samedi 2 mars 2019

Août 1789 :" Venise, Naples ou Paris ?" Les amants du Louvre"chapitre 33

Les amants du Louvre chapitre 33

Août 1789 entre Naples, Venise et Paris

Lettre de Monsieur Dominique Vivant-Denon à madame la comtesse de Flahaut
Venise
Le 26 juillet 1789

Ma chère amie, mais que de nouvelles en pagaille, quel mélange de peur, de doutes, de tristesse et d'exaltation !
Par ma foi, je n'y puis comprendre goutte, mais je vous plains de tout cœur et surtout vous prie de nous rejoindre à Venise, à Naples, à Florence, à Rome, où vous voudrez mais en Italie!  Je n'y puis croire: il paraît que le tocsin n'a cessé de sonner dans Paris dans les jours qui suivirent l'assassinat de ce pauvre Monsieur de Launay !
Je tiens ces fâcheuses rumeurs de Monsieur le baron de Talleyrand, fort bien renseigné par une source officielle et encore davantage par une autre, familiale  celle-là: ce jeune fat qui a l'honneur de tenir le premier rang à l'ambassade de France n'est-il le frère de Monseigneur votre ami ?
Je ne sais d'ailleurs ce qui vous attache de façon si tendre et si inutilement fidèle à cet évêque se riant de son évêché, ce député ambitieux et calculateur, ce joueur invétéré,cet homme -anguille briguant un poste de haut-rang dans un avenir pour le moment fort incertain .
Je me flatte souvent de sentir l'âme féminine dans ses abysses les plus inconnues, mais vous me déroutez et me surprenez, et je déclare que de toutes les femmes affligées d'un amant impossible, c'est vous qui détenez la palme de l'incohérence amoureuse !
Ceci dit en badinant, ne vous fâchez point surtout : que ferais-je sans les ressources exquises de votre amitié née sous le ciel Napolitain ?
Saviez-vous que notre chère amie, que vous ne prisez point autant qu'il le faudrait,( une ombre de rivalité féminine peut-être), la talentueuse Madame Vigée, épouse de ce panier-percé de Le Brun, et figure angélique répondant au nom double de Louise -Elisabeth ou Elisabeth-Louise selon son humeur, m'a adressé force billets incohérents.
C'était si lamentable, si invraisemblable que j'en ai lu quelques passages à nos amis anglais.
J'ai même envoyé cette prose affligée à Naples:  Mrs Hart, concubine attitrée et dame de cœur de l'ambassadeur Hamilton s'est aussitôt  roulée aux pieds des lecteurs afin de nous rendre l'image larmoyante de cette belle artiste qui était voilà si peu une des femmes les plus célèbres de Paris.
Vous pensez que j'extravague, pas du tout ! ce nouveau genre théâtral, Madame d'Albany m'a raconté ces merveilles avec sa plume "pointue" ordinaire, vient d'être inventé par la superbe Emma Hart, elle appelle ce tour de magie une « attitude ».
 Cela consiste à rouler des yeux, élever des bras blancs et potelés, battre des pieds décorés de bijoux, dénuder une gorge d'une profondeur admirable et d'un velouté d'abricot, et tordre d'un élan voluptueux une masse de cheveux croulant à l'instar d'un voile châtaigne.
Ne riez point !
J'ajoute en toute franchise que si cette affolante créature, surgie des bas-fonds de Londres,
était moins parfaite de la tête aux pieds, ces postures sembleraient une sotte singerie ! mais, le spectacle sublime de tant de beautés naturelles dans leur plus « simple appareil » fait oublier la niaiserie du tableau vivant …
Les Napolitains n'en respirent plus ! cela m'amuserait fort de la voir à Venise ...
Et Sir Hamilton se pavane comme un coq au bras de cette Sirène qui ne rêve que d'être menée à l'autel pour y recevoir le titre de Lady, la belle vengeance que voilà pour les dames méprisantes et les anciens amants ...
Je vais persuader Madame Lebrun de se joindre à la cohorte d'artistes fameux qui jouent les pique-assiettes chez l'ambassadeur Hamilton à Naples sous le charmant prétexte de peindre ou graver dans le marbre sous toutes ses facettes son « diamant de la plus belle eau ».
Ce mot-là est sorti de la bouche du grave prince de Dietrichstein qui n'en revenait point de se savoir tant d'esprit ! Le sage prince a fait mourir de rire l'assistance en articulant ce compliment en italien avec l'accent le plus impayable du monde...
Que pensez-vous de cette brillante idée ? Madame Vigée, épouse de l'insupportable Le Brun mérite d'échapper aux menaces qui pleuvent sur sa personne dans notre pays .
 Je ne déteste rien tant que la racaille s'en prenant à une jolie femme, et je vous engage à suivre l'exemple des Polignac au plus tôt .
Pourquoi vous entêteriez-vous à subir les troubles qui vont s'accentuer et détruire votre existence ?
Je sais que vous craignez pour la vie et le bonheur de votre époux, votre enfant, vos amis de la cour, vos amis de la campagne, et bien entendu, la foule innombrable des chiens et chats de Paris !
Qu'est-ce donc que cette manie de nourrir et cajoler la troupe famélique des animaux errant dans notre Louvre et se bousculant sous les œuvres immortelles héritées de nos rois?
L'ancien palais transformé en écurie, poulailler, niche à chien et galetas à chats !
 N'en souffrez-vous point ? Si on voulait me faire confiance un jour au sein de ce nouveau régime, je proclamerais aussitôt la gloire du Louvre!
Madame d' Albany, ma correspondante zélée entre Paris,Naples, Rome, Florence et Venise m'a confié que vous aviez offert un nid confortable au chien de Monsieur de Launay, je prie pour que vous n'ayez à ouvrir votre grenier aux animaux de compagnie abandonnés par les amis des Polignac et de Monsieur de Vaudreuil.
 Quant à moi, je braverai le danger et reviendrai en France tôt ou tard. Qu'ais-je à craindre ? Je ne suis qu'un aimable dessinateur, je proposerai mon crayon à ceux qui en voudront.
Madame Lebrun, sauvée au lendemain de la prise de la Bastille, par vos soins puis par ceux de la famille Rivière qui la recueillit rue de la Chaussée d'Antin à l'insu de la populace, m'écrit maintenant de Louveciennes.
La voici goûtant l'hospitalité de celle qui brilla en son temps comme la favorite du défunt roi et persiste à demeurer dans l'état de jouvence quasi éternelle, cette Madame du Barry dont les débuts inavouables égalèrent ceux de Mrs Hart... vous le voyez, ma chère amie, l'essentiel n'est point de bien commencer, mais de bien finir, c'est la grâce que je vous souhaite, en tout bien tout honneur, votre fidèle compagnon de voyage !
Que ne revenez-vous à Capri, à Naples  ? Que n'allez-vous à Rome, à Florence, à Venise?
Qui vous retient si ferme dans ce Paris débordant de colère ? Votre évêque ou votre Américain ? Vos lettres ne tarissent point d'éloges sur l'un, de tristes allusions, de reproches voilés sur l'autre . Pourquoi ne pas couper ces liens qui n'existent que dans votre esprit pour l'un, et dans votre souvenir pour l'autre ? Monsieur Governor Morris est pourvu d'épouse en son pays, on n'a jamais vu le mariage d'un évêque, surtout d'un évêque marchant sur les cœurs, votre bon monsieur de Flahaut a une santé fort mal en point, il vous faut sérieusement songer à votre véritable bonheur.
Je n'ai rien à vous proposer de mon côté, si ce n'est mon indéfectible amitié, toutefois je connais de très honorables princes qui à Naples ou à Venise se disputeraient le privilège de votre protection...
Venez sans attendre d'autres tragédies ! songez à la joie de Madame d'Albany ...
Songez aussi à tous les spectacles cocasses qui plairont à votre humeur enjouée sous la lumière nacrée de Naples ! songez aux reflets du soleil levant sur la lagune de Venise !fuyez en Italie, pays des Amours, de la beauté divine, de l'humanisme joyeux ...

Mon amie, je suis votre humble et dévoué serviteur,

Dominique Vivant -Denon

Lettre de la comtesse de Flahaut à Monsieur Dominique Vivant-Denon
Paris le 6 août 1789, vieux Louvre

Mon ami,
mon cher compagnon de voyage à Capri,

Votre lettre rieuse et plaisante m'est aujourd'hui le plus aimable des réconforts.
 Vous étiez fort étonné de la prise de la Bastille, qu'allez-vous dire des inconcevables événements d'avant hier !
Mon ami, depuis la nuit du 4 août, nous vivons dans un monde libre de privilège, hormis ceux du cœur qui ne se peuvent abolir, les fondements de l'ancienne France sont non point ébranlés mais détruits. Ce bel ouvrage n'est point l'oeuvre d'une docte assemblée de vénérables sages, que non pas , mais d'une tête échauffée par le vin et la chaleur extrême, celle du vicomte de Noailles, cadet impécunieux.et ivrogne notoire. 
Doit-on se réjouir ou s'alarmer ? La confusion augmente avec l'hystérie.
Or, je vous ai laissé loin du déroulement de notre drame, vous dessiniez  le souvenir si proche de vos pêcheuses de corail sur le bord du golfe et vous me prépariez un mariage princier avec un seigneur décati mais propriétaire d'un Palais à Venise à moitié effondré sur je ne sais quel canal ou d'un Marquis centenaire logeant en sa Villa Romaine en ruines du côté de Sorrente.
Hélas ! Pensiez-vous que j'aurais la mesquinerie d'abandonner mon époux dans un Paris où l'on a encore sacrifié deux victimes innocentes ?
L'affreuse nouvelle a certainement atteint  Venise, Naples et Rome: le 22 juillet, on a pendu haut et court l'austère Monsieur Foulon, bourgeois honnête de 75 ans, ex-ministre, ex-conseiller d'Etat dont le crime fut de proposer au roi d'arrêter le duc d'Orléans, le comte de Mirabeau et le Marquis de Lafayette, les vrais meneurs de l'insurrection… oui, mon ami, vous avez bien lu ! 
Je tiens cela de monsieur de Narbonne , grâce à cet aimable homme, je suis dans le secret des dieux encore plus que monsieur mon cher ami...
Le roi demanda l'avis de son cercle, l'avis fut enthousiaste ou prudent, le secret fut vite éventé, l'affaire circula à grandes brides et chatouilla désagréablement les oreilles suisses de Monsieur Necker … en suisse prudent , celui-ci dévoila à Monsieur le duc d'Orléans le péril qui le guettait .
Il s'imaginait par ce geste obtenir sa reconnaissance éperdue … Monsieur de Mirabeau à son tour fut dans la confidence, Monsieur Foulon était dés lors condamné à une mort atroce. On le supplicia en l'égorgeant à Vitry-Le-François .Or, les barbares ne se contentèrent point de ce haut fait d'armes, le gendre de l'infortuné Monsieur Foulon eût le même sort...La suite ne laisse point d'être honteuse pour des gens répondant encore au titre d'être humain : Monsieur Berthier, intendant de Paris, assassiné, férocement achevé par ces sauvages devant l'Hôtel de Ville, eût le cœur arraché puis déposé sur un plat d'étain et présenté comme un hommage à Messieurs Bailly et de Lafayette !
Comment respecter la cocarde tricolore que le maire de Paris, Monsieur Bailly, a remis au roi lors de sa venue à Paris le 17 juillet ? Ce beau symbole nouant les couleurs de notre capitale au blanc de la monarchie, serait-il déjà souillé ? Ma servante Eulalie me soutient que l'on vend des rubans « sang de Foulon » dans une échoppe de la rue Neuve -des-Petits-Champs , jugez de l'horreur de ce nouveau monde ! Vous ironisez, mon ami, à propos de Monsieur Governor Morris. Je vous pardonne car vous ne vous doutez des qualités de cet homme d'exception.
J'ai l'honneur d'être fort proche de lui, et de goûter à un « certain fortiter in re » qui me fait prendre conscience du « suaviter in modo » de Monsieur de Talleyrand...Mais, mon nouvel attachement vient surtout du plaisir tout intellectuel que me procure mon ami américain en me faisant assez confiance pour lire ses écrits incisifs sur la manière de bien gouverner notre pays !
Quel dommage qu'il ne puisse être entendu : nous gouvernerions la France ! Voyez-vous un peu la tête que ferait monsieur de Talleyrand ! J'avoue que je suis tentée d'établir une aimable rivalité entre ces deux habitués de mon grenier.
Voilà un jeu dangereux certes mais qui aura le mérite de m'enlever loin des sombres réalités du moment. Pour en revenir au début de cette lettre incohérente à mon image, (je suis d'accord avec l'opinion que vous avez de moi !) nos descendants apprendront dans leurs livres d'histoire que la nuit du 4 août a vu s'écrouler l'ancienne France.L'assemblée a voté l'abolition des privilèges, je devrais en être aux anges, toutefois j'ai la funeste impression d'avancer à toute allure sur une machine infernale qui n'a cure du bien et du mal .
Mon ami, je n'ai qu'un vœu : marcher de concert avec vous en une ruelle étrange de Venise ou en la tendre compagnie du chevalier d'Alfieri et de ma chère Louise flâner sur un sentier escarpé de Capri...
Que mon fils aurait plaisir à se baigner dans la crique où les barques sont tirées sur la plage !
 La vision de ce paradis lointain m'aide à endurer notre vie bouleversée  et les incertitudes de l'avenir…

Je vous écris au plus vite,
et reste votre servante,

Adélaïde 

Nathalie -Alix de La Panouse







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