samedi 22 septembre 2018

L'art de vexer Monseigneur de Bernis, cardinal séducteur : chapitre 18, "Les amants du Louvre"


Les amants du Louvre
Chapitre 18
  Fuite à Florence

Adélaïde de Flahaut à Sophie de Barbazan
Florence, le 30 mai 1784

Ma charmante Sophie,

Je n'aurais jamais cru t'annoncer un naufrage à Florence, non point celui d'une barque luttant contre la colère soudaine de l'Arno, non point celui d'un palais englouti par les crues de ce fleuve dont il faut se méfier autant que des eaux dormantes, non point encore celui de mon jeune ami François Le Vaillant qui, aux dernières nouvelles, navigue toujours fier et aventureux sur le Zambèze, sans avoir été avalé par les enragés crocodiles escortant son périple.
Un naufrage d'une force, d'une violence, d'une méchanceté si horribles que je suis obligée de reprendre mon souffle et d'essuyer mes yeux avant de poursuivre.
Enfin, me diras-tu, de quelle catastrophe s'agit-il ? Et pourquoi es-tu dans la ville des Médicis, toi qu'un cardinal et une princesse choyaient à Rome il y a si peu ?
Ma chère Sophie, tu es la seule avec monsieur de Talleyrand à connaître la raison de ce périlleux voyage en Italie.
Rome ne devait être qu'une halte avant Naples, Rome a failli me conduire à ma perte !
Le lendemain de mon audience avec son illustrissime personne, le cardinal de Bernis, cet amateur des plaisirs de la vie devant l’Éternel qui doit souvent fermer les yeux, me manda en urgence …
Et dans le plus grand secret !
Et par le plus ténébreux tunnel creusé entre son palais et celui de son invariable maîtresse, une pie croqueuse de bijoux et bavarde comme une armée de ces charmants oiseaux.
Casanova fut le complice autrefois à Venise de notre plantureux cardinal, c'est sans doute ce fou qui lui a inspiré ce goût des intrigues qui me parût fort ridicule pour le coup.
Figure-toi une marche funèbre au sein d'un corridor glacé, une descente et une montée en trébuchant derrière un valet levant sa torche dessinant des figures dantesques sur les parois !
Cet étrange tunnel, œuvre gigantesque d'esclaves enchaînés, parlait de Jules César, d'Auguste, de Caligula, de la barbarie et de la grandeur de la Rome gouvernant le monde antique !
Peut-être avait-il entendu la course haletante de Néron fuyant les flammes qu'il venait d'ordonner, peut-être des patriciens convertis au Christ s'y étaient-ils réfugiés afin d'échapper aux griffes et aux crocs des lions et tigres enfermés dans les abysses du Colisée...
Qu'allais-je faire dans cette galère, pour reprendre le mot de notre bon monsieur Molière ?
Ma Sophie, je n'y voyais goutte et frissonnais de peur autant que de froid, l'aventure surprenante au début se changea vite en pressentiments affreux. La princesse aurait-elle pu se laisser abuser par un billet imitant l'écriture du cardinal ? Cette tête d'oiselle ne m'avait-elle livrée à des espions à nos trousses depuis Paris ? Le paquet , objet de cette mission confuse, se dissimulait dans un large pli de ma robe à l'anglaise, le découdre prendrait quelques secondes à une main experte.
Quel serait mon sort ensuite ? J'imaginais mon corps jeté au Tibre, emporté vers la mer , j'imaginais la peine paternelle de monsieur de Flahaut, ton chagrin sincère, les pleurs de tes enfants, la fureur de la reine, la tristesse de madame d'Albany, de monsieur de Narbonne et, bien plus misérable,
j'entendais la voix de monsieur de Talleyrand s'exclamant avec son flegme inimitable : 
« Ne lui avais-je commandé de se garder des périls ! si seulement cette orgueilleuse avait suivi mes conseils , elle ne servirait point, échevelée et disgracieuse, de pitance aux poissons ! »
Voilà où j'en étais quand mon taciturne mentor et moi-même grimpâmes dans un silence répercutant de sinistres échos, ce silence troublant et peuplé de bruits indistincts qui annonce le crime, un escalier aux marches sculptées pour des éléphants.
Cette fois, je me pris pour une malheureuse dont les secondes sont comptées …
Allais-je subir le destin d'une héroïne de roman noir, cette cascade tragique, tortures, poignard, et d'autres sévices que la pudeur m'interdit à énoncer ?
Eh bien, non !
Rassure-toi, ou frissonne de déconvenue, je te laisse le choix !
Une servante habillée à la française me guettait en haut de la fatale ascension, esquissa une révérence des plus mutines et chuchota du ton le plus insolent :
« Madame la comtesse, on vous prie de me suivre et de ne point vous effrayer. »
Je fis la moue, secouai ma robe effilochée par la rudesse du chemin, traversai une cour intérieure bourdonnante d'abeilles empressées à butiner de charmantes fleurs bleues dont le nom m'est inconnu, trottinai à la suite de la soubrette à l'allure de feu follet et, décoiffée, me retrouvai face au cardinal de Bernis prenant un chocolat épicé !
L'aventure s'achevait et ma moue s'accentua.
J'aime assez ce cardinal replet, mais il n'est point bel homme, point du tout jeune, et je n'entends rien aux intrigues de la diplomatie. Pourquoi me convoquer de façon si étrange alors que je demeurai à un jet de pierre ou quasiment de son palais ?
Un valet remplaça la rieuse soubrette, on m'installa comme une porcelaine de Sèvres contre un lourd rideau de velours occultant avec pompe toute vue sur les jardins. Je n'y ai vu d'abord aucune malice, la chaleur de ce printemps romain exige ces précautions si l'on veut atteindre le soir sans migraine !
Puis, j'eus un tremblement de la tête aux pieds, une sorte de fièvre nerveuse s'empara de moi, ce cardinal songeait-il à mal ?
Sa voix onctueuse me fit bondir de mon siège, je cherchai des yeux un moyen de fuir de façon honorable et n'en trouvai aucun dans mon affolement
Sophie, j'eusse mille fois préféré affronter un homme armé de son épée que ce vert-galant échauffé !
Il avançait tout bonnement en me tenant un discours que je n’entendais point, l'expression de son regard avait assez d'éloquence …
On vantait ma physionomie animée, mon humeur enjouée, mes traits gracieux et mon humour léger, et je ne sais quel agrément encore, on vantait la marchandise afin de mieux m'étourdir, c'était le conte du Loup et du Chaperon rouge où je ne m'y connais plus …
L'homme était tout proche, ma main oublia qui il était, un soufflet s'en envola,retentit à grands fracas, et me sauva !
Le cardinal toucha sa joue , incrédule, il eût l'air si triste que je me répandis en pardon, pleurs, et mille manifestations que le vainqueur prodigue au vaincu !
Le cardinal tira le cordon de la cloche et la jeune soubrette fit une apparition si preste qu'elle prouva sa présence aux aguets derrière la porte : son visage de poupée moqueuse arborait la mime la plus attrapée du monde.
Ma foi, elle me considérait comme une créature barbare et rétive ! en d'autres temps, cela est certain, on m'aurait livrée aux fauves !
« Allez, madame, nous vous enverrons nos instructions » prononça sur un ton d'une majesté intimidante mon hôte en me tournant le dos.
Je fus raccompagnée en voiture chez la princesse quinquagénaire qui s'évertue à se rajeunir de vingt ans afin de conserver l'affection d'un impétueux vert-galant qui semble fort attiré par celles en âge d'être ses petites-filles.
L'air de Rome conserve les ardeurs et atténue les rides, par contre, il garde fraîches les rancœurs : le soir-même, je recevais un billet m'enjoignant de partir sur le champs à florence où je resterai jusqu'à nouvel ordre .
Me voilà donc engourdie, apathique, arpentant les berges humides et sauvages de l’Arno sous les averses de printemps, rongeant mon frein et mourant d'ennui...Florence, le croirais-tu, ma bonne Sophie, est peuplée de statues, de loggias, de palais enflés de pointes de pierre, de jardins ensevelis sous les glycines et de silhouettes furtives. On dirait une ville habitée par des êtres privés de substance, des reflets d'hommes et des fantômes aux profils de médailles qui se signent sur votre passage.
Le frère de notre reine m'a priée demain soir au palais Pitti. Qu'y rencontrerais-je à ton avis ?
Un bal de revenants descendus de leurs toiles de maîtres ! Monsieur de Talleyrand pendant ce temps courtise, se glisse en diverses alcôves, s'amuse, fabrique ses répliques spirituelles, cultive ses précieuses amitiés, et dédaigne ce qui lui est inutile .
Se souvient-il de mon existence ? Tu vas me dire que je radote ! le monde est si vaste, qu'ais-je à faire de ce vaniteux qui m'aime quand il n'a rien d'autre à inventer ?
Demain, je serai digne de la reine, digne de ma mission, aucun Florentin n'aura à se plaindre de moi ! Je porterai l'allure et le sourire de Paris dans les salons du grand-duc !Il y aura des violons, des chants d'amour fatal, des truffes, des cavaliers au regard sombre, et des dames replètes endimanchées de diamants datant de Laurent le magnifique ! quel régal  singulier !
Je sens moins l'ennui florentin tout à coup …
je n'ai à cette heure aucune nouvelle du vicomte parti d'un trait à Naples en vue d'attirer l’œil sur sa personne. Ce freluquet ne mérite guère qu'on s'angoisse pour lui, toutefois je ne puis m'empêcher d'être en proie à un funeste pressentiment.
Le cardinal va-t-il me condamner indéfiniment à l'exil en Toscane ? La reine à force ne s'en étonnera-t-elle ? Je ne sais vers qui me tourner car les espions, surtout Anglais, vous épient au détour des ruelles : Florence est un nid abritant d'étranges oiseaux !

Je t'embrasse,

Adélaïde

Nathalie-Alix de La Panouse


Un cavalier impétueux des Jardins de Boboli, Florence


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