Pages Capriotes
«C'est arrivé à Naples » par Meville Shavelson
Ou: c'est arrivé à
Capri !
Le plus drôle, le plus charmant, le
plus évocateur des films, dont l'amant de la divine Scarlett est le
héros bougon ,portant le poids de l'art de vivre américain sur ses
épaules, affiche un titre trompeur :
« C'est arrivé à Naples «
exalte surtout la simplicité radieuse de Capri . L'ensorcelante île
rocheuse s'incarne en une femme dont le vaste cœur bat à se rompre
sous une généreuse enveloppe charnelle ! Ce rôle inouï ne
pouvait être l'apanage que de l'intrépide Sophia Loren !
Comédie endiablée, aimable
plaisanterie, leçon exquise sur le bonheur et les tourments de
l'amour ? En toute franchise, ce film baigné de tendresse
sauve de la mélancolie, évite les écueils de l'ennui sentimental
et attise l'envie de renaissance couvant sous les cendres des
dépressions d'hiver.
« C'est arrivé à Naples » ,
souvenir des amateurs d'un cinéma désuet, bel exemple des comédies italiennes farfelues et désinvoltes (Ah! les délicieuses facéties de Luigi Comencini!) qui tourbillonnèrent sur le fil des
années soixante, nous tend la main vers une heureuse époque ...
Celle où l'on avait encore le droit de
rire de tout et de rien, de savourer les surprises de la vie sans
recevoir de sottes, de déplaisantes leçons de morale inventées par
n'importe quel trouble-fête prompt à assassiner beauté et
courtoisie dans le but terrifiant d'augmenter son triste narcissisme
…
Quel étrange sensation d'entrer dans
un monde où allumer une cigarette, boire un whisky, chanter en plein
air, danser toute la nuit, rire aux éclats, sourire à son prochain,
et même lui lancer un audacieux compliment, se vêtir de nuances
claires, boire l'eau des fontaines publiques, aimer le désordre et
oublier les horaires, ne déchaînait pas les foudres immédiates des
empêcheurs professionnels de l'art d'aimer la vie dans ce qu'elle
offre de pur et de spontané : le bonheur de l'imprévu.
Naples ne tient qu'un rôle mineur au
sein de cette adorable comédie ! Même si la fougueuse Sophia
Loren y ceint la couronne d'une reine de sa ville bien-aimée, même
si le héros,le procureur Michaël Hamilton, fiancé par souci de
mettre un terme à un interminable célibat, austère et impitoyable,
absolument dénué d'humour ignorant le sens du mot « patience »,
américain engoncé jusqu'au cou dans sa manie de diriger affaires et
mortels insignifiants, y arrive d'un pas conquérant.
Il ne faudra qu'une heure à la
bouillante et turbulente Naples afin d'épuiser, d'exténuer, de
dérouter un homme qui croyait gouverner le genre humain !
Pire, on lui apprend que l'héritage
fraternel qu'il est venu chercher dans cette ville fantasque est un
spécimen en chair et en os, de l'âge tendre de dix ans, répondant
au barbare prénom de « Nando » ! Un enfant
indomptable menant une existence de sauvageon sur l'île de Capri,
l'antique nid des fatales Sirènes aux ailes d'oiseaux et à
l'appétit cannibale...
Horrifié, l'autoritaire procureur
Hamilton décide d'arracher sans plus tarder son neveu inattendu des
griffes de sa voluptueuse tante, descendante en ligne directe des
femmes-oiseaux qui ravirent Ulysse de leurs chants délicieux.
Cette créature aux mœurs douteuses,
danseuse de cabaret la nuit, paresseuse comme un lézard capriote le
jour, n'a-t-elle l'outrecuidance d'élever l'infortuné enfant à la
façon des insulaires ? Sans ordre et circonspection ! Sans
un sou ! Sans une profession avouable ! Avec une
inépuisable bonté, une affection immense, et des macaronis ...
Inacceptable ! Intolérable !
Conscient de son devoir familial,
Michaël Hamilton alias Clark Gable affronte la traversée quasi
héroïque d'un golfe de Naples qui inflige « deux bonnes
heures de mal de mer » à sa mauvaise humeur de vieux garçon
de Philadelphie ; et le voilà débarquant sur le quai de dalles
noires du port joyeux et bruyant de « Marina Grande ».
Où se cache le jeune Nando dans cette
foule remuante et jacassante ?
Juste sous le regard de son oncle
auquel il propose des cigarettes avec un aplomb admirable ! Et
l'impertinent gamin de raconter mille impertinences candides à ce
sympathique étranger, sans se douter qu'il se vante de sa liberté à
un oncle sévère qui vient le remettre dans le droit chemin …
Vous, spectateur désabusé de l'an 2019, voici que vous regardez avec
une ironie légère le port de Marina Grande sur votre écran, et
tout à coup un sortilège s'en échappe ! au delà de
l'intrigue de cette comédie, l'île vous saute à la figure et vous
attire sur son vaste cœur.
Vous êtes à Capri en 1960, vous êtes
sur l'île qui échappe au fouet du temps, vous pourriez être revenu
à la cour d'Auguste, vous pourriez faire partie de la suite de
Tibère, qui n'était pas un mauvais homme en dépit des légendes
mensongères ; vous marchez avec l'honorable Clark Gable sur une
passerelle invisible qui rassemble anciens Grecs, superbes Romains,
pirates, pêcheurs, danseuses aux pieds nus, constructeurs habiles,
jardiniers, vignerons, artistes ermites, saints et débauchés, fols
écrivains, belles et vigoureuses marcheuses de la Scala Fenicia,
amoureux naïfs, heureux et malheureux amants, perdus et retrouvés.
Si vous avez eu la chance prodigieuse
d'arpenter au comble de l'étonnement et de l'émotion les quais et
la plage de Marina Grande, le temps s'abolit ; rêveur, vous
reconnaissez l'aréopage de maisons blanches, l'église vaillante,
les escaliers de pierre usés par les siècles, l'envol hautain des
falaises...
L'âme soudain un peu moins hivernale,
vous saluez le vert sombre des montagnes couvertes d'une brume qui
soudain livre passage à la lumière du matin, preste, vibrante comme
si une déesse la jetait elle-même à la volée, sur les jardins de
citronniers les plants de tomate, les vignes, et les rochers dévorés
de fleurs ...
Peut-être à l'époque du tournage,
les boutiques couvraient-elles moins les alentours du port facétieux,
peut-être les barques reposaient-elles en plus grand nombre sur les
galets, qu'importe, si vous êtes loin de l'île, ce film oublié
vous la rendra ! Ce n'est pas son moindre charme !
Mais, ce n'est pas vous le héros,
redescendez sur terre et reprenez le fil de cette idylle qui commence
fort mal.Le froid Américain se loge au hasard, du moins le croit-il.
Sa chambre plonge du haut d'une
terrasse à se damner sur le lieu le plus agité du bourg de Capri :
ce théâtre adoré ou détesté de la Piazzetta . Nul mortel
s'égarant à la belle saison sur cette clairière au bout de la
forêt des blanches venelles du bourg, ne dort ou ne se repose. Le
malheureux procureur Hamilton ignore quelles affres vont être les
siennes …
D'abord, au bout du fil, exaspérée et
choquée, sa prude fiancée lui signifie très vite son congé ,la
faute en est au vacarme ahurissant montant de la Piazzetta !
Endroit voué à la débauche si l'on considère la question du côté
de Philadelphie …
Une première visite à la tante et au
neveu frise la déclaration de guerre entre l'Amérique et Capri.
La sublime tante colérique lui claque
sa porte au nez, le terrible neveu lui glisse entre les mains.
Personne ne semble comprendre sur l'île la richesse et la puissance
de la civilisation américaine …
Mais, Capri est le rocher des miracles,
l'île des sortilèges ! son atmosphère intangible, sa
splendeur troublante et parfumé, son divin enchantement qui prend sa
source sur l'Atlantide engloutie, sa vocation de beauté irréelle et
concrète, apaisent les colères et adoucissent les querelles...
L'amour étend ses ailes, l'intrigue
oublie la comédie facile, s'abandonne au songe du sentiment qui qui
se chuchote face à la baie prodigieuse . La farce à
l'italienne suit un rythme plus lent, plus doux..
L'américain demandera-t-il sa main à
la tournoyante et farouche Capriote ? L'île retient son
souffle.
L'oncle hésite, la belle Sirène prie
la Madone.
Qu' adviendra-t-il du jeune écervelé
Nando ? L'enfant n'a absolument pas envie de mener la terne
existence d'un écolier de Philadelphie ! Comme nous le
comprenons ! L'avocat Napolitain chargé de plaider la cause du
procureur Américain perd absolument la tête . Ce galant
Italien sensible à la beauté foudroyante de la Tante-Sirène rend
un hommage passionné à son magnifique dévouement familial !
Tout se ligue contre le bon sens américain !
Capri gagnera-t-elle la partie ?
Le procureur Hamilton se laisse envoûter, mais il doute, et n'a pas
dit son dernier mot ...Le spectateur attendri profite de ses
atermoiements pour grimper avec les amoureux-ennemis au sommet des
vignobles du Monte Solaro, avant d'envier Sophia Loren, qui en émule
lointaine du poète Gérard de Nerval, nage à l'instar des Sirènes
dans la Grotte Bleue.
Hélas ! Quelle illusion !
Hamilton ferme son cœur, le séjour enchanté ne signifie qu'un
intermède dépaysant.Son neveu doit partir sous son égide, quel
destin Capri lui proposerait-il ?
La vie est chose raisonnable, l'amour
divertissement sans lendemain.
Il a fait le tour de la belle tante de
l'indiscipliné Nando et n'y reviendra plus ! C'est dit !
Un américain digne ne doit endurer
aucune nostalgie sentimentale ; ce naufrage des plus humiliants
ne concerne que les habitants de la « vieille -Europe »
grignotés par la décadence. Il est temps de fuir l'île des
Sirènes, l'avenir est écrit à Philadelphie !
Le bateau du matin s'empare du jeune
Nando tenu fermement par son oncle impavide ; et l'île s'efface
dans sa brume bleue.
L'image poignante de Sophia Loren,
guettant, accablée de tristesse, le départ du bateau lui enlevant
son neveu et son amant tombe comme le couperet de l'éternel adieu.
Peut-être l'imiterez-vous, peut-être soupirerez-vous, si un matin
de printemps, du haut du belvédère merveilleux de la Villa Munthe,
sur la falaise d'Anacapri, penché vers le précipice, vous évoquerez
Pénélope scrutant l'horizon sans espoir.
Ou Gérard de Nerval, notre poète
disparu, invoquant la tendre jeune fille de l'île qui le délivra
du « soleil noir de la mélancolie » ...
Raconter la fin d'une jolie histoire
prouve un regrettable manque de savoir-vivre ; je me tais !
vous n'avez qu'une chose à faire afin de tordre le nez aux frimas de toute espèce :
chercher cette rocambolesque et douce comédie sans y voir rien
d'autre qu'un baiser envoyé sur la mer, un sourire sur le golfe de
Naples …
A bientôt !
Lady Alix
(Nathalie-Alix de La Panouse)
Port de Marina Grande , Capri_, 1960, avec Sophia Loren et Clark Gable
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