Paris le 20 juin 1784
La comtesse d'Albany à la comtesse
d'Adhémar
Madame,
J'ai été charmée l'an passé de vous
rencontrer chez mon amie d'enfance, cette piquante comtesse de Flahaut qui
semble dissoute on ne sait en quel lieu sur terre.
Je ne suis point trop au fait, Madame,
des secrets qui sont le pain quotidien de la cour.
Or, il m'est toutefois venu une fort
étrange rumeur : la comtesse serait l'envoyée de la reine
auprès de Monseigneur de Bernis en son palais de Rome.
La
connaissance de la langue de Dante de mon amie restant assez
fantaisiste, vous comprendrez mon grand étonnement. Il est vrai que
l'Europe pérore dans la langue de Molière dont la saveur et la
finesse sont uniques assurément.
La princesse chère au cœur du
cardinal de Bernis est une ravissante créature à la langue naïve.
Mon ami ,le chevalier d'Alfier,i en fait
grand cas, elle l'admire et les hommes les plus intelligents prennent
ce sentiment pour une preuve de vive intelligence.
C'est par cette voie que certains échos
me sont parvenus au sujet de mon amie envolée comme par magie. Une
femme de chambre de la princesse de Santa-Croce l'aurait aperçue
menée à fond de train dans un carrosse roulant vers Florence.
Depuis c'est le désert, le silence et
la nuit.
On chuchote que la comtesse aurait
humilié le cardinal fort amateur de beautés soumises en dépit
d'un âge qui apporte d'autres plaisirs à l'existence …
Je crains que ce bruit ne soit
absolument authentique. Adélaïde de Flahaut est entraînée, et je
le déplore, dans sa passion excessive envers un certain jeune abbé
qui n'a foi qu'en sa propre personne, et se voue à lui-même et à son ambition exagérée un culte singulier ...
Mais elle l'aime ! et quoique ce sentiment lui soit rendu avec caprice, jamais elle ne se hasarderait à trahir celui qui le lui inspire avec tant de folie.
Mais elle l'aime ! et quoique ce sentiment lui soit rendu avec caprice, jamais elle ne se hasarderait à trahir celui qui le lui inspire avec tant de folie.
Pourquoi, Madame, les hommes les plus
égoïstes attirent-ils les femmes les plus généreuses ?
C'est une loi non écrite qui impose sa
cruauté depuis l'aurore du monde !
Enfin, laissons-là les amours de la
comtesse, et je vous en conjure, tentez de m'avoir des nouvelles de
cette amie disparue et ma reconnaissance égalera le plaisir que
j'aurai en sachant que mes angoisses étaient vaines.
Votre position si proche de la reine
vous permet de rassurer aussi bien le bon époux de la comtesse que
son cercle habituel qui s’inquiète et s'interroge.
Parents et amis de madame de Flahaut me
chargent de mille respectueuses amitiés,
recevez, Madame, les
assurances de celle que je vous ai vouée ,
Louise de Stolberg, comtesse d'Albany
Manoir de Barbazan, Commingeois
Le 20 juin 1784
La baronne de Barbazan à monsieur
l'abbé Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord
Monsieur ,
le souvenir des charmantes escapades
que nous fîmes à Bagnéres-de-Luchon avant mes couches m'inspire
autant ce billet que l'incertitude cruelle du sort de notre amie la
comtesse de Flahaut.
La Providence a voulu que je reçoive
un mot de sa main dont le ton bizarre m'accable.
Je n'y comprends goutte, le papier est
sali, déchiré, l'écriture si mouvementée que sa lecture m'a usé
les yeux sans que je puisse en déchiffrer le contenu.
Par contre,
le cachet est bien celui des Flahaut, et le serviteur qui me l'a
apporté jure que ce sont des voyageurs italiens en séjour à
Saint-Bertrand-de-Comminges qui lui ont remis de la part d'une dame
française qui semblait fort triste aux Cascines, la belle promenade
de cette ville de Florence dont je rêve sans .
J'ai mandé ma voiture, ordonné que
l'on se hâte vers l'auberge de saint -Bertrand qui est assez prisé
des voyageurs férus d'antiquités et d'air montagnard. Les oiseaux
italiens venaient de quitter ce nid fugace ! l'aubergiste n'en
savait pas davantage, sinon que leurs poches n'étaient point vides
et que leurs manières annonçaient des seigneurs. Le mystère reste
entier et mon anxiété redouble.
Je vous supplie, Monsieur, vous qui
êtes reçu dans les tous les cercles qui comptent, de rechercher où
notre amie peut se trouver . Je n'ose vous en dire plus, vous êtes
son confident et l'hôte de son cœur. Elle n'aurait pu vous celer
les ordres péremptoires, venus du plus haut, qui l'ont maintenant
jetée au sein d'extraordinaires périls . J'envoie, Monsieur, ce
billet par mon domestique dont la sœur travaille à Paris chez Rose
Bertin. Il sera dissimulé dans le corps d'une de ces poupées
amenant la mode au fond de nos Pyrénées. Vous aurez l'obligeance
d'en renvoyer une autre à Barbazan...
Ce geste paraîtra inoffensif et nous
correspondrons par ces demoiselles qui amusent et intriguent mes
filles autant que nos bergères.
Adieu , Monsieur, mandez-moi des
nouvelles au plus vite,
je vous assure de mon amitié, bien
vive et bien pure,
Sophie de Barbazan
Charles-Maurice de Talleyrand -Périgord
à la comtesse d'Adhémar
Le 28 juin 1784
Madame,
Votre réputation flatteuse n'est
ignorée ni de la cour ni de Paris.
Comment ne pas me tourner vers vous et
implorer votre bonté en la fâcheuse affaire qui tracasse le cercle
intime de la comtesse de Flahaut ?
Je vous parlerais avec franchise :
Madame de Flahaut, on me l'a rapporté, a commis le crime de déplaire
à Monseigneur de Bernis qui a lui-même eu la faiblesse de
s'enticher d'une créature moqueuse, capricieuse, espiègle, et
surtout d'une étourderie qu'il conviendrait de lui pardonner.
J'ai la crainte que la comtesse ne soit
soupçonnée de quelque faute impardonnable touchant les secrets des
grands de ce monde .
Allons ! C'est la personne la plus incapable de se mêler d'aucune affaire, sauf
sentimentale. La passion amoureuse nourrit son âme et bouleverse
son cœur. Le reste lui est un univers incompréhensible .
Je vous demande donc de veiller sur
elle. Je suis sûr que l'on ne trouvera point l'ombre d'un prétexte
pour terminer cette petite affaire à la quelle je serais fâché que
l'on mît de l'éclat .
Je me joins au choeur angoissé des
amis de Madame de Flahaut.
A l'instar de la comtesse d'Albany, de
la petite et obscure baronne de Barbazan, du marquis de Montesquiou,
des comtes de Narbonne de de Ségur, sans oublier, et j'aurai dû
certes commencer par là, le comte de Flahaut, vénérable et patient
époux de la comtesse, je vous conjure d'implorer la reine qui l'a
mandée pour une mission réclamant une habileté et une science de
la politique dépassant de loin l'entendement de cette malheureuse
jeune femme.
J'ajoute que j'ai le bonheur d'aimer assez Madame de Flahaut et que je serais bien confus qu'on lui
tienne rigueur de répondre avec ardeur à cet attachement, dût-elle
sacrifier l’intérêt qu'un illustre admirateur porte à sa
personne...
La fidélité à un sentiment
irrépressible doit-elle être punie ? Monseigneur de Bernis
n'est-il point de cet avis, lui dont la finesse spirituelle et
l'humanisme fervent sont une source d'admiration pour nous tous ?
Je supplie la reine de laisser Madame
de Flahaut regagner la France dans la tranquille espérance de ne
point s’aliéner la bienveillance de ceux qu'elle tenta de servir
selon les instructions qui lui furent confiées par vos soins .
Madame, je reste votre très humble et
très dévoué serviteur,
Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord
La comtesse d'Adhémar à l'Abbé de
Talleyrand-Périgord
Versailles, 30 juin 1784
Monsieur,
Mon dieu, mais quel talent vous avez
quand il s'agit de plaider pour une ravissante femme de vos amies !
Ne craignez point que la comtesse de
Flahaut ne pâtisse du ressentiment de certain seigneur rencontré à
Rome. Nos envoyés ont ordre de la faire partir à Naples où l'on
veillera mieux à sa sécurité pour des raisons que je n'ai point à
expliquer ici.
Je vous serais fort reconnaissante de
prier votre choeur angoissé de taire ses chants douloureux . Le
silence assurera davantage qu'une pluie de lamentations le retour
prochain de votre chère et tendre Adélaïde.
Je gage qu'elle n'a saisi l'importance
de sa mission. Vous ne manquez point de discernement pour un homme
qui l'aime tant : cette étourdie ne songe, m'a -t-on dit, qu'à
courir les joailliers du Ponte-Vecchio et à minauder et coqueter
avec tout ce que Florence compte de hardis cavaliers. Je sais à quel
point la jalousie est éloignée de votre tempérament, vous
supporterez cette révélation sans broncher.
Enfin, à Naples, sauf si votre tête
folle ne s'échappe vers les îles du golfe, elle sera présentée à
la
cour, se montrera assidue aux concerts
du théâtre de Saint-Charles aura la surprise d'être conviée à
Caserte par leurs Majestés, et nous reviendra bientôt par la mer
jusqu'à Gênes et Marseille.
Le tout semblera bien innocent ;
une escapade amoureuse et charmante vers un climat exquis dans une
ville qui grouille de gens dissipés et paresseux.
Patientez,
monsieur, patientez, vous n'aurez guère de mal à cela , n'êtes-vous
l'Abbé le plus courtisé du monde ?
Monsieur, je suis votre servante,
Gabrielle Pauline de Chavigny, comtesse
d'Adhémar
Nathalie-Alix de La Panouse
Une lettre écrite par un modèle de Mme Vigée-Lebrun vers 1784 |
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