dimanche 16 décembre 2018

Peut-on se passer de Rousseau ? Chapitre 25, Les amants du Louvre


Chapitre 25, Les amants du Louvre
Rousseau ou non ?

Roman épistolaire sur les amours de la comtesse de Flahaut et de Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord

Lettre d'Adélaïde de Flahaut à Louise d'Albany

Paris, Vieux Louvre, le 24 décembre 1784

Ma bonne et chère amie,

votre lettre de Sorrente est bien plaisante : vous voulez me faire mourir d'envie en cet hiver qui voit Paris grelotter sous la bise !
Cessez de vous montrer cruelle en me décrivant avec cette profusion de détails vos bals somptueux, vos tendres promenades le long de la mer sous le parfum des orangers les appels des pêcheurs, les roucoulades des marchandes en plein vent qui s'ingénient à rendre amoureux le chaland, les crèches palpitantes de lumignons, les églises décorées comme des coffres aux merveilles !
Enfin, ma chère, cessez donc de me vanter la grâce féerique de l'île de Capri drapée en ses nuages !
Je vais grandement vous étonner, voyez-vous, ma chère Louise, vous avez beau vous évertuer à me dépeindre le paradis qui vous entoure à la veille de Noël, c'est peine perdue !Le paradis c'est de sentir une vie frémissante dans sa lourde personne, ce sentiment-là vaut bien toute la baie de Naples, peut-être pas, l'île de Capri, mais quasiment …
Ma chère Louise, je suis une autre personne en cette fin de ma très aventureuse année 1784 : une mère plus qu'une amante et qu'une voyageuse. Ma vocation augmente avec mon embonpoint !
On me force à prendre pour guide le bon Rousseau, comment se détourner du Genevois ? Or, ce Suisse buveur de lait a le don de m'agacer. Oui, vous avez fort bien lu, c'est un propos scandaleux dont je n'ai point honte ! 
J'essaie de trouver mieux que Rousseau : je m'ensevelis dans la prose de Madame de Genlis, récite les « conversations d’Émilie » de Madame d'Epinay et me juge moi-même d'une finesse tendre largement supérieure à ces beaux écrits ! Ne le clamez surtout pas, ma chère , je vous en conjure, mais le maître Rousseau me semble froid et autoritaire quand il nous donne ses leçons d'éducation .
Ce grand esprit a-t-il un jour daigné mener un enfant par la main aux Tuileries ?
 L'a-t-il gavé en souriant de joujoux et d'oublies ? A-t-il poussé la condescendance à écouter son babillage et à le pendre au sérieux ? Je doute de l'amour spontané de Monsieur Rousseau pour un autre objet que sa docte personne !
On chuchote, et Monsieur de Talleyrand m'affirme que rien n'est plus vrai, que le créateur d’Émile, son enfant de papier, aurait confié aux religieuses de je ne sais quel couvent, ses bambins de chair et de sang nés de ses amours ancillaires …
J'ai décidé, Louise, de ne songer qu'au bonheur de mon enfant à naître, et je suis certaine qu'une mère attentive perçoit de tout son cœur les désirs d'une si frêle créature.
Cette année, j'accepte Paris, sa froidure qui curieusement échauffe les esprits sans réchauffer les cœurs, j'accepte les bouillons écœurants indispensables à la survie de Monsieur de Flahaut, les tisanes insipides de notre Lisette qui s'ingénie à me considérer comme malade puisque je porte un enfant qui nous enchantera de ses cris à la fin du joli mois d'avril, j'accepte les mines apitoyées des habitués de mon salon qui n'entendent rien au grand bonheur que j'aie à vouloir élever un enfant par moi-même sous les combles misérables du vieux Louvre, j'accepte les discours de Monsieur de Talleyrand qui s'enflamme autant sur la politique de Monsieur de Breteuil qui a ordonné au nom de notre sécurité à tous que soit fermé quelques clubs bien insignifiants, que sur mon fameux  « embonpoint » qui ne cause aucun mal à personne …
Je pardonne beaucoup à ses extravagances,( ne s'emporte-t-il contre le ministre Calonne au lieu de me féliciter de ma bonne mine?) car il a institué la nouvelle habitude du « souper chez les Flahaut », ce qui m'est d'un réconfort extraordinaire !
Et j'accepte les bouderies de Sophie de Barbazan dont l'époux rechigne à faire ses preuves de noblesse devant l'affreux généalogiste Chérin, cette terreur de la noblesse de province dont les archives semblent avoir toutes brûlées depuis l'an 1000 !
Figurez-vous que mon amie d'enfance a le front de me rendre responsable de l'entêtement de son époux ! J'aurai lors de mon séjour prolongé à Barbazan semé une sorte de frayeur dans la cervelle de ce gentilhomme campagnard.
Pour un peu, ma bonne Louise, on nous jugerait, nous autres nobles citadins ou pire proches de la cour, à l'instar de monstres affectant un jargon incompréhensible au commun des mortels et se vêtant avec une recherche aussi coûteuse que ridicule !
Hélas ! Monsieur de Barbazan ne peut concevoir à quel point le monde de Versailles ignore le nôtre ! Vous n'êtes certes point une inconnue à Trianon, en dépit de vos déboires conjugaux,votre position d'épouse du malheureux prétendant au trône écossais vous élève fort au dessus des transparents personnages que nous sommes au regard des princes et de leurs cercles intimes...
Mais si nous l'emportons sur la foule timide des gentilshommes et gentes dames du Languedoc, de la Bretagne, de la Normandie ou du Rouergue, notre importance n'est qu’éphémère et notre influence indigente.
Paris s'éveille beaucoup ces temps-ci, Monsieur de Talleyrand ne se trompait guère en jouant les augures, les scandales font rage et souvent amenés par des sources bien mesquines.Tenez, l'autre semaine, ce fut l'affaire des gants, vous ne vous doutiez point qu'une paire de gants puisse alimenter le feu roulant des conversations à la cour et à la ville ? Eh bien, vous manquez de sens commun !ou de science parisienne … Le ministre de la mode ici trône dans son empire de rubans et de colifichets d'un luxe ridicule, à l'enseigne « Au grand Mogol ».
Cette caverne opulente regorge d'effets si somptueux que chaque cliente y pénétrant est assurée de sa ruine prochaine et de la vente des terres de sa famille afin de lui fournir une toilette brodée des pieds à la tête qui la fera ressembler à une sultane honorée par son maître !
Ayant pignon rue de Richelieu après avoir fait ses débuts rue Saint-Honoré, connue même en Papouasie, c'est en vérité une femme bien vulgaire que cette Rose Bertin qui se hausse grâce à la faveur de la reine jusqu'à des vanités inconséquentes.
Ainsi, ne suffoquez point, Madame de Tessé, noble dame de la cour, amie des ministres, des ambassadeurs, des princes, venue s'enquérir d'une toilette fort ruineuse qui ne venait point, désira calmer son impatience par l'achat d'un charmant éventail à la plus exquise monture d'ivoire soutenant la déclaration d'amour de Mars à Vénus.
L'objet d'une rare beauté atteignait un prix d'une rare hauteur ; figurez-vous que la Rose Bertin arracha ce mignon bijou des mains gantés de la comtesse en arguant que celle-ci ne se pouvait se l'offrir et qu'elle seule, ministre des élégances en titre, saurait le réserver à qui en serait digne !
Face à cette aventurière des fanfreluches, Madame de Tessé s'est dégantée dans le plus profond silence, entourée de clientes offusquées et de vendeuses pouffant sous cape, puis, d'un geste franc et quasi guerrier, cette descendante des croisés, souffleta l'odieuse Bertin d'un gant expert...
Les applaudissement fusèrent aussitôt ! Et les dames de la ville comme celles de la cour de quitter la tête levée et la bouche railleuse l'antre doré de la Berlin !
Mieux encore, « La corbeille galante » une seconde superbe boutique ,vouée à cet art de l'inutile qui à Paris est indispensable, vient de se monter quasi en face du « Grand Mogol » ! Comment davantage se gausser de la prétention de la Bertin ? Cette femme admirable par sa réussite et son caractère tenace ne sait que déchaîner la haine.
Quel dommage que cet exemple de volonté féminine soit si mal représentée …
Ma chère Louise, les cloches de Minuit égrènent leur douce chanson dans le ciel parcouru d'énigmatiques étoiles qui ont vu s'endormir l'enfant Jésus dans sa crèche.
 Monsieur de Talleyrand frappera à notre porte après la messe à laquelle ma lassitude m'interdit d'assister.
Tout cela est sans doute fort étrange pour le commun des mortels et pourtant fort simple...

Ma Louise, ma chère amie, écrivez-moi donc vos potins de Naples ou de Rome, je vous enverrai les humeurs d'une mère qui a foi en la vie et l'aime et l'adore.Monsieur de Talleyrand prétend que je suis une épicurienne, il en est bien un autre !

Je vous embrasse,

 Adélaïde

Nathalie-Alix de La Panouse

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