Les amants du Louvre
Chapitre 18
Fuite à Florence
Adélaïde de Flahaut à Sophie de
Barbazan
Florence, le 30 mai 1784
Ma charmante Sophie,
Je n'aurais jamais cru t'annoncer un
naufrage à Florence, non point celui d'une barque luttant contre la
colère soudaine de l'Arno, non point celui d'un palais englouti par
les crues de ce fleuve dont il faut se méfier autant que des eaux
dormantes, non point encore celui de mon jeune ami François Le
Vaillant qui, aux dernières nouvelles, navigue toujours fier et
aventureux sur le Zambèze, sans avoir été avalé par les enragés
crocodiles escortant son périple.
Un naufrage d'une force, d'une
violence, d'une méchanceté si horribles que je suis obligée de
reprendre mon souffle et d'essuyer mes yeux avant de poursuivre.
Enfin, me diras-tu, de quelle catastrophe s'agit-il ? Et
pourquoi es-tu dans la ville des Médicis, toi qu'un cardinal et une
princesse choyaient à Rome il y a si peu ?
Ma chère Sophie, tu es la seule avec
monsieur de Talleyrand à connaître la raison de ce périlleux
voyage en Italie.
Rome ne devait être qu'une halte
avant Naples, Rome a failli me conduire à ma perte !
Le lendemain de mon audience avec son
illustrissime personne, le cardinal de Bernis, cet amateur des
plaisirs de la vie devant l’Éternel qui doit souvent fermer les
yeux, me manda en urgence …
Et dans le plus grand secret !
Et par le plus ténébreux tunnel
creusé entre son palais et celui de son invariable maîtresse, une
pie croqueuse de bijoux et bavarde comme une armée de ces charmants
oiseaux.
Casanova fut le complice autrefois à
Venise de notre plantureux cardinal, c'est sans doute ce fou qui lui
a inspiré ce goût des intrigues qui me parût fort ridicule pour le
coup.
Figure-toi une marche funèbre au sein
d'un corridor glacé, une descente et une montée en trébuchant
derrière un valet levant sa torche dessinant des figures dantesques
sur les parois !
Cet étrange tunnel, œuvre
gigantesque d'esclaves enchaînés, parlait de Jules César,
d'Auguste, de Caligula, de la barbarie et de la grandeur de la Rome
gouvernant le monde antique !
Peut-être avait-il entendu la course
haletante de Néron fuyant les flammes qu'il venait d'ordonner,
peut-être des patriciens convertis au Christ s'y étaient-ils
réfugiés afin d'échapper aux griffes et aux crocs des lions et
tigres enfermés dans les abysses du Colisée...
Qu'allais-je faire dans cette galère,
pour reprendre le mot de notre bon monsieur Molière ?
Ma Sophie, je n'y voyais goutte et
frissonnais de peur autant que de froid, l'aventure surprenante au
début se changea vite en pressentiments affreux. La princesse
aurait-elle pu se laisser abuser par un billet imitant l'écriture du
cardinal ? Cette tête d'oiselle ne m'avait-elle livrée à des
espions à nos trousses depuis Paris ? Le paquet , objet de
cette mission confuse, se dissimulait dans un large pli de ma robe à
l'anglaise, le découdre prendrait quelques secondes à une main
experte.
Quel serait mon sort ensuite ?
J'imaginais mon corps jeté au Tibre, emporté vers la mer ,
j'imaginais la peine paternelle de monsieur de Flahaut, ton chagrin
sincère, les pleurs de tes enfants, la fureur de la reine, la
tristesse de madame d'Albany, de monsieur de Narbonne et, bien plus
misérable,
j'entendais la voix de monsieur de
Talleyrand s'exclamant avec son flegme inimitable :
« Ne lui avais-je commandé de
se garder des périls ! si seulement cette orgueilleuse avait
suivi mes conseils , elle ne servirait point, échevelée et
disgracieuse, de pitance aux poissons ! »
Voilà où j'en étais quand mon
taciturne mentor et moi-même grimpâmes dans un silence répercutant
de sinistres échos, ce silence troublant et peuplé de bruits
indistincts qui annonce le crime, un escalier aux marches sculptées
pour des éléphants.
Cette fois, je me pris pour une
malheureuse dont les secondes sont comptées …
Allais-je subir le destin d'une
héroïne de roman noir, cette cascade tragique, tortures, poignard,
et d'autres sévices que la pudeur m'interdit à énoncer ?
Eh bien, non !
Rassure-toi, ou frissonne de
déconvenue, je te laisse le choix !
Une servante habillée à la française
me guettait en haut de la fatale ascension, esquissa une révérence
des plus mutines et chuchota du ton le plus insolent :
« Madame la comtesse, on vous
prie de me suivre et de ne point vous effrayer. »
Je fis la moue, secouai ma robe
effilochée par la rudesse du chemin, traversai une cour intérieure
bourdonnante d'abeilles empressées à butiner de charmantes fleurs
bleues dont le nom m'est inconnu, trottinai à la suite de la
soubrette à l'allure de feu follet et, décoiffée, me retrouvai
face au cardinal de Bernis prenant un chocolat épicé !
L'aventure s'achevait et ma moue
s'accentua.
J'aime assez ce cardinal replet, mais
il n'est point bel homme, point du tout jeune, et je n'entends rien
aux intrigues de la diplomatie. Pourquoi me convoquer de façon si
étrange alors que je demeurai à un jet de pierre ou quasiment de
son palais ?
Un valet remplaça la rieuse soubrette,
on m'installa comme une porcelaine de Sèvres contre un lourd rideau
de velours occultant avec pompe toute vue sur les jardins. Je n'y ai
vu d'abord aucune malice, la chaleur de ce printemps romain exige ces
précautions si l'on veut atteindre le soir sans migraine !
Puis, j'eus un tremblement de la tête
aux pieds, une sorte de fièvre nerveuse s'empara de moi, ce cardinal
songeait-il à mal ?
Sa voix onctueuse me fit bondir de mon
siège, je cherchai des yeux un moyen de fuir de façon honorable et
n'en trouvai aucun dans mon affolement
Sophie, j'eusse mille fois préféré
affronter un homme armé de son épée que ce vert-galant échauffé !
Il avançait tout bonnement en me
tenant un discours que je n’entendais point, l'expression de son
regard avait assez d'éloquence …
On vantait ma physionomie animée, mon
humeur enjouée, mes traits gracieux et mon humour léger, et je ne
sais quel agrément encore, on vantait la marchandise afin de mieux
m'étourdir, c'était le conte du Loup et du Chaperon rouge où je ne
m'y connais plus …
L'homme était tout proche, ma main
oublia qui il était, un soufflet s'en envola,retentit à grands
fracas, et me sauva !
Le cardinal toucha sa joue , incrédule,
il eût l'air si triste que je me répandis en pardon, pleurs, et
mille manifestations que le vainqueur prodigue au vaincu !
Le cardinal tira le cordon de la cloche
et la jeune soubrette fit une apparition si preste qu'elle prouva sa
présence aux aguets derrière la porte : son visage de poupée
moqueuse arborait la mime la plus attrapée du monde.
Ma foi, elle me considérait comme une
créature barbare et rétive ! en d'autres temps, cela est
certain, on m'aurait livrée aux fauves !
« Allez, madame, nous vous
enverrons nos instructions » prononça sur un ton d'une majesté
intimidante mon hôte en me tournant le dos.
Je fus raccompagnée en voiture chez la
princesse quinquagénaire qui s'évertue à se rajeunir de vingt ans
afin de conserver l'affection d'un impétueux vert-galant qui semble
fort attiré par celles en âge d'être ses petites-filles.
L'air de Rome conserve les ardeurs et
atténue les rides, par contre, il garde fraîches les rancœurs :
le soir-même, je recevais un billet m'enjoignant de partir sur le
champs à florence où je resterai jusqu'à nouvel ordre .
Me voilà donc engourdie, apathique,
arpentant les berges humides et sauvages de l’Arno sous les averses
de printemps, rongeant mon frein et mourant d'ennui...Florence, le
croirais-tu, ma bonne Sophie, est peuplée de statues, de loggias, de
palais enflés de pointes de pierre, de jardins ensevelis sous les
glycines et de silhouettes furtives. On dirait une ville habitée par
des êtres privés de substance, des reflets d'hommes et des fantômes
aux profils de médailles qui se signent sur votre passage.
Le frère de notre reine m'a priée
demain soir au palais Pitti. Qu'y rencontrerais-je à ton avis ?
Un bal de revenants descendus de leurs
toiles de maîtres ! Monsieur de Talleyrand pendant ce temps
courtise, se glisse en diverses alcôves, s'amuse, fabrique ses
répliques spirituelles, cultive ses précieuses amitiés, et
dédaigne ce qui lui est inutile .
Se souvient-il de mon existence ?
Tu vas me dire que je radote ! le monde est si vaste, qu'ais-je
à faire de ce vaniteux qui m'aime quand il n'a rien d'autre à
inventer ?
Demain, je serai digne de la reine,
digne de ma mission, aucun Florentin n'aura à se plaindre de moi !
Je porterai l'allure et le sourire de Paris dans les salons du
grand-duc !Il y aura des violons, des chants d'amour fatal, des
truffes, des cavaliers au regard sombre, et des dames replètes
endimanchées de diamants datant de Laurent le magnifique !
quel régal singulier !
Je sens moins l'ennui florentin tout à
coup …
je n'ai à cette heure aucune nouvelle
du vicomte parti d'un trait à Naples en vue d'attirer l’œil sur
sa personne. Ce freluquet ne mérite guère qu'on s'angoisse pour
lui, toutefois je ne puis m'empêcher d'être en proie à un funeste
pressentiment.
Le cardinal va-t-il me condamner
indéfiniment à l'exil en Toscane ? La reine à force ne s'en
étonnera-t-elle ? Je ne sais vers qui me tourner car les
espions, surtout Anglais, vous épient au détour des ruelles :
Florence est un nid abritant d'étranges oiseaux !
Je t'embrasse,
Adélaïde
Nathalie-Alix de La Panouse
Un cavalier impétueux des Jardins de Boboli, Florence
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