Les amants du Louvre
Chapitre 32
Adélaïde de Flahaut à Louise
d'Albany
15 juillet 1789 au soir
Vieux Louvre,
Paris
Ma bonne Louise,
C'est vers vous que je me tourne, c'est
à vous que je destine ces pages sur lesquelles ma main tremble comme
malade de fièvre. pourtant, je suis sauve, mon fils dort, monsieur de Talleyrand se trouve fort bien portant.
Mais nous revenons d'un mauvais rêve , lisez et tremblez à votre tout ...
Hier, nous avons cru que Paris flambait !
la nuit s'est écoulée étouffante et empestant la poudre, ponctuée d'abjects
hurlements dont les échos ont nourri nos cauchemars.Ce soir montent encore des rues pleines d'immondices des clameurs indignes et ordurières, une puanteur horrible chatouille la gorge de mon fils qui réclame les
vertes prairies des Basses-Pyrénées où nous n'avons le courage de nous
réfugier.
Et la veille, pendant cette nuit dantesque, Monsieur de Talleyrand dormait, j'en
jurerais, dans la couche de ma première rivale, à deux pas d'ici,
me laissant terrifiée, son fils crispé de peur entre mes bras !
J'ai vu le monde ancien, notre monde,
Louise, s'écrouler quasi sous mon balcon...
Mon Dieu, ma chère amie, l'orage, que
nous redoutions et souhaitions à la fois a éclaté, je crains qu'il
ne nous emporte bien plus loin que nous ne le voulions …
L'unique personne qui feint de ne point
s'en inquiéter reste, en douteriez-vous, mon imperturbable ami,
monseigneur d'Autun, Charles-Maurice de
Talleyrand-Périgord qui me prie ce soir de lui fournir quelques mets
réconfortants, tout en me prévenant sur le ton le plus guilleret
qu'à moins d'un coup de force spectaculaire, la monarchie est
irrémédiablement perdue …
Puis, l'insolent de me parler de salade
fraîche aux oignons, de brouet froid aux tomates, et de crème
brûlée !
Ce monsieur me trompe avec Madame de
Laval, cette Vénus rebondie qui triche sur son âge, il me navre le
cœur avec aplomb et revient me réclamer sa pitance comme si j'étais
sa servante fidèle !
Si je ne mourais de peur et surtout
d'envie de connaître les nouvelles de l'Assemblée et de Versailles,
de la reine et de la cour, que je me représente comme un théâtre
au rideau baissé, avec quel plaisir ne lui fermerais-je ma porte au
nez !
Son fils en pleurerait me direz-vous ;
allons, je ne priverai point un fils de quatre ans de la compagnie
d'un père plus aimant que l'on ne saurait l'imaginer . D'ailleurs,
quelle femme souhaiterait-elle être privée de l'auguste et piquante
conversation de Monsieur de Talleyrand ?
Mais, Louise, Paris grouille de
désordre.On crie dans les rues que la France est libérée de ses
tyrans, notre roi plein de bonté mérite-t-il cet affront ?
On nous lance partout les odieuses
feuilles d'un journal à la plume trempée dans la haine facile, et
alimentée de l'insulte propre à éveiller les plus bas instincts,
cet insensé « Père Duchesne » qui fait honte à
toute la cohorte des plumitifs.
Je cesse mes plaintes et reprend du
commencement :la Bastille est prise ! Vous n'y comprenez
goutte ? Votre lanterne va être éclairée; lisez la
suite, et tâchez de ne pas frémir.
Depuis bien des jours déjà, l'orage
se préparait ; l'annonce fatale du renvoi de Necker a couvert
notre ciel de nuages terribles, l'orage s'est précipité sur nous
hier aux heures torrides, et sa violence extrême vient de frapper le
roi à jamais.
Je n'ai plus ma tête à moi, mon cœur
bat à se rompre et mes oreilles bourdonnent comme si une armée de
cigales s'y précipitaient à la fois .Je vous écris, voyez, je
n'ose confier à Sophie, malade de langueur à la suite d'une
fausse-couche, mais assez tranquille sur ses verts pâturages du
Commingeois la terrible réalité de notre Paris.
Elle s'en
inquiéterait aussitôt, vous n'ignorez point que son époux a
rejoint le Tiers ...il a ses raisons que je comprends et que Monsieur
de Talleyrand approuve fort.
Ma bonne Louise, sachez que
l'enchantement de l'amour ne ferme plus mes yeux sur les prétendues
généreuses idées de Monsieur de Talleyrand, il suit sa destinée
en se donnant à l'ambition, par contre le baron de Barbazan est
naïf, franc, un peu enfoncé dans la matière, prompt à se laisser
mener en l'honnête campagnard peu au fait des vastes desseins et
des intrigues de certains députés de ce Tiers devenu si puissant.
Sans doute des émissaires
galopent-t-ils jusqu'à rendre leurs montures quasi mortes, jarrets
endoloris et robe suante à chaque relais afin d'avertir la reine de
Naples et vous tous, mes amis, de la plus bouleversante des
nouvelles.
La Bastille, cette robuste prison où
vivotait quelques pauvres hères criblés de dettes, un bon chien et
son excellent maître, l'infortuné gouverneur de cette forteresse
inutile, eh bien, la Bastille titrée soudain symbole de l'oppression
des rois et de la soumission du peuple, la Bastille n'est plus que
cendres, ruines fumantes, tombeau d'une poignée de malheureux dont
le crime abominable fut de recevoir l'ire des Parisiens armés et
haineux comme si on attaquait leurs femmes, leurs enfants, leurs
trésors et leurs maisons.
Mais quelle sombre divinité a-t-elle
hier distribué ses foudres guerrières à une foule qui ne réclamait
qu'un peu de justice, du pain et l'établissement d'une
constitution ? A-t-on besoin de massacrer son prochain pour en
arriver là ?
Pourquoi tant de frénésie barbare ?
Mon époux pense à mon instar que la vue des régiments, on a compté
20 000 soldats, massés autour de Paris, a provoqué une folie
haineuse instinctive : les Parisiens trahis par le renvoi de
Necker, qu'ils s'entêtent à croire le seul capable de relever la
France, se sont alarmés en inventant la menace d'un piège infernal.
Trois jours durant, Louise, nous
n'avons pu descendre de notre grenier providentiel, la rue se
gonflait d'hommes et de femmes en armes, ce flot hier au matin a
empli l'hôtel des Invalides, et pillé l'armurerie devant
l'effarement du gouverneur , le pitoyable monsieur de Sombreuil et ce
bel exploit achevé, un cri a jailli, poussé par quelqu'un qui
savait comment manoeuvrer une foule échauffée, « A la
Bastille » !
La superbe, la mirobolante,
l'incroyable idée!
Incrédule, abasourdi, le baron de Besenval a
craint pour ses Suisses bien malmené les jours précédents, il n'a
point assez vite bronché, aussi attendait-il un ordre de Versailles
qui n'est point venu, le roi chassant au bout de ses domaines …
Quand enfin il s'est décidé à
affronter la masse frénétique face à la forteresse, c'en était
déjà fait du malheureux gouverneur, ce bon cet inoffensif Monsieur
de Launay qui vécut comme il mourut :
au sein de la Bastille.
Comment diable aurait-il pu résister avec sa petite troupe de
vétérans, et une trentaine de Suisses, maigre renfort attribué par
Besenval en cas d'attaque imprévue ?
Savez-vous quelle est la véritable
cause de cette sanglante défaite ? Le ralliement des Gardes
Françaises aux insurgés !
Vous représentez-vous ce terrible
spectacle : monsieur de Launay le cœur battant de soulagement à
la vue des troupes avançant vers la Bastille en roulant leurs cinq
canons, ensuite son ébranlement, son ébahissement quand ces canons
salvateurs se sont retournés contre lui.
Deux individus entrés dans la
prison par derrière ont coupé à la hache les chaînes du premier
pont-levis, le second a subi le même sort, la voie était libre, la
foule aveugle, transformée en bête féroce a déferlé dans les
moindres recoins, massacré le gouverneur, cinq Suisses de Besenval,
et offert la liberté à un fou furieux enfermé là par prudence, 4
faussaires qui furent bien étonnés de leur bonne fortune et un
criminel qui s'enfuit sans demander son reste.
Qui prendra en pitié le gentil chien
de Monsieur de Launay?
Mon coeur se serre en songeant à cet animal
prostré sur le cadavre mutilé de son maître ...Je vais m'enquérir
discrètement de lui par notre domestique ; cet homme des
Pyrénées aime nos frères à 4 pattes, et me le faire amener. Mon
petit Charles a besoin d'un compagnon de jeu et les animaux que l'on
sauve de l'infortune et de la faim, chiens ou chats, c'est égal, au
contraire des hommes, en particulier un certain Monsieur de
Talleyrand, ne vous trahissent jamais .
Mon domestique se fond
sans peine ni effroi au sein de la populace, il me rapportera le
pauvre animal et des nouvelles que nous n'avons pas la sotte
imprudence d'aller quérir.Par contre, les valets déguisés en
loqueteux se glissent en nos maisons . Tenez, on m'a remis caché
dans une marmite de soupe un billet émanant de son Excellence
l'ambassadeur Anglais !
Profitant de cet envoi de victuailles
fumantes, Monsieur le duc de Dorset (dont je suis rapprochée grâce
à l'amusement que j'ai eu l'honneur de procurer à sa grande amie la
duchesse de Devonshire, celle-ci heureusement à Bruxelles et loin
des émeutes sauvages de son cher Paris libéral), a eu
l'intelligence de m'écrire cet avis inspiré par l'indéfectible bon
sens britannique :
« Madame, je me porte
volontiers à votre secours si tel était votre désir. De ce moment,
nos pouvons regarder la France comme un pays libre, le roi comme un
monarque dont les pouvoirs sont limités et la noblesse comme réduite
au niveau du reste de la nation. »
Quel sera l'avis de Monsieur de
Talleyrand sur cette prose anglaise ?
N'appartenant qu'à moitié à la
noblesse, je ne suis ni de l'un ni de l'autre bord. La constitution
me semble toujours nécessaire et urgente, et la paix civile sa
condition essentielle . Rien de beau et de bon n'éclot dans la
colère et le crime. Le souci de ma sécurité, et par là celle de
mon petit Charles et de mon époux malade ne me trouble point encore.
Mais si j'appartenais au cercle intime de la reine, si j'étais la
duchesse de Polignac , je me résignerais à quitter la France cette
nuit ..
On frappe, je vous prie de me donner un
instant.. Ma soubrette a l'air fort embarrassée ...
Ma chère Louise, Madame Vigée-Lebrun
vient d'échouer chez moi !
On ne saurait décrire sa mine
épouvantée et sa tenue négligée qui lui ôte sa merveilleuse
allure d'artiste richissime et célèbre. La voici costumée en
servante, les cheveux noués d'un ruban froissé, un panier de
légumes au bras, et quasi à la rue ! Son hôtel est cernée
d'une bande d'ivrognes qui montent la garde afin de lui fêter son
retour. Tant que ces énergumènes camperont devant sa porte, je gage
qu'elle ne bougera point de notre grenier. La belle affaire !
Qui va l'aider à se claquemurer chez elle ? Mon Dieu, que de
pleurs !
C'est une fontaine, c'est une
inondation ! Je la plains de tout mon cœur en guettant le pas
de mon ami . Pourvu qu'elle sèche ses larmes avant l'arrivée de
Monsieur de Talleyrand, il ne souffre point le chagrin d'autrui
et le juge même faute de goût devant l'Eternel.
Ma chère Louise, je vous abandonne
avec le pressentiment que vous verrez bientôt à Naples notre
artiste ravagée d'effroi sous les
insultes et accusations des jaloux qui ne conçoivent point qu'une
femme puisse prétendre à tant de génie. Le titre de peintre de la
reine déclenche contre elle les cabales odieuses, son talent la rend
détestable aux mauvais esprits ; est-ce cela la liberté dont
me parle Monsieur de Dorset ?
Louise, priez pour nous, priez pour
que je vous rejoigne à Naples !
Je vous embrasse,
Adélaïde
Charles-Maurice de Talleyrand à Adélaïde de Flahaut
Versailles
16 juillet 1789
Madame et ma tendre amie,
Je vous sais infiniment gré en ces
jours de trouble et de vacarme de me garder votre douceur qui me sera
un éternel enchantement.
Vous souriez sous l'orage, riez des
bourrasques, apaisez la tempête de votre enjouement, de vos malices
d'enfant ; vous êtes une étoile au sein de notre ciel où
s'amoncellent les plus noirs nuages.
« Mais, Monsieur mon ami, me
direz-vous, que me vaut ce brillant début ? »
Voilà ce que je vous
réponds:
« Madame, le roi est mandé demain à Paris, la
reine redoute qu'il n'en revienne vivant, les Polignac , je le sais
de source sûre,s'enfuiront cette nuit, c'est un droit que l'on ne
saurait leur retirer, et surtout une nécessité ...Ils risquent leur
vie, et le savent fort bien, en demeurant en France encore un seul
jour .La duchesse pleure et se désole ce qui ne l'empêche point de
faire établir ses malles avec le plus grand soin du monde.
La reine sanglote et souhaite suivre
sa favorite sur le chemin de l'exil.
Mais on attend le roi demain à
Paris. Les bruits les plus sinistres et les plus absurdes
obscurcissent l'entendement des gens de ce « pays-ci »
qui sera bientôt un désert .
Le roi aurait ordonné à monseigneur
le comte d'Artois de gagner Turin avec sa famille et Messieurs de
Condé et de Conti. Je pense que cela est vrai.
Les scènes affligées scandent cette
journée étrange que je souhaiterais, si vous le permettez, finir au
vieux Louvre, dans la sérénité charmante de votre grenier abritant
ce petit Charles qui est ce que je chéris le plus au monde.
Madame et ma chère amie,
Je vous baise les mains à la façon de
notre bon roi Henri,
demain, nous verrons bien si notre roi
saura conquérir Paris à l'exemple de son ancêtre...
Je suis votre serviteur,
Charles-Maurice
Brûlez cette lettre comme les autres
au plus vite
Nathalie-Alix de La Panouse
Prise de La Bastille
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