Chapitre 25, Les amants du Louvre
Rousseau ou non ?
Roman épistolaire sur les amours de la
comtesse de Flahaut et de Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord
Lettre d'Adélaïde de Flahaut à
Louise d'Albany
Paris, Vieux Louvre, le 24 décembre
1784
Ma bonne et chère amie,
votre lettre de Sorrente est bien
plaisante : vous voulez me faire mourir d'envie en cet hiver qui
voit Paris grelotter sous la bise !
Cessez de vous montrer cruelle en me
décrivant avec cette profusion de détails vos bals somptueux, vos
tendres promenades le long de la mer sous le parfum des orangers les
appels des pêcheurs, les roucoulades des marchandes en plein vent
qui s'ingénient à rendre amoureux le chaland, les crèches
palpitantes de lumignons, les églises décorées comme des coffres
aux merveilles !
Enfin, ma chère, cessez donc de me
vanter la grâce féerique de l'île de Capri drapée en ses nuages !
Je vais grandement vous étonner,
voyez-vous, ma chère Louise, vous avez beau vous évertuer à me
dépeindre le paradis qui vous entoure à la veille de Noël, c'est
peine perdue !Le paradis c'est de sentir une vie frémissante
dans sa lourde personne, ce sentiment-là vaut bien toute la baie de
Naples, peut-être pas, l'île de Capri, mais quasiment …
Ma chère Louise, je suis une autre
personne en cette fin de ma très aventureuse année 1784 : une mère
plus qu'une amante et qu'une voyageuse. Ma vocation augmente avec mon
embonpoint !
On me force à prendre pour guide le
bon Rousseau, comment se détourner du Genevois ? Or, ce Suisse
buveur de lait a le don de m'agacer. Oui, vous avez fort bien lu,
c'est un propos scandaleux dont je n'ai point honte !
J'essaie
de trouver mieux que Rousseau : je m'ensevelis dans la prose de
Madame de Genlis, récite les « conversations d’Émilie »
de Madame d'Epinay et me juge moi-même d'une finesse tendre
largement supérieure à ces beaux écrits ! Ne le clamez
surtout pas, ma chère , je vous en conjure, mais le maître Rousseau
me semble froid et autoritaire quand il nous donne ses leçons
d'éducation .
Ce grand esprit a-t-il un jour daigné
mener un enfant par la main aux Tuileries ?
L'a-t-il gavé en
souriant de joujoux et d'oublies ? A-t-il poussé la
condescendance à écouter son babillage et à le pendre au sérieux ?
Je doute de l'amour spontané de Monsieur Rousseau pour un autre
objet que sa docte personne !
On chuchote, et Monsieur de
Talleyrand m'affirme que rien n'est plus vrai, que le créateur
d’Émile, son enfant de papier, aurait confié aux religieuses de
je ne sais quel couvent, ses bambins de chair et de sang nés de ses
amours ancillaires …
J'ai décidé, Louise, de ne songer
qu'au bonheur de mon enfant à naître, et je suis certaine qu'une
mère attentive perçoit de tout son cœur les désirs d'une si frêle
créature.
Cette année, j'accepte Paris, sa
froidure qui curieusement échauffe les esprits sans réchauffer les
cœurs, j'accepte les bouillons écœurants indispensables à la
survie de Monsieur de Flahaut, les tisanes insipides de notre Lisette
qui s'ingénie à me considérer comme malade puisque je porte un
enfant qui nous enchantera de ses cris à la fin du joli mois
d'avril, j'accepte les mines apitoyées des habitués de mon salon
qui n'entendent rien au grand bonheur que j'aie à vouloir élever un
enfant par moi-même sous les combles misérables du vieux Louvre,
j'accepte les discours de Monsieur de Talleyrand qui s'enflamme
autant sur la politique de Monsieur de Breteuil qui a ordonné au
nom de notre sécurité à tous que soit fermé quelques clubs bien
insignifiants, que sur mon fameux « embonpoint »
qui ne cause aucun mal à personne …
Je pardonne beaucoup à ses
extravagances,( ne s'emporte-t-il contre le ministre Calonne au lieu
de me féliciter de ma bonne mine?) car il a institué la nouvelle
habitude du « souper chez les Flahaut », ce qui m'est
d'un réconfort extraordinaire !
Et j'accepte les bouderies de Sophie de
Barbazan dont l'époux rechigne à faire ses preuves de noblesse
devant l'affreux généalogiste Chérin, cette terreur de la noblesse
de province dont les archives semblent avoir toutes brûlées depuis
l'an 1000 !
Figurez-vous que mon amie d'enfance a
le front de me rendre responsable de l'entêtement de son époux !
J'aurai lors de mon séjour prolongé à Barbazan semé une sorte de
frayeur dans la cervelle de ce gentilhomme campagnard.
Pour un peu, ma bonne Louise, on nous
jugerait, nous autres nobles citadins ou pire proches de la cour, à
l'instar de monstres affectant un jargon incompréhensible au commun
des mortels et se vêtant avec une recherche aussi coûteuse que
ridicule !
Hélas ! Monsieur de Barbazan ne
peut concevoir à quel point le monde de Versailles ignore le nôtre !
Vous n'êtes certes point une inconnue à Trianon, en dépit de vos
déboires conjugaux,votre position d'épouse du malheureux prétendant
au trône écossais vous élève fort au dessus des transparents
personnages que nous sommes au regard des princes et de leurs cercles
intimes...
Mais si nous l'emportons sur la foule
timide des gentilshommes et gentes dames du Languedoc, de la
Bretagne, de la Normandie ou du Rouergue, notre importance n'est
qu’éphémère et notre influence indigente.
Paris s'éveille beaucoup ces temps-ci,
Monsieur de Talleyrand ne se trompait guère en jouant les augures,
les scandales font rage et souvent amenés par des sources bien
mesquines.Tenez, l'autre semaine, ce fut l'affaire des gants, vous ne
vous doutiez point qu'une paire de gants puisse alimenter le feu
roulant des conversations à la cour et à la ville ? Eh bien,
vous manquez de sens commun !ou de science parisienne … Le
ministre de la mode ici trône dans son empire de rubans et de
colifichets d'un luxe ridicule, à l'enseigne « Au grand
Mogol ».
Cette caverne opulente regorge d'effets
si somptueux que chaque cliente y pénétrant est assurée de sa
ruine prochaine et de la vente des terres de sa famille afin de lui
fournir une toilette brodée des pieds à la tête qui la fera
ressembler à une sultane honorée par son maître !
Ayant pignon rue de Richelieu après
avoir fait ses débuts rue Saint-Honoré, connue même en Papouasie,
c'est en vérité une femme bien vulgaire que cette Rose Bertin qui
se hausse grâce à la faveur de la reine jusqu'à des vanités
inconséquentes.
Ainsi, ne suffoquez point, Madame de
Tessé, noble dame de la cour, amie des ministres, des ambassadeurs,
des princes, venue s'enquérir d'une toilette fort ruineuse qui ne
venait point, désira calmer son impatience par l'achat d'un charmant
éventail à la plus exquise monture d'ivoire soutenant la
déclaration d'amour de Mars à Vénus.
L'objet d'une rare beauté atteignait
un prix d'une rare hauteur ; figurez-vous que la Rose Bertin
arracha ce mignon bijou des mains gantés de la comtesse en arguant
que celle-ci ne se pouvait se l'offrir et qu'elle seule,
ministre des élégances en titre, saurait le réserver à qui en
serait digne !
Face à cette aventurière des
fanfreluches, Madame de Tessé s'est dégantée dans le plus profond
silence, entourée de clientes offusquées et de vendeuses pouffant
sous cape, puis, d'un geste franc et quasi guerrier, cette
descendante des croisés, souffleta l'odieuse Bertin d'un gant
expert...
Les applaudissement fusèrent
aussitôt ! Et les dames de la ville comme celles de la cour de
quitter la tête levée et la bouche railleuse l'antre doré de la
Berlin !
Mieux encore, « La corbeille
galante » une seconde superbe boutique ,vouée à cet art de
l'inutile qui à Paris est indispensable, vient de se monter quasi en
face du « Grand Mogol » ! Comment davantage se
gausser de la prétention de la Bertin ? Cette femme admirable
par sa réussite et son caractère tenace ne sait que déchaîner la
haine.
Quel dommage que cet exemple de volonté
féminine soit si mal représentée …
Ma chère Louise, les cloches de
Minuit égrènent leur douce chanson dans le ciel parcouru
d'énigmatiques étoiles qui ont vu s'endormir l'enfant Jésus dans sa crèche.
Monsieur de Talleyrand frappera à notre porte après la messe à
laquelle ma lassitude m'interdit d'assister.
Tout cela est sans doute fort étrange
pour le commun des mortels et pourtant fort simple...
Ma Louise, ma chère amie, écrivez-moi
donc vos potins de Naples ou de Rome, je vous enverrai les humeurs
d'une mère qui a foi en la vie et l'aime et l'adore.Monsieur de
Talleyrand prétend que je suis une épicurienne, il en est bien un
autre !
Je vous embrasse,
Adélaïde
Nathalie-Alix de La Panouse
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