lundi 1 octobre 2018

Au bal à Florence ! Chapitre 19: " Les amants du Louvre"


Chapitre 19 : Les amants du Louvre

Au bal à Florence

Adélaïde de Flahaut à Charles-Maurice de Talleyrand


A l'aube du 5 juin 1784

Monsieur mon ami,

Mon bien-aimé,

Au fond du silence qui nous sépare bien davantage que les routes, j'ose vous dire que je vous aime de tout cœur, que l'ennui de ne point vous voir me ronge, que chaque aube m'inspire la chimère d'apprendre qu'un certain Monsieur de Talleyrand, abbé de Périgord provoque l'estime, l'admiration, la curiosité des ministres du grand-duc et l'émoi des Florentines en âge d'aimer.
Vous ne lirez certes cette lettre que si quelque singulier hasard vous la porte intacte d'ici dix ou vingt ans où que vous habitiez sur terre !
Je suis comme recluse chez le digne marquis Antonio Serristori, courtisan sagace, ambitieux cachant son ambition sous un ton feutré qui ne trompe même pas son chat, et son épouse pareille à une ombre couverte de voiles endeuillés.
Elle échange une révérence avec moi tôt matin, s'évanouit le reste de la journée, puis, quand le soleil se couche dans un ciel jaune citron sur les cyprès odorants de son jardin, surgit par surprise, me tend une main marmoréenne et me souhaite une bonne nuit d'une voix mourante.
La merveilleuse compagnie que voilà ! j'essaie de ne pas détester Florence et pourtant cette ville moribonde m'inspire une aversion puérile et injuste.
Mon tendre ami, tâchez de vous représenter ma vie transparente, ma solitude surveillée par des yeux invisibles ! je suis libre en apparence de longer l’orna des heures durant, de grimper sur la colline de San Miniato, de quérir une voiture pour Fiesole, de me perdre dans les ruelles, les églises, les cloîtres, de me consumer de passion en parcourant la Galerie des Offices, de caresser des joyaux sur le Ponte-Vecchio, de marchander des tableaux en lambeaux qu'un habile discoureur prétend d'un grand maître de la Renaissance, de soupirer devant le spectacle des soleils couchants du haut des remparts du Fort-du-Belvédère ...
Et même, le croiriez-vous,de tenir tête en me moquant à une troupe de gentilshommes acharnés à vanter les attraits délicieux de ma personne. Or, ce n'est là que leurre, on m'épie, on scrute mes achats de parfums, de tissus, d'éventails et de chapeaux de paille comme si j'agissais sur un ordre suspect, comme si mes desseins étaient criminels ... une frayeur vague me hante, je lutte afin de contenir cette angoisse risible, mais il me suffit de croiser une silhouette furtive, en sortant du Duomo, en longeant la via della Pergola ou en m'aventurant via della Colonna , au bout de Florence, pour comprendre que l'on me suit dans une intention que je ne suis pas assez sotte pour croire bonne...
A la vérité, mon bien-aimé lointain, cette peur réveille une existence qui atteint des sommets d'inutilité et de nonchalance exaspérantes ! Saviez-vous que nos salons ne se peuvent concevoir dans cette belle endormie ? Jamais une conversation semblable à la vôtre, piquante, enjouée, perfide, malicieuse, riche d'idées, d'inventions, de traits d'esprit, incomparable !
Je ploie sous les bavardages insipides, les ragots de la petite-cour, je m'efforce à suivre sur le Lungarno, aux Cascines, les promenades en carrosses, à cheval, à pied, et n'en retire que des contractions au visage dues aux sourires tenant lieu de paroles !
Le Florentin s'exprime par moues, le Napolitain joue avec les mains, le Parisien suggère, sème le doute, cultive l'éloquence qui ne pèse ni ne pose ; ici , au contraire, même les serviteurs et les enfants prennent une pose pour un petit rien !
Tout cela n'est que coutumes à observer, mon malaise vient de l'ignorance où me tient Monseigneur de Bernis. Je ne sers qu'à alléger l'atmosphère morose planant sur le palais rébarbatif du bon ministre qui met son point d'honneur à ne prononcer que les phrases les plus anodines du monde.
La diplomatie est un art qui ne touche qu'une poignée d'élus subtils et prudents, mon tempérament audacieux et persifleur m'en écarte hélas !
D'ailleurs, j'ai scandalisé, je le crains, la bonne société se pressant hier soir au Palais Pitti et vous en demande bien pardon !
Le chambellan, homme sage et précieux comme le sont les chambellans des livres de conte, patientait dans un de ces salons resplendissants d'or et de portraits hautains, de statues sublimes et de vases ciselés qui forment le décor grandiose et sévère figeant les splendeurs de Florence jusqu'à la fin des temps.La reine m'avait pourvue par la comtesse d'Adhémar d'une robe de cour alourdie par ces paniers et ce corps qui vous coupent la respiration et éteignent votre entendement au moindre geste .
Mais, mais, mon tendre ami, j'étais l'attraction, l'objet de curiosité, la créature venue de Versailles , tout Florence guettait le faux-pas , la chute, l'éventail tombé, la pâmoison, le mot de trop, le rire incongru, la révérence manquée ! Comment allais-je me tirer de l'épreuve sans sombrer dans le ridicule, ce péché quasi mortel ? Ma bonne étoile brillait ce soir-là, j'attirai un prince, ou un gueux, (en Italie, il est presque impossible de savoir à qui on a affaire tant les hommes ont belle et avantageuse mine) qui me salua en ami de longue date, me tendit sa main et me guida sous le nez du chambellan tout ébaudi, jusqu'aux pieds du grand-duc et de son épouse célèbre pour sa ribambelle d'enfants.
Cette robuste princesse daigna chuchoter un compliment, l'auguste souverain froid et noble comme l'y oblige le poids de ses pensées de philosophe éclairé, dit-on, me pria de mille choses que, perdue d'émotion, je ne compris point.
Le gentilhomme inconnu me ramena vers les jardins tandis que la cour bruissait , transie de stupéfaction : la Française avait déjà un amant ! Quelle moralité ! Quelle inconvenance ! N'était-elle pourvue d'un époux délaissé le malheureux à Paris ?
Toutefois, la haute situation de mon soupirant impromptu semblait en imposer : les révérences s'esquissaient sur notre passage, les saluts se faisaient soumis, les physionomies doucereuses
Je levai la tête à me dévisser le cou sans même demander à ce cavalier tombé de la Lune qui il était !
Ne songez-vous , mon ami, à ce récit fantasque et cruel de madame de La Fayette ? Vous savez fort bien , cette « Princesse de Clèves » qui débute par une rencontre au bal à l'instar du conte de Cendrillon ? Le coup de foudre ne fut point au rendez-vous, mon cœur n'est point inflammable , n'appartient-il à quelqu'un que vous connaissez  mieux que personne ?
Je pris l'affaire avec bonne humeur et acceptai de suivre l'inconnu à la belle prestance et au regard aussi noir que le vôtre est bleu, vers la grotte la plus merveilleuse de ces fameux jardins de Boboli qui s'étendent au bas du Palais Pitti et consolent de leur grâce exquise ceux qui s'étonnent de l'austérité des palais Florentins .
Je me serais sentie mutine et charmeuse, si je n'avais point été fort encombrée de mes paniers me donnant une démarche saccadée de volatile de basse-cour ! L'inconnu me tenait comme s'il craignait que je ne lui échappasse. Nous entrâmes en un séjour féerique, une grotte aux parois d'eaux vives, je me récriai d'admiration, le cavalier fronçait les sourcils et regardai derrière nous, je saisis soudain que l'instant était grave .
« Madame, je ne saurais trop vous recommander de feindre une affaire galante, dit mon bel inconnu d'une voix alarmée, nous avons des espions à nos trousses et vous devrez quitter Florence au plus vite.
Le prétexte en sera une passion conçue cette nuit pour ma personne, votre réputation l'accréditera, tout le monde se doute ici de votre attachement à un certain abbé qui vous délaisse... Vous courez un grand péril et ne vous en doutez point. Votre compagnon de route vient d'être tué à Naples devant le théâtre de Saint-Charles, il a succombé à plusieurs coups de stylet empoisonné. »
Horrifiée, mortifiée, je me cramponnai à cet homme et attendis la suite...
A sa place, nous entendîmes un tressaillement bizarre, le cavalier me prit par la taille et cria : « Partez, madame, je m'occupe du reste, partez ! »
Là-dessus, il me poussa vers une porte taillée dans la grotte et me lança au dehors !
Je me réfugiai à l'intérieur d'un buis, rampai sur le gazon, me dissimulai à l'abri d'une déesse de pierre et pris mon élan vers le Palais comme si une meute de loups des Pyrénées avaient décidé de me tailler en pièces.J'entrai une nouvelle fois à la cour du grand-duc Léopold et compromis irrémédiablement les vestiges de ma réputation !
Avec mes cheveux défaits, mes bras égratignés, mes paniers déchirés, mon souffle haletant, j'offrais l'image d'une amante qui venait d'accorder ses faveurs...
Les ricanements fusèrent, on s'écarta en gloussant, mon salut fut assuré par le sévère chambellan qui m'empoigna proprement et me confia aux mains de servantes au comble de la joie.
On me pria ensuite d'attendre en une lugubre antichambre …
Je fus bouleversée à la vue d'un serviteur tout embarrassé de sa tenue à la française qui me proposa une coupe de vin de Champagne sur un plateau d'argent ciselé ! Ainsi, on prenait la peine de me réconforter ! Mon destin ne serait peut-être pas aussi désastreux que je le craignais …
Le chambellan apparut soudain, me présenta mille civilités, mille excuses pour ma chute fâcheuse (j'ignorais que j'avais chuté et l'appris avec un air fort naturel) et me souhaita un repos nécessaire avec mille compliments.On me ramena chez les Serristori, juste à côté, et j'eus la désagréable surprise d'entendre une clef fermer mes appartements …
Je vous écris d'un trait, ne pouvant dormir depuis mon retour, mon irrépressible angoisse augmente à chaque instant. Ma chambre a été fouillée, j'en suis certaine...
Le paquet mystérieux n'a point été dérobé pour l'unique raison que je l'ai dissimulé dans l'écrin d'un collier qu'ajuste un bijoutier, non loin de la piazza della Signora, à l'intention de la marquise Serristori qui mérite ce présent.
Ce plan ne sert à rien si on fait de moi une prisonnière, je tremble, mon ami, je tremble à l'idée que ma ruse ne soit découverte, la reine ne me pardonnera point d'avoir échoué !
Je tremble encore plus pour ma vie !
Pourquoi le vicomte a-t-il subi un sort à ce point misérable ?
Mon ami, on frappe, on glisse un papier sous ma porte .
On frappe de plus belle !
Que me veut-on ?
Souffrez que je vous abandonne un moment ...

Je vous aime, ne vous souvenez que des heures heureuses si ...

Adélaïde

 Nathalie- Alix de La Panouse

Les fastes du palais Pitti


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