Les amants du Louvre
Chapitre 31
Lettre de la comtesse de Flahaut à
Charles -Maurice de Talleyrand-Périgord
Paris
Le 27 juin 1789
Mon tendre ami,
Savez-vous qu'avant-hier, comme vous fûtes mandé chez monsieur de Narbonne, où vous avez eu l’effronterie de me
préférez une divine partie de cartes, j'ai trouvé une revanche chez le duc de Dorset ?
Or, mon tendre ami, dans ce palais doré
tout illuminé de mille bougies, on daigna me présenter à
cette duchesse de Devonshire si singulière !
Au dehors toutefois, rien ne paraît plus classique que son teint pétri de roses, et sa figure délicate plutôt
que belle.
Sa Grâce
porte son titre le plus gracieusement du monde et nous rend tous
esclaves de son humeur enjouée ! Sa Grâce tourbillonne de
salon en boutique et s'ingénie à prendre Paris pour un jardin
rempli d'individus véhéments et tonitruants et de couturières ou
vendeuses à l'audace irrésistible.
Politique et art de la mode ! Quel
délice et quelle frivolité !
Or, ceci n'est que théâtre, la
duchesse pense, observe, réfléchit, et donne entre deux rubans de
soie ou deux mousselines arachnéennes, un avis pertinent que
Monsieur Necker gagnerait fort à écouter .Je m'imaginais que si
grande dame ne descendait point de son socle de marbre, j'étais à
mille lieux de la réalité !
La duchesse se promène au Palais
Royal, et d'un coup d'éventail, exige que l'on débatte avec elle de
la situation présente et de ses périls …
Elle défend la reine
mais approuve la constitution, c'est un mélange de naïveté et de
hardiesse, une femme d'une éducation si parfaite qu'elle élève
l'autre sans jamais songer à l'abaisser.
Paris est amoureux de cette Anglaise
qui ne ressemble à aucune autre femme au monde ! Vous en seriez
des plus amoureux vous aussi, mais, il va falloir que vous lui
couriez après car elle tient plus du feu follet ou de l'elfe que de
la femme !
Quand vous la croyez aux Tuileries , la
voilà chez le duc d'Orléans, demain elle sera à Versailles, ce
soir, on m'a prié de lui montrer les collections du Louvre alors que
je bavardais sur l'amour, et par là sur vous, avec Madame-Vigée et
mon charmant nouvel ami, ce fameux Governor Morris dont je vous
rebats les oreilles, le mystérieux diplomate venu nous observer à
loisir de ses rudes Amériques. Certes, mon ami, vous avez su
éveiller une fort plaisante jalousie chez cet homme qui remorque
après lui assez de cœurs féminins pour égaler l'évêque
d'Autun...
Mais point la duchesse dont le cœur
palpiterait en secret pour un beau jeune homme au caractère
impossible … Ne dites pas un mot de cette confidence ou la duchesse
me fera tordre le cou par un valet anglais habitué à obéir aux
caprices de Sa Grâce sans lever un sourcil ! Accordez-moi cette
raillerie et reprenons : la duchesse a un cœur immense, un
appétit d'exister sans pareil ; elle aime à la folie chaque
seconde que Dieu nous laisse ! Le malheur vient de sa frénésie
sur les tables où l'on joue gros jeu ...l'amour et le jeu lui
procureraient-ils les mêmes frissons voluptueux ?
Sa Grâce
perd des sommes folles, crie « Pardon ! », et
recommence de plus belle.
Le duc ignorerait le gouffre de ses
dettes … Mais l'air de Paris va peut-être provoquer l'espoir de
l'héritier légitime dont ce grand seigneur a besoin de façon
pressante ! Comme Sa Grâce m'est fort sympathique, je lui
souhaite de toutes mes forces de mettre ainsi un terme à ses
tourments financiers. Pour l'heure, cette Anglaise met son joli nez
partout et se délecte de faire rougir les humbles créatures en leur
lançant à la figure le nom de celui qui occupe leurs pensées.
Au Louvre, je n'ai point manqué
d'aiguiser sa curiosité endiablée, votre nom a jailli très vite !
D'ailleurs, je ne puis vous cacher
combien Governor Morris boudait ferme en l'écoutant vanter vos
mérites dans son exquis jargon qui s'évertue à passer pour un
français élégant.La discussion soudain s'est écartée de la
politique et a tourné à une de ces «leçons d'Amour »
qu'inventa au temps des Troubadours en Languedoc la reine Alienor
d'Aquitaine .
La duchesse me demanda si un amant
volage méritait un attachement fidèle … J'eus un sourire charmant
en guise de réponse … La duchesse d'insister !
Indigné, l'ami américain, volant à
mon secours en vrai gentilhomme, de hausser le ton, de lever les
mains, de brandir sa canne au risque de choir à nos pieds !
« Les coutumes d'Europe, en particulier les usages français
demeurent un franc mystère pour nos mœurs éprises de simplicité »,
eût-il l'audace de nous expliquer. Et de poursuivre avec passion
sur ce terrain mouvant :
« Madame de Flahaut, bonne
épouse et mère admirable, prétend que l'on peut conclure par
ailleurs un mariage de cœur où l'on cultiverait la fidélité au
sein de l'infidélité. Cette étrange conception de la vertu
conjugale ne vous choque-t-elle point Madame la duchesse ? »
La duchesse m'a regardée avec un
intérêt flatteur !
« L'amour s'il est sincère autorise le
pire et le meilleur, toutefois, comtesse, gardez-vous de
prodiguer une affection que l'on pourrait négliger !» a-t-elle
conclu en pointant son éventail sur le ravissant minois d'un modèle
de monsieur Fragonard. Vous ne le connaissez que trop ce tableau, mon
ami ! Ne vous souvenez-vous de cette tendre amante effarouchée
tentant de repousser son amant dans l'envol d'une tenture de soie
écarlate qui se gonfle à l'instar de la voile d'un bateau poussé
par la tempête ?
Enfin, Madame Vigée, qui sait
également peindre et mener une conversation, babillait à son tour
d'un ton affecté, Governor Morris étudiait l'effet produit par ses
paroles sur ma mine que je rendais fort réservée, la duchesse
arpentait d'un pas décidé les galeries quand des clameurs brisèrent
l'espèce d'enchantement paisible de notre cercle.
Un messager parvint à nous rejoindre
de la part du duc de Dorset, qui pris d'une grande inquiétude à
l'égard d'une ancienne amante qui lui est encore chère, priait Sa
Grâce de se réfugier au plus vite à l'ambassade d'Angleterre.
L'intrépide duchesse a fait fi de ce
pieux conseil pendant un court instant ; sa bravoure a
finalement cédé face aux mouvements du dehors. Ses laquais lui ont
fait un rempart, nous lui fîmes une révérence, elle disparut comme
un nuage, et j'invitai mes amis à grimper à l'abri de notre grenier
.Il est vrai que Paris gronde autour du Palais Royal, mais c'est à
Versailles, dit-on, que la colère du peuple deviendrait une immense
imprécation...
Mon ami, les rumeurs ont atteint une
confusion si extrême que je ne compte plus que sur vous afin
d'éclairer ma lanterne .
Que se passe-t-il à Versailles ?
On hurle que le roi aurait ordonné aux nobles et au clergé de
rejoindre le Tiers ! Necker serait au bord du renvoi ! On
accuse notre souverain d'avoir massé des troupes en vue d'une
répression sanglante. Les annonces les plus extravagantes courent
dans les rues et augmentent la panique des passants qui ne savent à
quel Saint se vouer.Je regarde ceci de mes fenêtres et n'ose
descendre . Tant pis pour l'appétit de Monsieur mon mari, nous
subsisterons des confitures de Barbazan ce soir . Mon fils en sera
ravi .
La duchesse avant de s'en aller avec
sa petite escouade de valets d'une taille gigantesque, nous a lancé
qu'elle restait déterminée à braver la vindicte populaire et à
rassurer la reine demain …
Peut-être la rencontrerez-vous à
Versailles, émoustillée de cette révolte en dépit de son
affection envers le couple royal !
Je vous supplie de m'écrire chaque
nouvel événement,
je vous supplie aussi de ne jamais nous
abandonner Charles et moi si le peuple perdait toute raison.
Je
vous supplie enfin de m'aimer comme j'ai la faiblesse et la force de
vous aimer depuis votre entrée chez nous il y a déjà si longtemps
…
Adélaïde
Nathalie-Alix de La Panouse
Pourquoi pas Adélaïde de Flahaut dans son grenier du Louvre en 1789 ?
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