samedi 23 février 2019

Prise de la Bastille au balcon Chapitre 32: "Les amants du Louvre"


Les amants du Louvre
Chapitre 32

Adélaïde de Flahaut à Louise d'Albany

15 juillet 1789 au soir
Vieux Louvre,
Paris

Ma bonne Louise,

C'est vers vous que je me tourne, c'est à vous que je destine ces pages sur lesquelles ma main tremble comme malade de fièvre. pourtant, je suis sauve, mon fils dort, monsieur de Talleyrand se trouve fort bien portant.
Mais nous revenons d'un mauvais rêve , lisez et tremblez à votre tout ...
Hier, nous avons cru que Paris flambait ! la nuit s'est écoulée étouffante et empestant la poudre, ponctuée d'abjects hurlements dont les échos ont nourri nos cauchemars.Ce soir montent encore des rues pleines d'immondices des clameurs indignes et ordurières, une puanteur horrible chatouille la gorge de mon fils qui réclame les vertes prairies des Basses-Pyrénées où nous n'avons le courage de nous réfugier.
Et  la veille, pendant cette nuit dantesque, Monsieur de Talleyrand dormait, j'en jurerais, dans la couche de ma première rivale, à deux pas d'ici, me laissant terrifiée, son fils crispé de peur entre mes bras !
J'ai vu le monde ancien, notre monde, Louise, s'écrouler quasi sous mon balcon...
Mon Dieu, ma chère amie, l'orage, que nous redoutions et souhaitions à la fois a éclaté, je crains qu'il ne nous emporte bien plus loin que nous ne le voulions …
L'unique personne qui feint de ne point s'en inquiéter reste, en douteriez-vous, mon imperturbable ami, monseigneur d'Autun,  Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord qui me prie ce soir de lui fournir quelques mets réconfortants, tout en me prévenant sur le ton le plus guilleret qu'à moins d'un coup de force spectaculaire, la monarchie est irrémédiablement perdue … 
Puis, l'insolent de me parler de salade fraîche aux oignons, de brouet froid aux tomates, et de crème brûlée !
Ce monsieur me trompe avec Madame de Laval, cette Vénus rebondie qui triche sur son âge, il me navre le cœur avec aplomb et revient me réclamer sa pitance comme si j'étais sa servante fidèle !
Si je ne mourais de peur et surtout d'envie de connaître les nouvelles de l'Assemblée et de Versailles, de la reine et de la cour, que je me représente comme un théâtre au rideau baissé, avec quel plaisir ne lui fermerais-je ma porte au nez !
Son fils en pleurerait me direz-vous ; allons, je ne priverai point un fils de quatre ans de la compagnie d'un père plus aimant que l'on ne saurait l'imaginer . D'ailleurs, quelle femme souhaiterait-elle être privée de l'auguste et piquante conversation de Monsieur de Talleyrand ?
Mais, Louise, Paris grouille de désordre.On crie dans les rues que la France est libérée de ses tyrans, notre roi plein de bonté mérite-t-il cet affront ?
On nous lance partout les odieuses feuilles d'un journal à la plume trempée dans la haine facile, et alimentée de l'insulte propre à éveiller les plus bas instincts, cet insensé « Père Duchesne » qui fait honte à toute la cohorte des plumitifs.
Je cesse mes plaintes et reprend du commencement :la Bastille est prise ! Vous n'y comprenez goutte ? Votre lanterne va être éclairée; lisez la suite, et tâchez de ne pas frémir.
Depuis bien des jours déjà, l'orage se préparait ; l'annonce fatale du renvoi de Necker a couvert notre ciel de nuages terribles, l'orage s'est précipité sur nous hier aux heures torrides, et sa violence extrême vient de frapper le roi à jamais.
Je n'ai plus ma tête à moi, mon cœur bat à se rompre et mes oreilles bourdonnent comme si une armée de cigales s'y précipitaient à la fois .Je vous écris, voyez, je n'ose confier à Sophie, malade de langueur à la suite d'une fausse-couche, mais assez tranquille sur ses verts pâturages du Commingeois la terrible réalité de notre Paris. 
Elle s'en inquiéterait aussitôt, vous n'ignorez point que son époux a rejoint le Tiers ...il a ses raisons que je comprends et que Monsieur de Talleyrand approuve fort.
Ma bonne Louise, sachez que l'enchantement de l'amour ne ferme plus mes yeux sur les prétendues généreuses idées de Monsieur de Talleyrand, il suit sa destinée en se donnant à l'ambition, par contre le baron de Barbazan est naïf, franc, un peu enfoncé dans la matière, prompt à se laisser mener en l'honnête campagnard peu au fait des vastes desseins et des intrigues de certains députés de ce Tiers devenu si puissant.
Sans doute des émissaires galopent-t-ils jusqu'à rendre leurs montures quasi mortes, jarrets endoloris et robe suante à chaque relais afin d'avertir la reine de Naples et vous tous, mes amis, de la plus bouleversante des nouvelles.
La Bastille, cette robuste prison où vivotait quelques pauvres hères criblés de dettes, un bon chien et son excellent maître, l'infortuné gouverneur de cette forteresse inutile, eh bien, la Bastille titrée soudain symbole de l'oppression des rois et de la soumission du peuple, la Bastille n'est plus que cendres, ruines fumantes, tombeau d'une poignée de malheureux dont le crime abominable fut de recevoir l'ire des Parisiens armés et haineux comme si on attaquait leurs femmes, leurs enfants, leurs trésors et leurs maisons.
Mais quelle sombre divinité a-t-elle hier distribué ses foudres guerrières à une foule qui ne réclamait qu'un peu de justice, du pain et l'établissement d'une constitution ? A-t-on besoin de massacrer son prochain pour en arriver là ?
Pourquoi tant de frénésie barbare ? Mon époux pense à mon instar que la vue des régiments, on a compté 20 000 soldats, massés autour de Paris, a provoqué une folie haineuse instinctive : les Parisiens trahis par le renvoi de Necker, qu'ils s'entêtent à croire le seul capable de relever la France, se sont alarmés en inventant la menace d'un piège infernal.
Trois jours durant, Louise, nous n'avons pu descendre de notre grenier providentiel, la rue se gonflait d'hommes et de femmes en armes, ce flot hier au matin a empli l'hôtel des Invalides, et pillé l'armurerie devant l'effarement du gouverneur , le pitoyable monsieur de Sombreuil et ce bel exploit achevé, un cri a jailli, poussé par quelqu'un qui savait comment manoeuvrer une foule échauffée, « A la Bastille » !
La superbe, la mirobolante, l'incroyable idée!
 Incrédule, abasourdi, le baron de Besenval a craint pour ses Suisses bien malmené les jours précédents, il n'a point assez vite bronché, aussi attendait-il un ordre de Versailles qui n'est point venu, le roi chassant au bout de ses domaines …
Quand enfin il s'est décidé à affronter la masse frénétique face à la forteresse, c'en était déjà fait du malheureux gouverneur, ce bon cet inoffensif Monsieur de Launay qui vécut comme il mourut :
 au sein de la Bastille. 
Comment diable aurait-il pu résister avec sa petite troupe de vétérans, et une trentaine de Suisses, maigre renfort attribué par Besenval en cas d'attaque imprévue ?
Savez-vous quelle est la véritable cause de cette sanglante défaite ? Le ralliement des Gardes Françaises aux insurgés !
Vous représentez-vous ce terrible spectacle : monsieur de Launay le cœur battant de soulagement à la vue des troupes avançant vers la Bastille en roulant leurs cinq canons, ensuite son ébranlement, son ébahissement quand ces canons salvateurs se sont retournés contre lui.
 Deux individus entrés dans la prison par derrière ont coupé à la hache les chaînes du premier pont-levis, le second a subi le même sort, la voie était libre, la foule aveugle, transformée en bête féroce a déferlé dans les moindres recoins, massacré le gouverneur, cinq Suisses de Besenval, et offert la liberté à un fou furieux enfermé là par prudence, 4 faussaires qui furent bien étonnés de leur bonne fortune et un criminel qui s'enfuit sans demander son reste.
Qui prendra en pitié le gentil chien de Monsieur de Launay?
 Mon coeur se serre en songeant à cet animal prostré sur le cadavre mutilé de son maître ...Je vais m'enquérir discrètement de lui par notre domestique ; cet homme des Pyrénées aime nos frères à 4 pattes, et me le faire amener. Mon petit Charles a besoin d'un compagnon de jeu et les animaux que l'on sauve de l'infortune et de la faim, chiens ou chats, c'est égal, au contraire des hommes, en particulier un certain Monsieur de Talleyrand, ne vous trahissent jamais .
Mon domestique se fond sans peine ni effroi au sein de la populace, il me rapportera le pauvre animal et des nouvelles que nous n'avons pas la sotte imprudence d'aller quérir.Par contre, les valets déguisés en loqueteux se glissent en nos maisons . Tenez, on m'a remis caché dans une marmite de soupe un billet émanant de son Excellence l'ambassadeur Anglais !
Profitant de cet envoi de victuailles fumantes, Monsieur le duc de Dorset (dont je suis rapprochée grâce à l'amusement que j'ai eu l'honneur de procurer à sa grande amie la duchesse de Devonshire, celle-ci heureusement à Bruxelles et loin des émeutes sauvages de son cher Paris libéral), a eu l'intelligence de m'écrire cet avis inspiré par l'indéfectible bon sens britannique :
 « Madame, je me porte volontiers à votre secours si tel était votre désir. De ce moment, nos pouvons regarder la France comme un pays libre, le roi comme un monarque dont les pouvoirs sont limités et la noblesse comme réduite au niveau du reste de la nation. »
Quel sera l'avis de Monsieur de Talleyrand sur cette prose anglaise ?
N'appartenant qu'à moitié à la noblesse, je ne suis ni de l'un ni de l'autre bord. La constitution me semble toujours nécessaire et urgente, et la paix civile sa condition essentielle . Rien de beau et de bon n'éclot dans la colère et le crime. Le souci de ma sécurité, et par là celle de mon petit Charles et de mon époux malade ne me trouble point encore. Mais si j'appartenais au cercle intime de la reine, si j'étais la duchesse de Polignac , je me résignerais à quitter la France cette nuit ..
On frappe, je vous prie de me donner un instant.. Ma soubrette a l'air fort embarrassée ...
Ma chère Louise, Madame Vigée-Lebrun vient d'échouer chez moi !
On ne saurait décrire sa mine épouvantée et sa tenue négligée qui lui ôte sa merveilleuse allure d'artiste richissime et célèbre. La voici costumée en servante, les cheveux noués d'un ruban froissé, un panier de légumes au bras, et quasi à la rue ! Son hôtel est cernée d'une bande d'ivrognes qui montent la garde afin de lui fêter son retour. Tant que ces énergumènes camperont devant sa porte, je gage qu'elle ne bougera point de notre grenier. La belle affaire ! Qui va l'aider à se claquemurer chez elle ? Mon Dieu, que de pleurs !
C'est une fontaine, c'est une inondation ! Je la plains de tout mon cœur en guettant le pas de mon ami . Pourvu qu'elle sèche ses larmes avant l'arrivée de Monsieur de Talleyrand, il ne souffre point le chagrin d'autrui  et le juge même faute de goût devant l'Eternel.
Ma chère Louise, je vous abandonne avec le pressentiment que vous verrez bientôt à Naples notre
artiste ravagée d'effroi sous les insultes et accusations des jaloux qui ne conçoivent point qu'une femme puisse prétendre à tant de génie. Le titre de peintre de la reine déclenche contre elle les cabales odieuses, son talent la rend détestable aux mauvais esprits ; est-ce cela la liberté dont me parle Monsieur de Dorset ?

Louise, priez pour nous, priez pour que je vous rejoigne à Naples !

Je vous embrasse,

Adélaïde


Charles-Maurice de Talleyrand à Adélaïde de Flahaut

Versailles

16 juillet 1789

Madame et ma tendre amie,

Je vous sais infiniment gré en ces jours de trouble et de vacarme de me garder votre douceur qui me sera un éternel enchantement.
Vous souriez sous l'orage, riez des bourrasques, apaisez la tempête de votre enjouement, de vos malices d'enfant ; vous êtes une étoile au sein de notre ciel où s'amoncellent les plus noirs nuages.
« Mais, Monsieur mon ami, me direz-vous, que me vaut ce brillant début ? »
Voilà ce que je vous réponds: 
« Madame, le roi est mandé demain à Paris, la reine redoute qu'il n'en revienne vivant, les Polignac , je le sais de source sûre,s'enfuiront cette nuit, c'est un droit que l'on ne saurait leur retirer, et surtout une nécessité ...Ils risquent leur vie, et le savent fort bien, en demeurant en France encore un seul jour .La duchesse pleure et se désole ce qui ne l'empêche point de faire établir ses malles avec le plus grand soin du monde.
La reine sanglote et souhaite suivre sa favorite sur le chemin de l'exil.
Mais on attend le roi demain à Paris. Les bruits les plus sinistres et les plus absurdes obscurcissent l'entendement des gens de ce « pays-ci » qui sera bientôt un désert .
Le roi aurait ordonné à monseigneur le comte d'Artois de gagner Turin avec sa famille et Messieurs de Condé et de Conti. Je pense que cela est vrai.
Les scènes affligées scandent cette journée étrange que je souhaiterais, si vous le permettez, finir au vieux Louvre, dans la sérénité charmante de votre grenier abritant ce petit Charles qui est ce que je chéris le plus au monde.

Madame et ma chère amie,

Je vous baise les mains à la façon de notre bon roi Henri,
demain, nous verrons bien si notre roi saura conquérir Paris à l'exemple de son ancêtre...

Je suis votre serviteur,

Charles-Maurice

Brûlez cette lettre comme les autres au plus vite

Nathalie-Alix de La Panouse

Prise de La Bastille

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