lundi 21 janvier 2019

Mai 1789: La comtesse, l'évêque et l'Américain


Chapitre 29

Les amants du Louvre

Seconde partie"En route vers l'orage"

Chapitre 29 du roman entier

« La comtesse, l'évêque et l'Américain »

Lettre d'Adélaïde de Flahaut à la comtesse d'Albany

Vieux Louvre, le 7 mai 1789

Mon amie, ma chère Louise,

Vous m'écrivez d'Ischia où la reine invite sa cour à suivre une cure de santé sous le chaud soleil du printemps, vous m'écrivez au large de Capri où je voudrais vivre en paix le reste de mes jours , vous m'écrivez de Sorrente  en souriant à votre chevalier d'Alfieri à l'ombre des orangers, vous me raillez du palais de Caserte en regardant les petites princesses jouer au volant dans les jardins ! 
Inlassable, impitoyable, vous m'accablez de détails sur la jeune rousse aux formes à égaler un chef-d’œuvre de Praxitèle, cette Emma Harte d'obscure naissance et de confuse réputation, mais brillante et claire comme un matin de juillet, mais belle comme un ange dans ses cheveux la drapant d'un voile tombant à ses pieds, hélas, sotte comme un joli panier, dont notre hôte, l'ambassadeur Hamilton s'est toqué au point de la vouloir présenter à la reine !
Racontez, racontez, Louise, j'aime ces ragots qui ne sont que gaieté.
 Donnez-moi aussi des nouvelles de mon compagnon d'aventures, cet allègre, ce vif-argent de Monsieur Vivant de Nom qui ne sait vivre qu'entouré de marbres antiques et ne songe qu'à s'amouracher que de femmes embellies d'un profil purement grec !
Mon Dieu que je vous envie encore et toujours et cette fois plus que jamais !
Nous voici entrés au pays de la crise : intrigues, méchants bruits, rumeurs fausses, crises d'impatience du côté de la cour, crises d'angoisse du côté de la rue, crise des finances, crise de confiance du peuple de Paris qui des cafés à la mode aux jardins du Palais-Royal se hérisse et se
persuade, depuis que les Suisses ont tiré sur la foule dans l'affaire Révillon que le gouvernement n'hésitera point à recommencer à la première alerte, ensuite, crise des paysans après l'hiver glacial, les pluies du printemps et le pourrissement des récoltes,crise des boutiquiers, enfin, crise des affamés, des désœuvrés, et crise tout bonnement du pays tout entier.
Le remède universel à ces fièvres violentes serait l'apanage du ministre si cher au cœur du peuple,le ministre Necker, adoré par les humbles qui voient en sa personne un magicien tout-puissant , haï par le cercle de la reine qui voudrait le jeter aux chiens, cet arrogant banquier Genevois que l'on s'imagine d'une intelligence politique supérieure la normale. 
Si Monsieur de Talleyrand avait la possibilité prochaine de révéler en tant que député du clergé la vigueur de son esprit, voilà qui sauverait peut-être la France de sombrer à l'instar d'un navire privé de gouvernail.
Ma chère Louise, vous ne concevez point combien nous sommes épouvantés et impuissants, nous les habitants des villes face à la détresse des campagnes. 
Mon amie d'enfance, la seconde dans mon cœur juste à votre suite, Sophie de Barbazan m'a encore dépeint les rigueurs d'un hiver infini, les paysans incapables de moudre les le blé dans les moulins dont les roues furent gelés, les enfants serrés les uns contre les autres dans des logis enfumés et succombant aux maladies causées par la faim et le froid . Ses enfants toussant et pleurant autant que les marmailles de ses bergers, puis le réveil du printemps, l'espoir et la déception atroce des pluies et du vent.on a brûlé des chaises et des tables au château de Barbazan !
 J'ai envoyé force paquets de linge et de confitures,d'énormes paniers de victuailles et de jouets,en vain ! Ces réconforts furent subtilisés en route, les tissus, les douceurs, dérobés à la sortie de Toulouse, comme des trésors ! mes lettres seules, le papier ne se mangeant point encore mais cela ne saurait tarder, ont eu l'incroyable fortune de soulager la peine de Sophie …
Ne devinez-vous ? Son dernier-né …
Ce sujet est si triste que je n'en parlerai point ici. Je vous invite à joindre mes prières aux vôtres pour ma pauvre Sophie …
J'éprouve une sorte de honte à considérer mon fils si parfait de manières, si exquis à regarder, si bavard et plein de raison à un âge où l'on déraisonne à toute heure !monsieur de Talleyrand le gâte, le promène aux Tuileries en le présentant comme son filleul : il va jusqu'à lui faire de beaux discours sur l'état du pays que notre Charles écoute avec une gravité extraordinaire, cela pour mieux quémander une oublie ou un soldat ou un cavalier de plomb ; sa collection est impressionnante et annonce une carrière de héros pour le moins !
Voyez-vous, Louise, par lettres, on se confie, on ose dire beaucoup et on tombe mal ou bien …
Mes confidences à Sophie ont croisé un billet de sa main, tout empreint d'une amère tristesse …
Comme je suis confuse ! Il faudrait pouvoir connaître les nouvelles de ses amis dans l'instant afin de ne point commettre d'impardonnables impairs .
Un pareil procédé tiendrait du miracle, mais qui sait si un savant ne le réalisera pas d'ici deux ou trois siècles.
Quel dommage de ne point être des mortels qui en profiteront ! Je donnerais cher afin d'entamer une seconde existence en un temps capable de ce prodige : s'entretenir sans façon avec un ami que maints pays et des centaines, des milliers de lieux séparent de nous !
Louise, je ne sais quand vous recevrez ce billet, mais peut-être ce jour-là,serais-je l'amante d'un Américain des plus singuliers, surtout si Monsieur de Talleyrand continue à me blesser en marquant de l' intérêt à la moins singulière des femmes... et ce, quasi sous mon nez !
Là, je sens que vous lirez ces mots avec une curiosité piquée au vif !
Eh bien, sachant quel esprit large est le vôtre, je vous dis tout ! 
Vous allez d'abord vous exclamer si je vous décris mon nouvel ami comme il se doit : sur une jambe de bois , ce qui lui va fort bien, ne riez-point, Louise, je n'extravague en aucune façon. Monsieur de Talleyrand sait faire oublier son pied tordu, Monsieur Governor Morris est mille fois plus conquérant en dépit de l'accident qui l'a rendu infirme que la majorité des hommes qui ont certes deux jambes , mais une intelligence, un charme, un attrait des plus insignifiants ...
La situation de cet étranger est bizarre, on le dit beaucoup de choses et leur contraire, son pays nous le présente en second, rôle ; or, cela ne convient point à son assurance, à son art de vivre, à ses manières fermes et hautaines , et surtout à ses entrées dans tous les lieux de Paris où les complots, les intrigues se nouent …
Je crois que Monsieur l'Américain nous observe comme un savant naturaliste épie les fourmis de son jardin ! Et, je me flatte d'être un spécimen de choix pour ce Governor Morris qui a la prévenance de me faire porter tout à l'heure un billet dans lequel il m'annonce s'habiller en mon honneur pour honorer mon invitation à dîner …
 Cela m'enchante car il a eu sous les yeux le tableau de l'ouverture des Etats Généraux, cette procession glorieuse toute d'or et de plumes !il va me rendre compte de chaque détail , de chaque plume, et de chacun des diamants miroitants sur les étoffes royales, avec une précision tranchante qui n'appartient qu'à lui . Monsieur de Talleyrand m'a déjà comblé hier soir d'images prenantes tout en aidant notre petit Charles à acquérir le bon usage de sa fourchette en argent .
C'est exquis de voir un évêque s'appliquer à tant de patience ! Mon ami m'a avoué combien cette douce tache le reposait de ses menées ambitieuses et de cette réserve, autant dire cette dissimulation, de ses pensées et émotions dont il se pique d'être le maître absolu. En la compagnie innocente de Charles, c'est un autre homme qui me tient la main par dessus le potage et s'amuse à conter les malheurs de Monsieur du Corbeau attrapé par sire Renard !
Ce plaisant cercle de famille m'éloigne un instant de mon sujet.
Governor Morris me plaît, Louise , et profiter du goût qu'il semble avoir pour moi, m'assurerait un refuge qui pourrait m'être fort utile dans les mois qui viennent. Vous souriez ? Vous avez grand tort ! L'avenir se charge de menaces, le ciel de demain se couvre de gris, mon époux se cramponne à sa charge principale d'intendant des Jardins du roi, or, il risque de la perdre en un clin d’œil ; il suffit d'une calomnie, d'un chantage, ou d'une loi nouvelle inspirée par un tête échauffée.
Que sortira-t-il de cette extraordinaire réunion de députés querelleurs  dont on attend l'invention d' un impôt juste et équitable, la chimère par excellence ....
Monsieur de Talleyrand, si éclatant de fierté dans sa position de député du haut-clergé, joue peut-être à me faire mourir de terreur.
Pourtant, une intuition lancinante empoisonne les soirs de ce printemps si loin de l'insouciance tant prisée sous le règne du défunt roi . Qu'importe en vérité le merveilleux habit du roi, qu'importe le satin violine enveloppant la reine, une nuance qui vieillit et rend le teint blême, la fâcheuse idée que voilà, qu'importe les folies de Monsieur de Vaudreuil en tête d'une suite de gentilshommes leur faucon posé sur le poing à l'instar des anciens seigneurs, en voilà un beau manque de tact à l'égard du susceptible tiers...
Qu'importe l'élégant Monsieur de Besenval qui s'écria en inspectant son régiment : 
« Je ne veux que du beau ! » et qui obtint des hommes propres et luisants comme des sous neufs !
Ne dirait-on un soleil s'éteignant sur le monde ancien que cette magnificence vaine ?
Monsieur de Talleyrand a même eu un brin de compassion l'égard de notre roi dont le discours ne semble point avoir emporté la foule … 
Mais, comment se représenter la douleur de la reine affrontant l'indigne silence de sujets s'évertuant à la métamorphoser en créature de tous les vices …
Ne vous doutez-vous de la source de ce ressentiment ?
Elle ne change ni ne tarit …
Le déficit, certes, le cousin du roi plus encore …
Le peuple acclama donc « Orléans » , qui dédaigna les plumes et se vêtit de sombre afin de proclamer son soutien au tiers ! La foule parisienne adore le duc libéral qui la nourrit de soupes au Palais royal et de paroles bien choisies puisqu'elles expriment ce que les gens perdus désirent entendre.
L'évêque de Nancy s'est saisi de l'occasion : son sermon en la cathédrale Saint-Louis fut une leçon de morale des plus édifiantes, assortie d'un plaidoyer contre les dépenses folles de la cour et d'une lamentation sur la détresse des humbles paysans. 
Je ne peux m'élever contre l'audace de Monseigneur de La Fare, je suis toutefois angoissée de l'effet que vont produire ces mots enflammés...
Monsieur de Narbonne reste bouleversé des clameurs haineuses qui accablèrent les Polignac ...La réunion tant souhaitée des états-Généraux provoquera-t-elle une catastrophe dont nul ne mesure l'ampleur ? Louise ! Je ne parle que de politique dans une lettre dédiée à l'amour ou du moins au plaisir de se croire amoureux …
Governor Morris vient dîner ce soir, et un second billet hâtif m'apprend que monsieur de Talleyrand galope lui aussi sur la route de Versailles afin de visiter notre grenier.
Je ne sais plus où j'en suis et qui je suis !
Mais, l'idée que ces deux hommes, si habiles à amasser les bonnes fortunes s'acharneront
à escalader les cent soixante méchantes marches menant à mon logis m'ôte de l'esprit tout ce qui n'est point douceur de plaire et aimables coquetteries...

Je vous embrasse,

Adélaïde

Lettre de la comtesse d'Albany à la comtesse de Flahaut

Naples, le vingt mai 1789

Ma chère amie,

La reine de Naples s'inquiète extrêmement pour la santé du Dauphin de France, son neveu . on dit l'infortuné prince perdu ...
Nous prions pour ce prince et pour sa mère si digne au sein du chagrin qui l'accable.
Je pense à vous, mon amie, mon Adélaïde si folle et si charmante, méfiez-vous de vos adorateurs !
Sir Hamilton me mande en sa belle maison de Caserte, je vous écrierai de ce séjour riant et flatteur,
son amie si parfaite de figure reçoit les peintres les plus renommés qui ont, bien entendu, mission de l'immortaliser ! Mais, le vœu de cette beauté reste l'anneau nuptial … 
Les paris sont ouverts !
Sir Hamilton aura-t-il l'audace d'aller si loin ?
Nous verrons et cela nous distraira de nos soucis ...

Je vous embrasse,

Louise


Nathalie-Alix de La Panouse

Ouverture des Etats Généraux 5 mai 1789 par Moreau le Jeune


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