vendredi 26 octobre 2018

Pages Capriotes : Alberto Savinio: " Capri " ou le chant d'un amour fou !


Alberto Savinio à Capri :

Une chanson douce sur les rochers.

Capri , toujours Capri, pourquoi tant d'écrivains, tant de poètes, tant de rêveurs ont-t-ils glissés dans cette fosse aux Sirènes ? Dans cette pagaille bondissante, certains éblouissent de feux jamais éteints, Vivant Denon, Maxime du Camp, Alexandre Dumas, Gorki, Alberto Moravia, Alberto Savinio, Mario Soldati, Roger Peyrefitte, et cet humaniste désordonné qui incarne l'élégance et la bonté de l'île : Axel Munthe …
Capri est un creuset incantatoire, une déambulation mystique, un rendez-vous de renaissance quand on a le bonheur d'y accoster, et une nostalgie invincible une fois rendu à la vie raisonnable. Soudain, la vie résonne comme l'écume de vos chimères ; la vie vous rudoie, trompeuse, traître , tissée de pesants regrets, de désillusions tenaces .
Or Capri a la franchise des êtres purs.
Elle a beau être une île dure, une terre cerclée de fer, un château intangible aux portes fermées à ceux qui zigzaguent contre ses flancs rudes, ses escaliers de pierre que fleurissent liserons et clématites, elle ne déçoit ni ne trahit.
Jardins blanc, vergers verts, potagers rouges, montagne âpre jouant avec ses voiles de brume, terrasses silencieuses levées sur les mondes éteints, île respirant le parfum piquant de sa jeunesse terriblement éternelle .
Si terriblement troublante aussi, avec sa houle de visages mouvants et fardés, ses ruelles étroites où des pierreries de Tsarine débordent jusqu'aux plafonds de ses échoppes, ses palaces enfouis sous les roses et les citronniers, forteresses impeccables construites sur les murailles d'antiques palais.
Le simple acte d'aborder au port de Marina Grande bouleverse un esprit sensible !
Alberto Savinio, gentilhomme des Lettres Italiennes, aventurier Grec, écrivain à l'âme et au style rebelles, s'attira les grâces des antiques divinités qui le prirent par la main tout au long de la plus fantasque des promenades.
Le printemps de l'an 1926 coulait sur les pentes abruptes et les jeunes filles aux sombres chignons haussaient de précieuses corbeilles sur leurs têtes.
Bon prince, notre ami impromptu nous ouvre son cœur qui bat à la Capriote et ce pour toujours ... Sous la houlette de ce berger euphorique, le passé devient chair et sang, le présent incantation, Capri se dresse sur la mer laiteuse dans le soir, ainsi que l'Ithaque attendue depuis toujours.
Le voyage de l'ami Alberto Savinio débute sur un bateau de pirate qui franchit hardiment les vagues
irascibles ! Capri au loin le nargue, « C'est l'île de fer ! » , « un fantôme fumeux qui surgit des profondeurs de la mer inféconde »...
Or, L'ami Savinio s'étonnerait presque de cette vision qui s'unit à celles que nous éprouvons tous, humbles griffonneurs, célèbres gens de lettres, ou voyageurs pacifiques.
Capri , nous l'inventons, la guettons, le billet du ferry « lent » attrapé au vol au guichet du« Porta di Massa », atteste que c'est le but de cette croisière sur un lourd navire quasi vide.
Mais Capri se moque, elle tarde à ravir le regard, elle prépare son entrée. Ses murailles emplissent soudain l'horizon, Capri prend votre bateau à l'abordage !
Et sur le pont, chacun de s'exclamer, ou de se taire, d'embrasser son prochain ou de lui serrer la
main , une émotion absurde vous étreint …
Si on lève le nez, en guise de bienvenue, au plus élevé de la falaise, vos yeux accrochent une espèce de temple, se posent sur d'étranges ruines, suivent plus loin une guirlande de maisons blanches, une rivière de fleurs et de vergers.
Capri vous étonne déjà … La mer est d'une nuance verte filée de cristal bleu, les falaises vous contemplent, vous êtes revenu en un lieu qui fut vôtre il y a des siècles.
L'ami Alberto Savarin murmure alors :
« Ce port minuscule, fermé par quelques pierres disposées en arc de cercle, je me souviens de l'avoir construit moi-même lorsque j'étais enfant de mes propres mains. Voilà qu'à peine le pied posé sur cette île où chacun se souvient d'être né, d'une naissance non pas réelle mais métaphysique, je retrouve le petit port construit lorsque j'étais enfant . »
Alberto Savinio a pour lointain ancêtre un poète grec et même plusieurs, il est ainsi tout naturel que la magicienne Circé, guette depuis le Monte Solaro ce visiteur qui lui produit la meilleure des impressions ! Elle accourt de toutes ses jambes divines, intriguée par ce fou au regard éperdu d'amour pour une île qu'il  connaît depuis cinq minutes ! La voilà qui écarte les vendeurs de colliers de corail s'agitant devant ce voyageur sidéré;  puis, elle hausse le ton ...
L'ami Alberto Savinio n'entend plus que la voix de « la déesse aux cheveux bouclés » qui  lui intime le conseil de fuir, au plus vite et sans pitié, la horde des messagers des palaces dont les appels bourdonnent aux oreilles comme un essaim de guêpes ! il se logera dans un austère logis d'Anacapri, cela lui suffira bien !
Voyageur solitaire, le poète ingénu fait comme tout le monde : il se jette dans la bouche béante du funiculaire et une fois sur la Piazzetta grouillante, avance en aveugle et se réfugie sur une terrasse aux blanches colonnes . Le soleil se couche, l'air devient musique , une peur verte plane sur la mer avec le prélude de Debussy : « Les collines d'Anacapri » , bizarre sortilège !
Mais l'ami Alberto a faim, et encore plus ; soif, envie de vivre ! adieu paysages secrets, vive les plaisirs, le vacarme, l'autre Capri, le café le plus torride de la planète, le Morgano, endroit farfelu où fraternisent les buveurs invétérés des vins de l'île !
La nuit a pris son manteau épais quand le voyageur, passablement "pompette,"  mais frémissant de l'audace des héros d'Homère quitte le monde clos du bourg de Capri et se lance sur l'escalier phénicien qui l'amènera vers le village taciturne d'Anacapri , s'il parvient à vaincre sa peur d'homme seul face aux précipices bordant ces marches construites par des géants !
Anacapri, citée éthérée, village s'épanouissant vers l'ancien hameau paisible de Caprile, lumière au bout d'une ascension haletante,rompue par la grâce d'une humble chapelle à mi-course, et enfin le repos , et un rêve , un bien étrange rêve …
 L'empereur Auguste en personne sermonne le poète repentant ! Comment ? Aurait-il oublié que ce fut lui le premier à succomber aux sortilèges de l'île ? « Tu es un étourdi et un impertinent ! »
Et l'empereur drapé dans sa toge de raconter d'une voix émue la légende des Pélasges, ces « hommes forts, courageux, aux membres immenses » venus d'un continent englouti qui, à l'aube du monde, s’installèrent sur le belvédère verdoyant capricante.
Mais toute l'île s'empara du cœur d'Auguste après qu'il y vit une yeuse morte bourgeonner miraculeusement. Capri , échangée contre l'opulente, l'immense Ischia, se métamorphosa en Apragapoli, ou citée de la douce oisiveté …Quel bienfait après l'agitation et les intrigues politiques de Rome ...
Soudain Auguste change de ton, impétueux et furibond, le voici défendant son œuvre, avant Tibère, c'est lui qui fut la source de son attrait invincible, de ce bonheur qu'elle procure à chaque mortel !
L'aube laisse l'ami Alberto tout envoûté au sein d'Anacapri .Le monte Solaro l'enivre encore plus que le vin de la veille.
Puis ,un écho de sa visite nocturne lui saute à la figure sous la forme massive d'une grosse maison peinte en rouge du plus bel effet antique. Au dessus du porche, quelques mots en grec ancien, langue des esthètes et des érudits au temps d'Auguste, langue immortelle en dépit de l'obscurité de notre époque : « Salut, ô habitant d'Apragapolis ! ».
Moi-même, chaque fois que je reviens sur l'île, cette courtoise inscription se dresse sur mon chemin; j'aime à déchiffrer ces mots, ce sont des vieux amis ! ne saluent-ils le visiteur, le poète, le curieux, l'amateur des boutiques d'artisans du village, le promeneur qui ne sait ce qu'il cherche, les habitants qui sourient, les enfants qui se pressent vers l'école voisine ? Les mots naïfs et enthousiastes scintillent sur la maison rouge hantée par son créateur d'autrefois, un officier anglais qui savait le grec et recevait certainement la visite du fantôme d'Auguste ...
Par contre, je n'ai jamais encore lutté avec le chien noir qui, selon une légende parmi tant d'autres, renfermerait l'âme de Tibère !
Anacapri, au contraire, rassemble des chats éclatants de santé qui s'adonnent sans complexes à une vie vouée à la paresse et au bien-être, allongés sur les toits, les escaliers ou les fleurs odorantes des vergers. L'ami Alberto  Savinio est pourtant catégorique, un cauchemar canin a gâté son périple si délicieusement commencé à Caprile.
Qu'est-ce que Caprile d'ailleurs ?
Selon moi, le meilleur de Capri, une suite de ruelles gracieuses descendant de toutes leurs vagues de glycine vers la mer promise au delà des sentiers des forts.
Un monde clos, bienveillant, où la marche se poursuit sans peine tant les beautés généreuses des champs suspendus, des jardins sauvages, des bois de citronniers et d'oliviers vous rendent allègres et vaillants !
 J'accompagne  en songe Alberto Savinio vers une maison  blanche qui de nos jours a perdu son faste afin de mieux conquérir les âmes éprises d'amour et de mélancolie.
Nous frappons de concert à la porte de ce manoir rayonnant, aux terrasses levées vers la mer, au toit bordé de créneaux chevaleresques, qui abrita la reine Victoria de Suède dont le cœur fragile battait pour la gloire d'Anacapri : Axel Munthe, le sauveur de la Villa San Michele.
Ces amoureux des années vingt ont-ils vu l'irascible chien noir, créature maudite, qui tenta de ses rauques aboiements de précipiter Alberto Savinio du haut du Castiglione ?
Les songes fantastiques du docteur Munthe le guidèrent en tout cas vers la renaissance de la plus évocatrice et élégante maison de l'île . Aurait-il reçu la bénédiction du vieil empereur à la réputation peut-être calomniée ?
Qu'importe ! Plongez sans crainte dans ce « Capri », d'Alberto Savinio, chant d'amour et de malice, pareil à un torrent alerte et primesautier !

A bientôt,

Nathalie-Alix de La Panouse

 Gouache Napolitaine ancienne : une vision naïve et adorable de la mystérieuse île de Capri


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire