dimanche 23 décembre 2018

L'art d'être présentée à la cour: chapitre 26: fin de la première partie des" amants du Louvre »


Chapitre 26 « Les amants du Louvre »

Roman épistolaire sur les amours d 'Adélaïde de Flahaut et Charles -Maurice de Talleyrand-Périgord
L'art d'être présentée à la reine !

Lettre de Sophie de Barbazan à Adélaïde de Flahaut

Versailles, 19 avril 1785

Ma chère Adélaïde,

Nous voici arrivés sains et saufs mais à demi morts de peur dans « ce pays-ci » et déjà tu me manques horriblement .
Mon Dieu ! Adélaïde, tes descriptions de ce monde extravagant me semblaient si folles, et maintenant, m'y voilà ... 
Créature transparente et misérable face à tant de splendeurs, de divinités pomponnées, de parfums capiteux, de déploiement de robes gonflées comme la machine de ces Messieurs de Montgolfier, de laquais impassibles, de gardes impavides et de pages prestes et goguenards, de je ne sais quels ambassadeurs escortés de serviteurs qui leur forment un étincelant rempart !
Quel enchaînement de salles d'or, de salles d'argent, quelle vision prodigieuse que cette galerie écrasante de reflets et longue à n'en jamais voir la fin, quel paradis de jardins, de fontaines, de bassins, quel peuple majestueux d'habitants de l'Olympe transformés en statues de pierre sur les eaux !
 Je m'évertue à garder une noble contenance, à m'efforcer à une réserve détachée, mais mon cœur bat à se rompre, ma tête se vide, je redoute de sombrer dans le ridicule, faute impardonnable en ce cruel univers dont les lois non écrites échappent à la noblesse de province
Nous devons à notre parente, la comtesse d'Ossun élevée à la fonction de Dame d'Atours (autrement dit d'habilleuse de Sa Majesté si je ne m'abuse ! bien que cette haute fonction soit une source de querelle et de rivalités infinies entre nobles dames de la cour) la bonne fortune d'un logis décent, à défaut d'être confortable, sous les combles du château !
Nous voici quasiment à la même enseigne toi et moi, locataires des greniers des palais de nos rois ! Or, ton appartement du Vieux Louvre est un château tout entier à côté de notre réduit royal …
Et pourtant, quel honneur est le nôtre !
Le croirais-tu ? Ce galetas pourvu d'un lucarne agite les esprits et provoque des commentaires méchants et narquois sur les faveurs dont la reine aime à combler les obscurs cousins, sentant la bouse de vache et le foin des montagnes cela va de soi, de sa Dame d'atours.
Or, ma chère Adélaïde, aucune de mes soubrettes ne voudraient de cette mansarde humide et si mal protégée du bruit que l'on y entend les secrets et les amours de nos arrogants voisins comme si tout se passait en public ...
Devinez qui est ma consolation ! Certes pas Monsieur mon époux tout ronchon et contrit d'être en ce beau séjour qui lui donnera la gloire insigne et mirobolante, si monsieur Chérin l'accepte, de monter dans le carrosse du roi pour la promenade de sa vie ...que non pas, mon réconfort vient d'un chat bien nourri, gros et gras, ainsi que le disait Monsieur de La Fontaine : Versailles cache un second royaume, celui des animaux furtifs qui dévorent les restes des cuisines ; Leur sort paraît plus enviable que celui des pauvres hères croisés sur notre route ...
Ce beau chat blanc au regard de lac des Pyrénées se prélasse sur la banquette et son air de propriétaire déclenche l'ire de Monsieur mon époux. On me menace de me planter-là et d'aller chercher fortune plus aimable à Paris, on me prie aussi d'aller amadouer l'horripilant généalogiste Chérin qui nous tance jusqu'à ces hauteurs pour avoir omis de lui apprendre le nom d'un ancêtre auteur de prouesses singulières à Roncevaux.
Je sais que la noblesse immémoriale s'enorgueillit d'avoir servi Charlemagne, mais a-t-on besoin de tant de preuves noyées dans les brumes des temps chevaleresques afin de plier le genou devant un monarque indifférent ?et que dire de moi ! 
Ne dois-je demain supplier Madame d'Ossun et ses amies de me prêter les diamants à porter sur ma robe de présentation comme si j'étais une pauvresse ! Mais quel protocole absurde qui exige que l'on sacrifie le bénéfice de ses moissons et de ses récoltes de pommes afin d'être présentée à une reine indifférente, assurée de ne plus jamais vous revoir ; et qui vous accordera, si son humeur l'y conduit, un sourire vague... à condition que vous ne manquiez point vos trois grandes révérences !
Pourquoi maintenir ce rite alors que la reine vit presque à sa guise sans se soucier des rigueurs de l'antique étiquette ?
Une robe blanche, un fleur pour parure, voilà qui est à la mode, voilà qui m'irait à merveille. Au contraire, je vais susciter les rires engoncée dans mon « grand corps », ce corset de torture lacé par derrière et serré à m'empêcher de respirer. Ajoute à ce désagrément la queue de ma robe risquant de m'amener aux pieds de Sa Majesté si je trébuche dedans.Ma gorge sera exagérément découverte aussi, une mauvaise fièvre me viendra certes récompenser de ces efforts somptuaires afin de maintenir un rang qui n'existe plus que dans la vive imagination de mon époux …
Ensuite, le supplice se poursuivra de plus belle avec l'épreuve du gant, agenouillée aux pieds de ma souveraine, à l'instar d'une esclave achetée par un féroce barbaresque, j'ôterai et remettrai mon gant, sans maladresse, rougeur, pleurs intempestifs et sans faire choir un seul des diamants empilés savamment ,juste avant la cérémonie, au sommet de mon crâne, à la façon d'un bouquet précieux par un « Figaro » condescendant …
Quelle catastrophe cela serait si je répandais ces pierres sur le tapis ! Je crains un fou-rire qui me fera jeter à la Bastille !
 Ou, bien pire, qui me désignerait comme un objet absolument scandaleux et incorrect …A bannir de la cour ! Mais, si je réussis à me relever avec une exquise candeur, une délicieuse modestie, je recevrai l'accolade du roi, des princes, et d'une foule de grands de ce monde: perspective qui me donne le frisson quand j'y pense !
Madame d'Ossun a beau prétendre que la reine est charmante pour son entourage et les princes toujours courtois quand il s'agit de donner l'accolade à une jeune beauté inconnue, je crains fort que cette amabilité ne touche point les provinciales nigaudes. Je n'ai qu'une envie : repartir sans plus attendre à Barbazan !
On n'a que faire de notre passé de gentilshommes en ce « pays-ci », nous payons l'impôt du sang, nos pères, nos époux, nos frères, nos fils n'ont que le choix d'entrer dans les armées et d'y mourir pour le roi.Mais ce dernier sait-il au moins que nous existons ?
Adélaïde ! Ne tiens-je un discours qui amuserait Monsieur l'abbé de Talleyrand-Périgord ?
Surtout, brûle ce billet que je confie à mon domestique qui te le portera dissimulé au fond de ses chausses .
Mon égoïsme me rend confuse, j'en oubliais tes couches, tu m'annonçais ta délivrance pour la fin du mois d'avril, je tiens à t'assister, dans certaines circonstances, les conseils de tes beaux esprits, y compris ceux de Monsieur Rousseau, te seront moins utiles que l'expérience d'une mère de famille Appelle-moi et je laisse cette présentation en plan.
Que m'importe ces honneurs fallacieux et cette foule de gens à la figure barbouillée de blanc et de rouge ? Seule l'amitié illumine la vie, l'amour sans doute aussi, hélas, je ne l'ai point rencontré …

Des nouvelles ! Vite ! Je t'embrasse,

Sophie

Lettre d'Adélaïde de Flahaut à Sophie de Barbazan
Aux bons soins de la comtesse d'Ossun

Le 21 avril 1784

Ma chère Sophie,

Ton billet me parvient au moment le plus doux de ma vie : je suis mère depuis ce matin …
Ma fatigue cède devant ma joie, l'une et l'autre sont immenses, mais c'est la joie qui l'emporte !
Monsieur de Flahaut a un héritier, j'ai mis au monde un petit Charles, solide, vigoureux, et rouge comme un coq ! Même le duc de Normandie que la reine a donné au roi et à la France le mois dernier ne peut autant éclater de force et de santé que mon enfant !
Un miracle est arrivé : Monsieur de Talleyrand-Périgord semble presque ému face à ce bonheur neuf comme le printemps.
Ma Sophie, je t'attends à mon chevet dés que tu auras la permission de t'échapper de la cour !
Pour l'heure, je vais tenter de suivre les préceptes de monsieur Rousseau : cet enfant a faim et je suis la seule à le pouvoir nourrir … tu as beau me proposer ta nourrice de Lourres- Barrousse, je suis déterminée à faire mon devoir de mère. 
Mon époux et Monsieur de Talleyrand s'accordent à me mettre en garde avec horreur, je ne les écoute point.
Nous verrons bien si nourrir mon fils est un mal ou un bien …
La cour t'admirera demain, ma Sophie, tu apporteras la grâce et la candeur en ce pays de médisances ! Je ne doute point que tu enlèves tes épreuves ! Qu'est-ce que trois révérences et un gant ôté pour une montagnarde dansant sur les rochers ?

Je t'embrasse, accours au plus vite,

Adélaïde

Dame du Palais de la Reine vers 1785: une créature irréelle aux yeux de la jeune provinciale Sophie de Barbazan !

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