samedi 24 novembre 2018

Lettre d'amour et d'humeur à Monsieur de Talleyrand Chapitre 23, "Les Amants du Louvre"


Chapitre 23

Les Amants du Louvre

Roman épistolaire sur les amours de la comtesse de Flahaut et Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord

Lettre d'Adélaïde de Flahaut à Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord
Le 5 août 1784
Château de Barbazan, Commingeois,

Monsieur mon ami,
Mon ami estimé,
Mon tendre ami,
Monsieur mon amour,

A la vérité, choisissez ! Je ne sais franchement plus que vous dire ! je souffre de vous chanter mille fois la même antienne : « Mon ami, mon tendre ami, je vous adore, je vous déteste, je vous aime un peu, beaucoup, à la folie, et puis plus rien du tout ! Laissez-moi, je vous en conjure, mais ne m'abandonnez point ! »
Que de folies qui me lassent autant que vous ... Et la chanson se dévide comme le fil du rouet de ces bergères en coiffe rouge qui nous saluent, Sophie et moi, d'un hochement de tête avant de remettre, avec  quelle une silencieuse application cent fois sur le métier leur soigneux ouvrage...
Quel contraste avec le jacassement d'oiseau ivre de nos bergères de Capri, toujours s’esclaffant, toujours, s'exclamant, toujours se levant afin d'esquisser une danse, de jongler avec une orange, d'embrasser le plus beau pêcheur de l'île, le magnifique Costanzo qui leur promet à toutes « una bella collana » de corail !
Qu'il est émouvant de voir cet aréopage de beautés en chignon sombre, pieds nus , une corbeille en couronne , escalader d'un pas agile les marches de pierre des sentiers , qu'il est doux d'entendre leurs rires et que cela brise mon cœur d'être si loin de ce paradis …
Une voix intérieure s'évertue à me souffler que le golfe de Naples m'attendra peut-être en une nouvelle vie, peut-être encore en celle-là, mais je lève bel et bien les yeux sur un paysage de petites montagnes enchâssés dans des forêts qui viennent dérouler la houle jaunie par l'été de leurs ramures au bas de vastes pâturages coupés de ruisseaux paisibles .
C'est la contrée des bocages frais que chantait je ne sais plus quel poète, je parierais pour Virgile, ne relevez point ce pari, je vous en prie ! De tout façon, le protégé d'Auguste aurait été fort charmé par ce spectacle lénifiant de ce Commingeois où la fatigue de mon Odyssée italienne m'a conduit afin d'y recouvrer des forces envolées .
Vous pensiez me visiter à Paris, Monsieur mon ami; or, ce rendez-vous me fut impossible car Monsieur de Flahaut à mon retour fut l'objet d'une crise de goutte si violente que nous décidâmes
d'un séjour aux Eaux de Bagnères-de-Luchon. 
Ma chère amie d'enfance qui fut si contente de vos manières flatteuses l'an passé, nous proposa de m'héberger dans son manoir de Barbazan pendant que mon digne époux serait aux mains des médecins qui officient au fond des grottes empestant une odeur de souffre à vous faire mourir sur place.
On m'assure que c'est la meilleure voie afin de renaître !
 Je prétends qu'une escapade à Capri, ou un séjour aux thermes d'Ischia, vous ranimerait dans le vent parfumé de ces îles pareilles à des jardins sauvages.
Hélas ! Bagnères-de Luchon fait fureur, nous vous saurions gré d'y revenir, votre présence ne déparerait point; vous y fûtes prodigieusement aimé l'an dernier et l'on vous regrette avec autant de fougue.
 Mais comment arrivez-vous, Monsieur, à vous gagner ainsi les amitiés , les sympathies, les passions même, de la gent féminine ? Nous touchons à un grand mystère que je saurais élucider ! Ne suis-je une de vos victimes ?
 J'ai tenté de vous oublier à Ischia grâce à un fort aimable cavalier napolitain qui me lançait des regards de volcan !
 Puis, dans cette aventure-ci, l’enjoué et fantasque Monsieur Vivant de Non m'a guetté comme un chat s'apprêtant à croquer sa souris … J'ai fui juste à temps, mais avec quelques remords : n'avais-je laissé croire à une victoire d'ailleurs bien méritée ? Et j'abandonnai sur la plage de galets étincelants, au milieu d'enfants éclaboussés par l'écume, d un bataillon d'ânes au chef fleuri, d'un bouquet de ravissantes insulaires en fleur, l'affable Monsieur de Non, qui se consolera de ma trahison, si cela n'est déjà fait, avec une brune enfant de Capri, ou une statue échappée du désastre de Pompéi.
Quant à mon soupirant anglais, cet étourdi de jeune lord qui me supplie de traverser la manche afin d'aller respirer l'air froid et salubre de Bath, je n'y pense qu'un instant pour mieux rêver à vous .
Oui, Monsieur, vous avez fort bien lu. J'ai la faiblesse de laisser mes rêves battre la campagne à votre rencontre . Pourtant, vous baguenaudez à Paris, en Bretagne, en Languedoc, et ne m'écrivez que billets rapides où la tendresse est mangée par l'ironie.
Je vous avais suggéré de m'écrire si vous m'aimiez encore .
Vous répondîtes par un laquais me priant de vous donner à dîner au Louvre.
Or, cette entrevue se tint en la présence exquise de quelques habitués de mon salon. Nous évoquâmes l'air du temps, la mort douce de ce bon Monsieur Diderot qui discourt maintenant tout son saoul au pays des philosophes immortels, l'état critique de notre botaniste bien-aimé, ce merveilleux Monsieur Séguier , les derniers concerts de notre généreux Monsieur de  La Live de Jully , tout ce bruissement mondain qui ne sert qu'à cacher les sentiments vrais et à maquiller de  brume les opinions tranchées... Vous  nous révélâtes sans y toucher les amours de tout un chacun ; on  loua votre esprit, on applaudit à mes récits de voyage contés sur un ton badin, et on se quitta .
Vous fûtes choyé par les dames, et en tout point remarquable.Mais quel silence, quel vide à votre départ , j'écoutai votre pas, je vous suivis des yeux sans rien en laisser paraître  et me retrouvai seule en mon grenier du Vieux-Louvre hanté par un peuple de souris.
Le lendemain, vous m'apprîtes, avec vos remerciements des plus aimables, votre départ à Anvers . Pour quelles affaires ?
 Vous préférez badiner et vous éclipser dans une plaisanterie.Qu'y puis-je ? On ne saurait souffler sur vous et vous changer !
Monsieur, je serais fort aise de vous montrer les délices de ce pays agreste de Barbazan, vallée perdue sans l'être, de moyenne altitude, abreuvée de sources quasi miraculeuses qui répandaient leurs bienfaits sur les conquérants de Rome...Un jour , qui sait, aurons-nous des thermes neuves en ce hameau vivant de ses fromages et de ses moutons ! en guise de consolation pour les amateurs de charmes rustiques, les prairies sont fort bien pourvues en bergères assez accortes pour le régal des yeux fussent-ils parisiens !
Comme l'amour de la solitude ne me quitte point et que j'ose me perdre dans les bois, on m'a offert un énorme chien blanc comme neige, une sorte de masse de laine à la face généreuse éclairée par un regard à faire fondre d'attendrissement  !
 Sa vocation est de veiller sur les troupeaux attaqués par les loups, qu'ai-je à redouter sous sa protection ? Il m'est une compagnie agréable et son dévouement semble sans bornes . Toutefois, à côté de ce nouvel ami, votre conversation exquise et mordante à la fois me manque plus que je ne saurais vous l'exprimer !
Vous me manquez également, je vous le dis sans rougir, vous me manquez immensément …
S'il vous est possible d'inventer une mission extraordinaire pour inspecter les ressources de l'église dans le Commingeois,  venez rejoindre celle qui privée de vous depuis tant de mois, n’espère plus qu'en votre arrivée sur ces verts pâturages si insipides sans votre personne ...
Je vous laisse, les filles de Sophie, enfants vives , gracieuses et fort dissipées, crient et s'époumonent, je suis l'esclave de ces demoiselles qui me font croire que je pourrais être leur mère . M'envisagez-vous de la sorte, Mon ami ?
Je crains que vous ne trembliez à cette idée !
Allons, votre amie vous mande de lui prouver qu'elle vaut bien un voyage aux portes du  Béarn, ne seriez-vous heureux de vous promener en ces vallées évoquant le Vert-Galant ?
Que ne prenez-vous les lettres d'amour de ce monarque qui s'exprimait avec tant de courtoisie passionnée pour modèle !

Mon ami, je vous adore, vous déteste, vous pardonne, vous prie, vous aime un peu, beaucoup, à la folie, point du tout, et je vous attends,

Adélaïde

A bientôt !

 Nathalie-Alix de La Panouse

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