Chapitre 19 : Les amants du Louvre
Au bal à Florence
Adélaïde de Flahaut à
Charles-Maurice de Talleyrand
A l'aube du 5 juin 1784
Monsieur mon ami,
Mon bien-aimé,
Au fond du silence qui nous sépare
bien davantage que les routes, j'ose vous dire que je vous aime de
tout cœur, que l'ennui de ne point vous voir me ronge, que chaque
aube m'inspire la chimère d'apprendre qu'un certain Monsieur de
Talleyrand, abbé de Périgord provoque l'estime, l'admiration, la
curiosité des ministres du grand-duc et l'émoi des Florentines en
âge d'aimer.
Vous ne lirez certes cette lettre que
si quelque singulier hasard vous la porte intacte d'ici dix ou vingt
ans où que vous habitiez sur terre !
Je suis comme recluse chez le digne
marquis Antonio Serristori, courtisan sagace, ambitieux cachant son
ambition sous un ton feutré qui ne trompe même pas son chat, et son
épouse pareille à une ombre couverte de voiles endeuillés.
Elle échange une révérence avec moi
tôt matin, s'évanouit le reste de la journée, puis, quand le
soleil se couche dans un ciel jaune citron sur les cyprès odorants
de son jardin, surgit par surprise, me tend une main marmoréenne et
me souhaite une bonne nuit d'une voix mourante.
La merveilleuse compagnie que
voilà ! j'essaie de ne pas détester Florence et pourtant cette
ville moribonde m'inspire une aversion puérile et injuste.
Mon tendre ami, tâchez de vous
représenter ma vie transparente, ma solitude surveillée par des
yeux invisibles ! je suis libre en apparence de longer l’orna
des heures durant, de grimper sur la colline de San Miniato, de
quérir une voiture pour Fiesole, de me perdre dans les ruelles, les
églises, les cloîtres, de me consumer de passion en parcourant la
Galerie des Offices, de caresser des joyaux sur le Ponte-Vecchio, de
marchander des tableaux en lambeaux qu'un habile discoureur prétend
d'un grand maître de la Renaissance, de soupirer devant le spectacle
des soleils couchants du haut des remparts du Fort-du-Belvédère ...
Et même, le croiriez-vous,de tenir
tête en me moquant à une troupe de gentilshommes acharnés à
vanter les attraits délicieux de ma personne. Or, ce n'est là que
leurre, on m'épie, on scrute mes achats de parfums, de tissus,
d'éventails et de chapeaux de paille comme si j'agissais sur un
ordre suspect, comme si mes desseins étaient criminels ... une
frayeur vague me hante, je lutte afin de contenir cette angoisse
risible, mais il me suffit de croiser une silhouette furtive, en
sortant du Duomo, en longeant la via della Pergola ou en m'aventurant
via della Colonna , au bout de Florence, pour comprendre que l'on me
suit dans une intention que je ne suis pas assez sotte pour croire
bonne...
A la vérité, mon bien-aimé lointain,
cette peur réveille une existence qui atteint des sommets
d'inutilité et de nonchalance exaspérantes ! Saviez-vous que nos
salons ne se peuvent concevoir dans cette belle endormie ?
Jamais une conversation semblable à la vôtre, piquante, enjouée,
perfide, malicieuse, riche d'idées, d'inventions, de traits
d'esprit, incomparable !
Je ploie sous les bavardages insipides,
les ragots de la petite-cour, je m'efforce à suivre sur le Lungarno, aux Cascines, les promenades
en carrosses, à cheval, à pied, et n'en retire que des contractions
au visage dues aux sourires tenant lieu de paroles !
Le Florentin s'exprime par moues, le Napolitain joue avec les mains, le Parisien suggère, sème le doute, cultive l'éloquence qui ne pèse ni ne pose ; ici , au contraire, même les serviteurs et les enfants prennent une pose pour un petit rien !
Le Florentin s'exprime par moues, le Napolitain joue avec les mains, le Parisien suggère, sème le doute, cultive l'éloquence qui ne pèse ni ne pose ; ici , au contraire, même les serviteurs et les enfants prennent une pose pour un petit rien !
Tout cela n'est que coutumes à
observer, mon malaise vient de l'ignorance où me tient Monseigneur
de Bernis. Je ne sers qu'à alléger l'atmosphère morose planant sur
le palais rébarbatif du bon ministre qui met son point d'honneur à
ne prononcer que les phrases les plus anodines du monde.
La diplomatie est un art qui ne touche
qu'une poignée d'élus subtils et prudents, mon tempérament
audacieux et persifleur m'en écarte hélas !
D'ailleurs, j'ai scandalisé, je le
crains, la bonne société se pressant hier soir au Palais Pitti et
vous en demande bien pardon !
Le chambellan, homme sage et précieux
comme le sont les chambellans des livres de conte, patientait dans un
de ces salons resplendissants d'or et de portraits hautains, de
statues sublimes et de vases ciselés qui forment le décor grandiose
et sévère figeant les splendeurs de Florence jusqu'à la fin des
temps.La reine m'avait pourvue par la comtesse d'Adhémar d'une robe
de cour alourdie par ces paniers et ce corps qui vous coupent la
respiration et éteignent votre entendement au moindre geste .
Mais, mais, mon tendre ami, j'étais
l'attraction, l'objet de curiosité, la créature venue de Versailles
, tout Florence guettait le faux-pas , la chute, l'éventail tombé,
la pâmoison, le mot de trop, le rire incongru, la révérence
manquée ! Comment allais-je me tirer de l'épreuve sans sombrer
dans le ridicule, ce péché quasi mortel ? Ma bonne étoile
brillait ce soir-là, j'attirai un prince, ou un gueux, (en Italie,
il est presque impossible de savoir à qui on a affaire tant les
hommes ont belle et avantageuse mine) qui me salua en ami de longue
date, me tendit sa main et me guida sous le nez du chambellan tout
ébaudi, jusqu'aux pieds du grand-duc et de son épouse célèbre
pour sa ribambelle d'enfants.
Cette robuste princesse daigna
chuchoter un compliment, l'auguste souverain froid et noble comme l'y oblige le poids de ses pensées de philosophe éclairé, dit-on, me pria de mille choses
que, perdue d'émotion, je ne compris point.
Le gentilhomme inconnu me ramena vers
les jardins tandis que la cour bruissait , transie de stupéfaction :
la Française avait déjà un amant ! Quelle moralité !
Quelle inconvenance ! N'était-elle pourvue d'un époux délaissé
le malheureux à Paris ?
Toutefois, la haute situation de mon
soupirant impromptu semblait en imposer : les révérences
s'esquissaient sur notre passage, les saluts se faisaient soumis, les
physionomies doucereuses
Je levai la tête à me dévisser le
cou sans même demander à ce cavalier tombé de la Lune qui il
était !
Ne songez-vous , mon ami, à ce récit
fantasque et cruel de madame de La Fayette ? Vous savez fort
bien , cette « Princesse de Clèves » qui débute
par une rencontre au bal à l'instar du conte de Cendrillon ? Le
coup de foudre ne fut point au rendez-vous, mon cœur n'est point
inflammable , n'appartient-il à quelqu'un que vous connaissez
mieux que personne ?
Je pris l'affaire avec bonne humeur et
acceptai de suivre l'inconnu à la belle prestance et au regard aussi
noir que le vôtre est bleu, vers la grotte la plus merveilleuse de
ces fameux jardins de Boboli qui s'étendent au bas du Palais Pitti
et consolent de leur grâce exquise ceux qui s'étonnent de
l'austérité des palais Florentins .
Je me serais sentie mutine et
charmeuse, si je n'avais point été fort encombrée de mes paniers
me donnant une démarche saccadée de volatile de basse-cour !
L'inconnu me tenait comme s'il craignait que je ne lui échappasse.
Nous entrâmes en un séjour féerique, une grotte aux parois d'eaux
vives, je me récriai d'admiration, le cavalier fronçait les
sourcils et regardai derrière nous, je saisis soudain que l'instant
était grave .
« Madame, je ne saurais trop vous
recommander de feindre une affaire galante, dit mon bel inconnu d'une
voix alarmée, nous avons des espions à nos trousses et vous devrez
quitter Florence au plus vite.
Le prétexte en sera une passion conçue
cette nuit pour ma personne, votre réputation l'accréditera, tout le monde se doute ici de votre attachement à un certain abbé qui vous délaisse... Vous
courez un grand péril et ne vous en doutez point. Votre compagnon de
route vient d'être tué à Naples devant le théâtre de
Saint-Charles, il a succombé à plusieurs coups de stylet
empoisonné. »
Horrifiée, mortifiée, je me cramponnai à cet
homme et attendis la suite...
A sa place, nous entendîmes un
tressaillement bizarre, le cavalier me prit par la taille et cria :
« Partez, madame, je m'occupe du reste, partez ! »
Là-dessus, il me poussa vers une porte
taillée dans la grotte et me lança au dehors !
Je me réfugiai à l'intérieur d'un
buis, rampai sur le gazon, me dissimulai à l'abri d'une déesse de
pierre et pris mon élan vers le Palais comme si une meute de loups
des Pyrénées avaient décidé de me tailler en pièces.J'entrai une
nouvelle fois à la cour du grand-duc Léopold et compromis
irrémédiablement les vestiges de ma réputation !
Avec mes cheveux défaits, mes bras
égratignés, mes paniers déchirés, mon souffle haletant, j'offrais
l'image d'une amante qui venait d'accorder ses faveurs...
Les ricanements fusèrent, on s'écarta
en gloussant, mon salut fut assuré par le sévère chambellan qui
m'empoigna proprement et me confia aux mains de servantes au comble
de la joie.
On me pria ensuite d'attendre en une
lugubre antichambre …
Je fus bouleversée à la vue d'un
serviteur tout embarrassé de sa tenue à la française qui me
proposa une coupe de vin de Champagne sur un plateau d'argent
ciselé ! Ainsi, on prenait la peine de me réconforter !
Mon destin ne serait peut-être pas aussi désastreux que je le
craignais …
Le chambellan apparut soudain, me
présenta mille civilités, mille excuses pour ma chute fâcheuse
(j'ignorais que j'avais chuté et l'appris avec un air fort naturel)
et me souhaita un repos nécessaire avec mille compliments.On me
ramena chez les Serristori, juste à côté, et j'eus la désagréable
surprise d'entendre une clef fermer mes appartements …
Je vous écris d'un trait, ne pouvant
dormir depuis mon retour, mon irrépressible angoisse augmente à
chaque instant. Ma chambre a été fouillée, j'en suis certaine...
Le paquet mystérieux n'a point été
dérobé pour l'unique raison que je l'ai dissimulé dans l'écrin
d'un collier qu'ajuste un bijoutier, non loin de la piazza della
Signora, à l'intention de la marquise Serristori qui mérite ce
présent.
Ce plan ne sert à rien si on fait de
moi une prisonnière, je tremble, mon ami, je tremble à l'idée que
ma ruse ne soit découverte, la reine ne me pardonnera point d'avoir
échoué !
Je tremble encore plus pour ma vie !
Pourquoi le vicomte a-t-il subi un
sort à ce point misérable ?
Mon ami, on frappe, on glisse un papier
sous ma porte .
On frappe de plus belle !
Que me veut-on ?
Souffrez que je vous abandonne un
moment ...
Je vous aime, ne vous souvenez que des
heures heureuses si ...
Adélaïde
Nathalie- Alix de La Panouse
Nathalie- Alix de La Panouse
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