jeudi 18 octobre 2018

Mr de Talleyrand aurait-il un coeur ? Les amants du Louvre, chapitre 20

Chapitre 20  Les amants du Louvre
Paris  le 20 juin 1784

La comtesse d'Albany à la comtesse d'Adhémar

Madame,

J'ai été charmée l'an passé de vous rencontrer chez mon amie d'enfance, cette piquante comtesse de Flahaut qui semble dissoute on ne sait en quel lieu sur terre.
Je ne suis point trop au fait, Madame, des secrets qui sont le pain quotidien de la cour.
Or, il m'est toutefois venu une fort étrange rumeur : la comtesse serait l'envoyée de la reine auprès de Monseigneur de Bernis en son palais de Rome. 
La connaissance de la langue de Dante de mon amie restant assez fantaisiste, vous comprendrez mon grand étonnement. Il est vrai que l'Europe pérore dans la langue de Molière dont la saveur et la finesse sont uniques assurément.
La princesse chère au cœur du cardinal de Bernis est une ravissante créature à la langue naïve.
Mon ami ,le chevalier d'Alfier,i en fait grand cas, elle l'admire et les hommes les plus intelligents prennent ce sentiment pour une preuve de vive intelligence.
C'est par cette voie que certains échos me sont parvenus au sujet de mon amie envolée comme par magie. Une femme de chambre de la princesse de Santa-Croce l'aurait aperçue menée à fond de train dans un carrosse roulant vers Florence.
Depuis c'est le désert, le silence et la nuit.
On chuchote que la comtesse aurait humilié le cardinal fort amateur de beautés soumises en dépit d'un âge qui apporte d'autres plaisirs à l'existence …
Je crains que ce bruit ne soit absolument authentique. Adélaïde de Flahaut est entraînée, et je le déplore, dans sa passion excessive envers un certain jeune abbé qui n'a foi qu'en sa propre personne, et se voue  à lui-même et à son ambition exagérée un culte singulier ...
Mais elle l'aime ! et quoique ce sentiment lui soit rendu avec caprice, jamais elle ne se hasarderait à trahir celui qui le lui inspire avec tant de folie.
Pourquoi, Madame, les hommes les plus égoïstes attirent-ils les femmes les plus généreuses ?
C'est une loi non écrite qui impose sa cruauté depuis l'aurore du monde !
Enfin, laissons-là les amours de la comtesse, et je vous en conjure, tentez de m'avoir des nouvelles de cette amie disparue et ma reconnaissance égalera le plaisir que j'aurai en sachant que mes angoisses étaient vaines.
Votre position si proche de la reine vous permet de rassurer aussi bien le bon époux de la comtesse que son cercle habituel qui s’inquiète et s'interroge.

Parents et amis de madame de Flahaut me chargent de mille respectueuses amitiés,
recevez, Madame, les assurances de celle que je vous ai vouée ,

Louise de Stolberg, comtesse d'Albany

Manoir de Barbazan, Commingeois

Le  20 juin 1784

La baronne de Barbazan à monsieur l'abbé Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord

Monsieur ,
le souvenir des charmantes escapades que nous fîmes à Bagnéres-de-Luchon avant mes couches m'inspire autant ce billet que l'incertitude cruelle du sort de notre amie la comtesse de Flahaut.
La Providence a voulu que je reçoive un mot de sa main dont le ton bizarre m'accable.
Je n'y comprends goutte, le papier est sali, déchiré, l'écriture si mouvementée que sa lecture m'a usé les yeux sans que je puisse en déchiffrer le contenu. 
Par contre, le cachet est bien celui des Flahaut, et le serviteur qui me l'a apporté jure que ce sont des voyageurs italiens en séjour à Saint-Bertrand-de-Comminges qui lui ont remis de la part d'une dame française qui semblait fort triste aux Cascines, la belle promenade de  cette ville de Florence dont je rêve sans .
J'ai mandé ma voiture, ordonné que l'on se hâte vers l'auberge de saint -Bertrand qui est assez prisé des voyageurs férus d'antiquités et d'air montagnard. Les oiseaux italiens venaient de quitter ce nid fugace ! l'aubergiste n'en savait pas davantage, sinon que leurs poches n'étaient point vides et que leurs manières annonçaient des seigneurs. Le mystère reste entier et mon anxiété redouble.
Je vous supplie, Monsieur, vous qui êtes reçu dans les tous les cercles qui comptent, de rechercher où notre amie peut se trouver . Je n'ose vous en dire plus, vous êtes son confident et l'hôte de son cœur. Elle n'aurait pu vous celer les ordres péremptoires, venus du plus haut, qui l'ont maintenant jetée au sein d'extraordinaires périls . J'envoie, Monsieur, ce billet par mon domestique dont la sœur travaille à Paris chez Rose Bertin. Il sera dissimulé dans le corps d'une de ces poupées amenant la mode au fond de nos Pyrénées. Vous aurez l'obligeance d'en renvoyer une autre à Barbazan...
Ce geste paraîtra inoffensif et nous correspondrons par ces demoiselles qui amusent et intriguent mes filles autant que nos bergères.

Adieu , Monsieur, mandez-moi des nouvelles au plus vite,
je vous assure de mon amitié, bien vive et bien pure,

Sophie de Barbazan

Charles-Maurice de Talleyrand -Périgord à la comtesse d'Adhémar
Le 28 juin 1784

Madame,

Votre réputation flatteuse n'est ignorée ni de la cour ni de Paris.
Comment ne pas me tourner vers vous et implorer votre bonté en la fâcheuse affaire qui tracasse le cercle intime de la comtesse de Flahaut ?
Je vous parlerais avec franchise : Madame de Flahaut, on me l'a rapporté, a commis le crime de déplaire à Monseigneur de Bernis qui a lui-même eu la faiblesse de s'enticher d'une créature moqueuse, capricieuse, espiègle, et surtout d'une étourderie qu'il conviendrait de lui pardonner.
J'ai la crainte que la comtesse ne soit soupçonnée de quelque faute impardonnable touchant les secrets des grands de ce monde .
Allons ! C'est la personne la plus incapable de se mêler d'aucune affaire, sauf sentimentale. La passion amoureuse nourrit son âme et bouleverse son cœur. Le reste lui est un univers incompréhensible .
Je vous demande donc de veiller sur elle. Je suis sûr que l'on ne trouvera point l'ombre d'un prétexte pour terminer cette petite affaire à la quelle je serais fâché que l'on mît de l'éclat .
Je me joins au choeur angoissé des amis de Madame de Flahaut.
A l'instar de la comtesse d'Albany, de la petite et obscure baronne de Barbazan, du marquis de Montesquiou, des comtes de Narbonne de de Ségur, sans oublier, et j'aurai dû certes commencer par là, le comte de Flahaut, vénérable et patient époux de la comtesse, je vous conjure d'implorer la reine qui l'a mandée pour une mission réclamant une habileté et une science de la politique dépassant de loin l'entendement de cette malheureuse jeune femme.
J'ajoute que j'ai le bonheur d'aimer assez Madame de Flahaut et que je serais bien confus qu'on lui tienne rigueur de répondre avec ardeur à cet attachement, dût-elle sacrifier l’intérêt qu'un illustre admirateur porte à sa personne...
La fidélité à un sentiment irrépressible doit-elle être punie ? Monseigneur de Bernis n'est-il point de cet avis, lui dont la finesse spirituelle et l'humanisme fervent sont une source d'admiration pour nous tous ?
Je supplie la reine de laisser Madame de Flahaut regagner la France dans la tranquille espérance de ne point s’aliéner la bienveillance de ceux qu'elle tenta de servir selon les instructions qui lui furent confiées par vos soins .

Madame, je reste votre très humble et très dévoué serviteur,

Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord


La comtesse d'Adhémar à l'Abbé de Talleyrand-Périgord

Versailles, 30 juin 1784

Monsieur,

Mon dieu, mais quel talent vous avez quand il s'agit de plaider pour une ravissante femme de vos amies !
Ne craignez point que la comtesse de Flahaut ne pâtisse du ressentiment de certain seigneur rencontré à Rome. Nos envoyés ont ordre de la faire partir à Naples où l'on veillera mieux à sa sécurité pour des raisons que je n'ai point à expliquer ici.
Je vous serais fort reconnaissante de prier votre choeur angoissé de taire ses chants douloureux . Le silence assurera davantage qu'une pluie de lamentations le retour prochain de votre chère et tendre Adélaïde.
Je gage qu'elle n'a saisi l'importance de sa mission. Vous ne manquez point de discernement pour un homme qui l'aime tant : cette étourdie ne songe, m'a -t-on dit, qu'à courir les joailliers du Ponte-Vecchio et à minauder et coqueter avec tout ce que Florence compte de hardis cavaliers. Je sais à quel point la jalousie est éloignée de votre tempérament, vous supporterez cette révélation sans broncher.
Enfin, à Naples, sauf si votre tête folle ne s'échappe vers les îles du golfe, elle sera présentée à la
cour, se montrera assidue aux concerts du théâtre de Saint-Charles aura la surprise d'être conviée à Caserte par leurs Majestés, et nous reviendra bientôt par la mer jusqu'à Gênes et Marseille.
Le tout semblera bien innocent ; une escapade amoureuse et charmante vers un climat exquis dans une ville qui grouille de gens dissipés et paresseux. 
Patientez, monsieur, patientez, vous n'aurez guère de mal à cela , n'êtes-vous l'Abbé le plus courtisé du monde ?

Monsieur, je suis votre servante,

Gabrielle Pauline de Chavigny, comtesse d'Adhémar

 Nathalie-Alix de La Panouse



Une lettre écrite par un modèle de Mme Vigée-Lebrun vers 1784

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