« Au Pays des Sirènes »: Capri éternelle
« Capri, oui Capri, » me
disait, dans sa dernière lettre, une amie douée d'une allure aussi
belle que son caractère est fort, une de ces dames vaillantes et
sarcastiques sur lesquelles le temps n'a aucune prise .
« Capri, je connais bien Capri,
le père de mon grand-père, un jeune et fringant lord irlandais, s'y
réfugia dans les ruines d'une villa à l'antique sur une pointe
dominant Sorrente ! Voyageur du grand tour, il ne résista pas
à l'appel de Capri, voyez-vous . En homme étourdi et naïf,
obéissant scrupuleusement à son guide vantant les beautés de la
Grotte bleue, il y vint pour la journée et le piège se referma sur
lui … Il grimpa l'escalier phénicien, se perdit dans la montagne
comme la chèvre de ce pauvre Monsieur Seguin, et, au coucher de
soleil sur le golfe de Naples, pétrifié d'extase, il ne se résigna
pas à remonter sur le bateau. Sur un coup de tête, il abandonna
toute sa famille, s'engouffra sur les falaises, et y fit son nid à
l'instar de ces excentriques qui décident soudain que Capri est le
but ultime de leur pèlerinage terrestre.
On ne retrouva sa trace qu'au soir de
sa vie... Malgré son âge avoisinant les cent ans, car Capri se
plaît à vous conserver votre verdeur de corps et d'esprit, il ne
céda jamais aux supplications de ses enfants qui voulaient le
reprendre à sa vie méditative et l'arracher à ses amours
insulaires ....
Capri l'avait ensorcelé ; il
était tombé dans le piège des Sirènes …
Capri est une île dangereuse !
méfiez-vous, n'y allez pas trop souvent ! Et, même si les
séjours y sont peu coûteux en automne ou au début du printemps, et
la lumière d'hiver si suave dans les rapides après-midi de
novembre, prenez garde à Capri !
N'oubliez jamais qu'elle a fait
chavirer tant d'écrivains, tant de cœurs vagabonds, et cet homme,
ce renfrogné, ce Norman Douglas, vous savez bien, celui qui ne cessa
de chercher les Sirènes, lisez-le si vous y tenez, ne l'imitez pas,
mais peut-être est-ce déjà trop tard ?
Avouez-moi la vérité au lieu de
m'écrire vos cartes postales lyriques de votre sage Anacapri. Il est
trop tard , n'est-ce-pas ? »
« Veuillez admettre ceci ,
ais-je répondu sur un ton contrit, les âmes de fer, les caractères
fiers, à plus forte raison les rêveurs lunaires de mon
espèce,s'amollissent dés que le bateau froisse l'eau verte et bleue
chantant sur les rochers. Les volontés les plus autoritaires fondent
comme la cire dont Ulysse boucha les oreilles de ses compagnons face
au rocher des Sirènes.
Capri ressemble à l'amour fou, elle
vous saute au visage et vous enlève à vous-même …n'êtes-vous
au pays des Sirènes » ?
L'homme qui chercha toute sa vie ces
créatures ailées venait d'une froide et pluvieuse contrée.
Le soleil jouant sur la mer lui intima
l'ordre de jeter sur le papier ses doléances à l'égard de l'odieux
envahissement de l'île par des êtres qui se contentent de plaisirs
vains et de promenades éphémères.
La brise chatouillant les citronniers
lui souffla un chant inconnu, une mélopée enjôleuse qui datait du
vieil Homère.
Norman Douglas au lendemain de la plus
tragique des guerres, refusa le désespoir et se fit chevalier en
quête des Sirènes. Il remplit un épais manuscrit de leurs
caprices, dévida un fil littéraire entortillé au possible, sombra
maintes fois dans l'écume mousseuse de sa prose, et fut sauvé en
montant sur le radeau d'un intangible humour.
« Au pays des Sirènes » a
le charme désuet d'un intarissable monologue, éclairé ça et là
par une page à la splendeur impromptue qui rachète la confusion
élégante d'une trentaine d'autres.
L'ami Norman Douglas est un poète de
l'histoire, un romancier qui court après les faits réels, un
lunatique qui jongle avec les idées faciles et les jette sans pitié
à la mer .
Le pays des Sirènes est un archipel
brumeux empli de senteurs capiteuses, mais il en faut davantage pour
accepter de chavirer sur les rochers de Capri ! Une Sirène
chante comme la cigale de Jean de La Fontaine, mais que
chante-t-elle ? Cette question relevant du bon sens c'est
l'empereur Tibère qui la posa à ses grammairiens !
Ces doctes personnages tendirent à
l'empereur les chants fidèlement transmis par l’Aède aveugle, cet
Homère à barbe fleurie qui veille sur nos imaginations
méditerranéennes depuis trois mille ans : « Le monde
naît, Homère chante, c'est l'oiseau de cette Aurore »murmura
Victor Hugo qui lui aussi chanta la guerre et l'amour, mais point
les Sirènes.
Pourtant, ces belles furent un
« produit d'exportation « énonce avec une autorité
espiègle l'impertinent Norman Douglas ! Pourquoi fuirent-elles
d'un preste coup d'aile ,les premières sirènes, adorables
dames-oiseaux, n'auraient eu le mauvais goût de s'affubler de
grotesques queues de poisson, la douce Grèce pour s'abattre sur les
âpres récifs, falaises démesurées, criques rocailleuses de
Capri ?
Quelle sorcellerie les poussait si loin
de leur mère patrie ? Les proies leur manquaient-elles ?
L'ami Norman Douglas nous sermonne de toute son ironie de galant
homme, ne sommes-nous de parfaits idéalistes , des sots dont
les Sirènes ne feraient qu'une bouchée ? Avions-nous oubliés la
cruauté de ces séduisantes créatures ?
Il est indispensable d'ouvrir
l'Odyssée !
Imaginons le farouche vainqueur de
Troie, Ulysse aux mille ruses, attaché à son mat au large de Capri,
son navire soudain « est à portée de voix ». Ulysse se
moque de voir le visage parfait des Sirènes, seul compte leur chant
qui connaît le secret de la vie et de la mort...
Ses compagnons sourds grâce à la cire que leur roi a lui-même pétri dans leurs oreilles, le regardent se tordre sous l'effet des « fraîches voix » qui jaillissent des rochers , le bateau s'engouffre sous l'arc du plus imposant des robustes Faraglioni , les vagues éclaboussent le pont, des battements d'ailes tapent sur la coque, le cœur d'Ulysse se serre; ineffable, poignant, un chant surnaturel s'empare de son âme:
Ses compagnons sourds grâce à la cire que leur roi a lui-même pétri dans leurs oreilles, le regardent se tordre sous l'effet des « fraîches voix » qui jaillissent des rochers , le bateau s'engouffre sous l'arc du plus imposant des robustes Faraglioni , les vagues éclaboussent le pont, des battements d'ailes tapent sur la coque, le cœur d'Ulysse se serre; ineffable, poignant, un chant surnaturel s'empare de son âme:
« Honneur des Grecs, Ulysse,
illustre chef, arrive,
Arrête ton navire, et que nos voix te
touchent.
Jamais un noir vaisseau n'a doublé
notre rive
Sans le miel de ce chant qui coule de
nos bouches.
On part , le cœur plus lourd de savoir
et de joie.
Nous savons quels destins ont saoulé
de misères
Les hommes de la Grèce et de la large
Troie,
Et tout ce dont fleurit la terre
nourricière ... »
Ulysse hurle, lutte contre ses liens,
le désir le taraude d'aller nager avec les sirènes, de se perdre
sur l'île pareille à une citadelle flottante, mais ses
compagnons se lèvent « pour venir resserrer les attaches
et mettre un tour de plus » .
Capri se perd de vue, engloutie dans
son nuage irisé ...Ulysse se souvient alors de la terrible parole de
l’Aède décrivant le sort effroyable réservé à l'inconscient
qui plonge vers l'île aux Sirènes :
« Car de leurs fraîches voix les
Sirènes le charment,
Et le pré, leur séjour, est bordé
d'un rivage
Tout blanchi d'ossements humains,
Dont les chairs se corrompent.
Et le carnage humain teinte ces affreux rivages . »
Et le carnage humain teinte ces affreux rivages . »
A vous dégoûter d'un voyage à
Capri !
Ce qui ne fut certainement pas le cas
de Norman Douglas qui s'y installa à l'instar d'une sentinelle
inquiète et péremptoire . A l'en croire, les Sirènes sont encore à
redouter . Ainsi, sur la plage de cailloux de Marina Grande, ou sur
celle plus secrète de la Fontelina, mieux vaut faire le signe de la
croix avant de s'élancer dans l'eau d'un bleu diaphane : on ne
sait jamais, une créature invisible n'attend peut-être que vous en
guise de pitance quotidienne...
Les Sirènes, nonchalantes de nature,
battent langoureusement des ailes ou des nageoires, à l'entrée des
cavernes sous-marines dont l'ombre verte, rouge ou turquoise, empêche
leurs visages d'anges déchus de se flétrir sous la canicule. Puis,
l'hiver fige l'île, Capri se métamorphose en château
irréfragable !
Norman Douglas s'interroge avec une gravité amusé : que font à la froide saison ces oiselles maudites ?
"Aujourd'hui, songe-t-il, en habitué des séjours au long cours dans son île adorée , elles se feraient apporter des cigarettes, du Grand Marnier et un jeu de cartes! elles prieraient la tempête de s'épuiser le plus vite possible à force de s'époumoner.
Norman Douglas s'interroge avec une gravité amusé : que font à la froide saison ces oiselles maudites ?
"Aujourd'hui, songe-t-il, en habitué des séjours au long cours dans son île adorée , elles se feraient apporter des cigarettes, du Grand Marnier et un jeu de cartes! elles prieraient la tempête de s'épuiser le plus vite possible à force de s'époumoner.
Mais ces antiques créatures à
plumage.... se donnaient-elles de féroces coups de becs , ou se
contentaient-elles de grelotter en silence contre leurs rochers ? »
Perplexe, Norman Douglas marche sur
les sentiers solitaires des anciens Forts. Fouetté par la
Tramontane, il cherche ses Sirènes grelottantes au dessus des
gouffres où bouillonnent les ardeurs furieuses de l'hiver.
Et dans une pirouette, il avoue que
« C'est bien l'été qu'il faut venir goûter au Pays des
Sirènes » !
Vraiment ? Que non pas !
L'espoir demeure lors du fugace été de la Saint-Martin, « où
la mer offre sa surface sereine à la voûte cristalline »,
l'espoir se prolonge à l'orée de l'hiver …
Et cet espoir, moi, je l’attrape au
vol, je vais bientôt tenter ma fortune de mer, en dépit des
journées qui vous glissent entre les mains, du vent coupant comme une épée et de la lumière pâle
sur la mer irascible.
Je pars sans crainte « au Pays des Sirènes » et, si Hermès le veut, peut-être toucherais-je l'aile d'une de ces fées qui s'endorment tremblantes dans les bois de citronniers ...
Je pars sans crainte « au Pays des Sirènes » et, si Hermès le veut, peut-être toucherais-je l'aile d'une de ces fées qui s'endorment tremblantes dans les bois de citronniers ...
A bientôt,
Lady Nathalie-Alix de La Panouse
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