon ami lointain
Mon premier séjour dans la ville
éternelle fut l'an passé tellement rempli de votre image que je
n'ai vu les beautés de Rome que sous la forme d'un rêve éveillé.
Je ne voyais que vous qui n'étiez point là, et pourtant, miracle et mélancolie à la fois, dans mon esprit vous
remplissiez Rome à vous seul !
Voilà le miracle du sentiment :
l'être aimé efface la réalité pour laisser place à un monde
clos, mensonger, éphémère et fragile comme du cristal.
Oui, mon ami, l'idée de cristal me semble la plus opportune afin de peindre cet effet de l'amour sur la perception de la personne qui vous suit à chaque instant sous l'égide de votre imagination.
Oui, mon ami, l'idée de cristal me semble la plus opportune afin de peindre cet effet de l'amour sur la perception de la personne qui vous suit à chaque instant sous l'égide de votre imagination.
Peut-être un jour quelque habile
homme de Lettres développera-t-il cette image qui me traverse
l'esprit : l'amour , ne serait-ce avant tout ce que l'on lui
apporte ?
Prenez une chaîne d'or, ajoutez les
pierres précieuses scintillantes de vos rêves, parez-en l'être
aimé, il étincellera plus qu'un bal à Versailles !
Or, ces ornements somptueux que vous
accrochez un à un sur le fil d'or de votre songe amoureux, noblesse
d'âme, générosité, sentiment réciproque, altruisme, patience,
bravoure, héroïsme, brillante intelligence, que sais-je , c'est
vous qui les conférez à un malheureux qui certes n'en demandait pas
tant !
Voilà que vous l'habillez de force !
va-t-il déchirer ces vêtements taillés pour un autre que lui, son
double imaginaire que vous avez créé sans vous en apercevoir au fil
de l'absence ?
Il faudrait s'interdire les
songes-creux quand on éprouve de l'amour ! Mais la raison se
moque des sentiments...
J'ai honte de vous accabler de sottises en considérant le soleil qui se lève sur les jardins de la princesse de Santa-Croce, nom sonore et honorée pour des raisons que la raison ignore et dont tout Rome se gausse depuis fort longtemps , une princesse enfin aussi célèbre que les cloches de Saint-Pierre et qui fait l'amoureuse faveur au cardinal de Bernis d'offrir un toit à l'inconnue que je suis.
J'ai honte de vous accabler de sottises en considérant le soleil qui se lève sur les jardins de la princesse de Santa-Croce, nom sonore et honorée pour des raisons que la raison ignore et dont tout Rome se gausse depuis fort longtemps , une princesse enfin aussi célèbre que les cloches de Saint-Pierre et qui fait l'amoureuse faveur au cardinal de Bernis d'offrir un toit à l'inconnue que je suis.
Or, cette délicieuse et fantasque
créature à l’âme enfantine dans son corps potelé, vraie pie
jacassante, vrai courant d'air perpétuel, a réussi le tour de force
de vivre en bonne intelligence avec son farouche époux et son
débonnaire amant ..
.Le cardinal l'y aurait grandement aidée de toutes les ressources de son talent de diplomate.
.Le cardinal l'y aurait grandement aidée de toutes les ressources de son talent de diplomate.
C'est un singulier
ménage offrant le spectacle d'un bonheur libéré du carcan de la
morale … vous allez peut-être faire un rapprochement avec une
situation que vous connaissez...
Toutefois, le cardinal sait être
fidèle au sein de l'infidélité ; c'est peut-être l'unique
sur terre dans ce cas!je ne vous demanderais point de l'imiter, je me
suis fait une raison en ce qui vous concerne et préfère regarder au
loin.
Je ne pourrais être mieux choyée,
mieux surveillée, mieux protégée, que par celle qui en dépit de
leurs trente années de distance règne sans nuages, sinon quelques
rapides averses, dans le cœur de cet homme fastueux qu'un exil d'or
et de pourpre retient prisonnier loin de Versailles, Paris, de son
Languedoc et de ses chimères de puissance ...
A ce propos, l'entrevue officielle du
vicomte glorieux et de sa compagne de voyage au dos brisé par les
secousses avec ce très courtois, invariablement vert-galant et très
rond cardinal de Bernis a eu lieu sous les pompes et les fresques de
son palais Carolis, éclatant des caves aux greniers, à la fois
ambassade de notre royaume et antichambre du paradis sur cette terre.
Le Louvre , en particulier notre logis
des combles, fait figure de cousin pauvre à côté de ces splendeurs
parmi lesquelles la simplicité charmante, l'urbanisme spirituel du
cardinal ressort avec encore plus de distinction. Sa table est mise
chaque soir de manière à contenter les exigences culinaires des
épicuriens, les délicatesses de conversation des érudits et le
plaisir des yeux des amateurs de beautés de tout horizon. Le
cardinal jette l'or aux peintres impécunieux et relève les
aristocrates dans la ruine. C'est un homme à la bonté rare qui
prise l'amour de son prochain à un point extrême. Son embonpoint
gâte un peu son apparence, il inspire le tendre respect que l'on
doit à son grand-père, mais la princesse de Santa-Croce, superbe
dans sa beauté mûre à point, l'aime depuis une éternité avec une
frénésie toute italienne.
Savez-vous que j'envie à la marquise
de Pompadour un confident si plein de panache et de finesse ? En
dépit de son âge mûr, ce cardinal est d'une trempe extraordinaire,
rien ne le lasse, sa passion de la vie lui sert de compagne, avec
quelques conquêtes que je n'ai point à vous dévoiler.
De tout manière, vous avez des yeux et
des oreilles sans doute chez les sauvages du Nouveau-Monde aussi bien
que chez les ours des forêts glacées de Russie !
Que vous raconter dont vous ne vous
doutiez déjà ?
Monsieur de Bernis m'a entendu
prononcer un beau discours des plus insignifiants sans paraître le
moins du monde ennuyé ; il m'a trouvée exquise, m'a souhaitée
une halte exquise et une exquise poursuite de mon voyage vers Naples.
J'aurai été charmée de lui confier mon engouement pour Capri, je
n'en ai eu même pas le temps d'y songer !
L'audience fut un chef-d’œuvre de
diplomatie : nous parlâmes de manière vague et enjouée pour
absolument ne rien dire.
Le vicomte me quitta sitôt la porte du
cardinal refermée sur nos humbles personnes . On le mandait en
quelque lieu de joyeuse vie et je me gardai de poser d'embarrassantes
et vaines questions à ce freluquet se pavanant comme un coq dans un
habit brodé qui a dû lui coûter un bonne partie de la somme
allouée par madame d'Adhémar.
J'ignore en vérité pour quelle
obscure raison ce fat a produit la meilleure impression à monsieur
de Bernis qui s'est exclamé après un récit plein d'emphase du
jeune homme sur l'architecture « guerrière » des palais
florentins, (le vicomte affecte de priser fort cette ville où je le
soupçonne de n'avoir jamais mis les pieds) :
« Vous avez l'âme humaniste et
le caractère entreprenant, vicomte, j'augure bien de votre avenir.
Il me faudra revenir voir ici à votre retour. Nous étudierons
les moyens de vous offrir une belle carrière .»
N'est-ce point bizarre ?
Pour ma part, je trouve que ce jeune
prétentieux aurait eu grand besoin d'être remis à sa place !
Le cardinal n'aurait pas dû souffrir cette affectation de
familiarité avec un homme de son rang et qui représente le royaume
… Je crains que ce maudit vicomte n'aille se vanter de la faveur
d'un diplomate si renommé. Il ne saisit pas qu'il est dangereux
d'attirer la malveillance des jaloux, je crains pour lui à Naples où
on charge souvent un spadassin de régler son compte à un fâcheux …
Mon tendre ami, je vous donne du
« tendre » car Rome incite à la tendresse, le matin est
à son apogée, la ville fait entendre ses cloches dans l'air transparent,
on se sent prêt à s'envoler au dessus des toits .
Rome exhale un sortilège endormi qui
vous repose et vous égare.
On se croit retenu au fond du temps,
Naples est une forge délirante, Rome un verrou sur un monde enfoui
dans les œuvres des auteurs latins. Le présent vous déçoit ou
vous irrite.Vous cherchez Rome et marchez entre des vestiges ou
montez sur les gradins déserts de ce Colisée que vos souvenirs
littéraires vous représentaient haletant, sanglant, hurlant …
Même le Tibre tout embourbé, le fleuve blond de Tacite, si je ne me trompe, roule des flots bien las, bien ennuyés vers la mer.
Même le Tibre tout embourbé, le fleuve blond de Tacite, si je ne me trompe, roule des flots bien las, bien ennuyés vers la mer.
J'aime le poète du Bellay, cet homme
de la Renaissance qui s'ennuya si fort de son exil romain, mais je le
tenais pour démodé. Quelle surprise de réaliser que ses
mélancoliques sonnets s'accordent encore avec l'amertume ineffable
que cette Rome d'aujourd'hui inspire aux voyageurs .
Je pense au vieux-Louvre, je pense à
vous, je pense à Sophie de Barbazan entraînant ses enfants en
promenade au bord de son torrent, je pense au couvent où je fus
élevée.
Soudain j'aimerais que mon voyage
s'achève en une maison solitaire, regardant la mer au fond d'un
buisson de jasmin sauvage, une villa à l'antique étendant sa
terrasse aux blanches colonnes sur l’abîme, un belvédère où
nous serions seuls jusqu'à la fin du monde !
Ne tremblez point, mon ami, c'est
monsieur du Bellay qui me trouble le cœur !
N'est-ce pas qu'elle enchante cette
gracieuse complainte :
« Heureux qui comme Ulysse, a
fait un beau voyage
Ou comme cestuy-là qui conquit la
toison,
Et puis est retourné, plein d'usage et
raison,
vivre entre ses parents le reste de
son âge !
Quand reverrai-je hélas de mon petit
village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre
maison,
Qui m'est une province et beaucoup
davantage ?
Plus me plaît le séjour qu'ont bâti
mes aïeux,
Que des palais Romains le front
audacieux :
Plus que le marbre dur me plaît
l'ardoise fine,
Plus mon Loire Gaulois que le Tibre
Latin,
plus mon petit Liré que le mont
Palatin,
et plus que l'air marin la douceur
Angevine. »
Voyez-vous, mon ami, ces paroles
émeuvent plus qu'un plaidoyer sur l'exil, je gage qu'elles fendront
le cœur des générations futures, ces hommes et ces femmes qui nous
ressembleront au moins pour le goût de la vie et la puissance des
sentiments.
Nous serons des fantômes sans os ou
des êtres auxquels notre Seigneur aura jugé bon de donner une
seconde existence, pourquoi ne point y croire ? A votre instar,
je me sens au bord d'un gouffre ; la terre tremble sous nos pas
à Paris, en province, et nul ne veut se l'avouer . Notre vieux monde
prend fin dans l’aveuglement de tous.
Allons, je divague, j'extravague et,
pire, je vous lasse ! Crime impardonnable !
Monsieur, quel supplice : demain,
point de visite au Vatican, point de déambulation au Forum, point de
cris d'admiration à gauche, à droite, devant les palais, les
fontaines, les églises, les orfèvres, les hauts cyprès et les
jardins de la villa Médicis, nulle prière à Saint-Pierre ; je
suis condamnée à voltiger en esprit au dessus de Rome, car à
l'aube, le vicomte me le certifie, nous repartons vers le royaume de
Naples !
Le fantôme que je ne suis point encore
embrasse celui que vous me semblez être assez souvent …
Adélaïde
Billet de la même au même :
Ah, mon Dieu ! Mon ami, voici un
billet juste avant de cacheter le premier ;
Que se passe-t-il ? Le cardinal de
Bernis m'envoie quérir à la hâte, la princesse brandit un mot de
sa main et me prie de ne rien dire au vicomte.
Ce voyage cacherait-il quelque attrait
piquant ? Je croyais servir de paravent au vicomte, serais-je en
fait l'instrument de la reine ? Quelle sera ma mission ? Je
tremble d'effroi et d'excitation !
Mon ami, je griffonne ce mot à la
dérobée et le glisse dans ma lettre.
Vous le recevrez ou non ; je vous
dirai le reste plus tard si on m'en laisse la liberté.
Si seulement cette princesse se taisait
un instant, elle bavarde à n'en plus finir et j'ai peine à cacheter
ces messages.
A vous !
A vous pour toujours !
Adélaïd
Nathalie-Alix de la Panouse
Rome il y a plus de cent ans, une vue qui aurait été la même en 1784 :
le Colisée du haut du Mont Palatin
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