Août 1789 entre Naples, Venise et Paris
Lettre de Monsieur Dominique
Vivant-Denon à madame la comtesse de Flahaut
Venise
Le 26 juillet 1789
Ma chère amie, mais que de nouvelles
en pagaille, quel mélange de peur,
de doutes, de tristesse et d'exaltation !
Par ma foi, je n'y puis comprendre
goutte, mais je vous plains de tout cœur et surtout vous prie de
nous rejoindre à Venise, à Naples, à Florence, à Rome, où vous voudrez mais en Italie! Je n'y puis croire: il paraît que le tocsin n'a cessé
de sonner dans Paris dans les jours qui suivirent l'assassinat de ce pauvre Monsieur de
Launay !
Je tiens ces fâcheuses rumeurs de
Monsieur le baron de Talleyrand, fort bien renseigné par une source
officielle et encore davantage par une autre, familiale
celle-là: ce jeune fat qui a l'honneur de tenir le premier rang à
l'ambassade de France n'est-il le frère de Monseigneur votre ami ?
Je ne sais d'ailleurs ce qui vous
attache de façon si tendre et si inutilement fidèle à cet évêque
se riant de son évêché, ce député ambitieux et calculateur, ce
joueur invétéré,cet homme -anguille briguant un poste de haut-rang
dans un avenir pour le moment fort incertain .
Je me flatte souvent de sentir l'âme féminine dans ses abysses les plus inconnues, mais vous me déroutez et me surprenez, et je déclare que de toutes les femmes affligées d'un amant impossible, c'est vous qui détenez la palme de l'incohérence amoureuse !
Je me flatte souvent de sentir l'âme féminine dans ses abysses les plus inconnues, mais vous me déroutez et me surprenez, et je déclare que de toutes les femmes affligées d'un amant impossible, c'est vous qui détenez la palme de l'incohérence amoureuse !
Ceci dit en badinant, ne vous fâchez
point surtout : que ferais-je sans les ressources exquises de
votre amitié née sous le ciel Napolitain ?
Saviez-vous que notre chère amie, que
vous ne prisez point autant qu'il le faudrait,( une ombre de rivalité
féminine peut-être), la talentueuse Madame Vigée, épouse de ce
panier-percé de Le Brun, et figure angélique répondant au nom
double de Louise -Elisabeth ou Elisabeth-Louise selon son humeur, m'a
adressé force billets incohérents.
C'était si lamentable, si
invraisemblable que j'en ai lu quelques passages à nos amis anglais.
J'ai même envoyé cette prose affligée à Naples: Mrs Hart, concubine attitrée et dame de cœur de l'ambassadeur Hamilton s'est aussitôt roulée aux pieds des lecteurs afin de nous rendre l'image larmoyante de cette belle artiste qui était voilà si peu une des femmes les plus célèbres de Paris.
J'ai même envoyé cette prose affligée à Naples: Mrs Hart, concubine attitrée et dame de cœur de l'ambassadeur Hamilton s'est aussitôt roulée aux pieds des lecteurs afin de nous rendre l'image larmoyante de cette belle artiste qui était voilà si peu une des femmes les plus célèbres de Paris.
Vous pensez que j'extravague, pas du
tout ! ce nouveau genre théâtral, Madame d'Albany m'a raconté ces merveilles avec sa plume "pointue" ordinaire, vient d'être inventé par la
superbe Emma Hart, elle appelle ce tour de magie une « attitude ».
Cela consiste à rouler des yeux, élever des bras blancs et potelés,
battre des pieds décorés de bijoux, dénuder une gorge d'une
profondeur admirable et d'un velouté d'abricot, et tordre d'un élan
voluptueux une masse de cheveux croulant à l'instar d'un voile
châtaigne.
Ne riez point !
J'ajoute en toute franchise que si
cette affolante créature, surgie des bas-fonds de Londres,
était moins parfaite de la tête aux
pieds, ces postures sembleraient une sotte singerie ! mais, le
spectacle sublime de tant de beautés naturelles dans leur plus
« simple appareil » fait oublier la niaiserie du tableau
vivant …
Les Napolitains n'en respirent plus ! cela m'amuserait fort de la voir à Venise ...
Et Sir Hamilton se pavane comme un coq
au bras de cette Sirène qui ne rêve que d'être menée à l'autel
pour y recevoir le titre de Lady, la belle vengeance que voilà pour
les dames méprisantes et les anciens amants ...
Je vais persuader Madame Lebrun de se
joindre à la cohorte d'artistes fameux qui jouent les
pique-assiettes chez l'ambassadeur Hamilton à Naples sous le charmant prétexte de
peindre ou graver dans le marbre sous toutes ses facettes son
« diamant de la plus belle eau ».
Ce mot-là est sorti de la bouche du
grave prince de Dietrichstein qui n'en revenait point de se savoir
tant d'esprit ! Le sage prince a fait mourir de rire l'assistance en articulant ce compliment en italien avec l'accent le plus impayable du
monde...
Que pensez-vous de cette brillante
idée ? Madame Vigée, épouse de l'insupportable Le Brun mérite
d'échapper aux menaces qui pleuvent sur sa personne dans notre pays
.
Je ne déteste rien tant que la racaille s'en prenant à une jolie
femme, et je vous engage à suivre l'exemple des Polignac au plus tôt
.
Pourquoi vous entêteriez-vous à subir
les troubles qui vont s'accentuer et détruire votre existence ?
Je sais que vous craignez pour la vie
et le bonheur de votre époux, votre enfant, vos amis de la cour, vos
amis de la campagne, et bien entendu, la foule innombrable des chiens
et chats de Paris !
Qu'est-ce donc que cette manie de
nourrir et cajoler la troupe famélique des animaux errant dans notre
Louvre et se bousculant sous les œuvres immortelles héritées de
nos rois?
L'ancien palais transformé en écurie,
poulailler, niche à chien et galetas à chats !
N'en
souffrez-vous point ? Si on voulait me faire confiance un jour
au sein de ce nouveau régime, je proclamerais aussitôt la gloire du
Louvre!
Madame d' Albany, ma correspondante zélée entre Paris,Naples, Rome, Florence et Venise m'a confié que vous
aviez offert un nid confortable au chien de Monsieur de Launay, je
prie pour que vous n'ayez à ouvrir votre grenier aux animaux de
compagnie abandonnés par les amis des Polignac et de Monsieur de
Vaudreuil.
Quant à moi, je braverai le danger et reviendrai en France tôt ou tard. Qu'ais-je à craindre ? Je ne suis qu'un aimable dessinateur, je proposerai mon crayon à ceux qui en voudront.
Quant à moi, je braverai le danger et reviendrai en France tôt ou tard. Qu'ais-je à craindre ? Je ne suis qu'un aimable dessinateur, je proposerai mon crayon à ceux qui en voudront.
Madame Lebrun, sauvée au lendemain de
la prise de la Bastille, par vos soins puis par ceux de la famille
Rivière qui la recueillit rue de la Chaussée d'Antin à l'insu de
la populace, m'écrit maintenant de Louveciennes.
La voici goûtant l'hospitalité de
celle qui brilla en son temps comme la favorite du défunt roi et
persiste à demeurer dans l'état de jouvence quasi éternelle, cette
Madame du Barry dont les débuts inavouables égalèrent ceux de Mrs
Hart... vous le voyez, ma chère amie, l'essentiel n'est point de
bien commencer, mais de bien finir, c'est la grâce que je vous
souhaite, en tout bien tout honneur, votre fidèle compagnon de
voyage !
Que ne revenez-vous à Capri, à Naples ? Que n'allez-vous à Rome, à Florence, à Venise?
Qui vous retient si ferme dans ce Paris débordant de colère ? Votre évêque ou votre Américain ? Vos lettres ne tarissent point d'éloges sur l'un, de tristes allusions, de reproches voilés sur l'autre . Pourquoi ne pas couper ces liens qui n'existent que dans votre esprit pour l'un, et dans votre souvenir pour l'autre ? Monsieur Governor Morris est pourvu d'épouse en son pays, on n'a jamais vu le mariage d'un évêque, surtout d'un évêque marchant sur les cœurs, votre bon monsieur de Flahaut a une santé fort mal en point, il vous faut sérieusement songer à votre véritable bonheur.
Qui vous retient si ferme dans ce Paris débordant de colère ? Votre évêque ou votre Américain ? Vos lettres ne tarissent point d'éloges sur l'un, de tristes allusions, de reproches voilés sur l'autre . Pourquoi ne pas couper ces liens qui n'existent que dans votre esprit pour l'un, et dans votre souvenir pour l'autre ? Monsieur Governor Morris est pourvu d'épouse en son pays, on n'a jamais vu le mariage d'un évêque, surtout d'un évêque marchant sur les cœurs, votre bon monsieur de Flahaut a une santé fort mal en point, il vous faut sérieusement songer à votre véritable bonheur.
Je n'ai rien à vous proposer de mon
côté, si ce n'est mon indéfectible amitié, toutefois je connais
de très honorables princes qui à Naples ou à Venise se disputeraient le
privilège de votre protection...
Venez sans attendre d'autres
tragédies ! songez à la joie de Madame d'Albany ...
Songez aussi à tous les spectacles cocasses qui plairont à votre humeur enjouée sous la lumière nacrée de Naples ! songez aux reflets du soleil levant sur la lagune de Venise !fuyez en Italie, pays des Amours, de la beauté divine, de l'humanisme joyeux ...
Songez aussi à tous les spectacles cocasses qui plairont à votre humeur enjouée sous la lumière nacrée de Naples ! songez aux reflets du soleil levant sur la lagune de Venise !fuyez en Italie, pays des Amours, de la beauté divine, de l'humanisme joyeux ...
Mon amie, je suis votre humble et
dévoué serviteur,
Dominique Vivant -Denon
Lettre de la comtesse de Flahaut à
Monsieur Dominique Vivant-Denon
Paris le 6 août 1789, vieux Louvre
Mon ami,
mon cher compagnon de voyage à Capri,
Votre lettre rieuse et plaisante m'est
aujourd'hui le plus aimable des réconforts.
Vous étiez fort étonné
de la prise de la Bastille, qu'allez-vous dire des inconcevables
événements d'avant hier !
Mon ami, depuis la nuit du 4 août,
nous vivons dans un monde libre de privilège, hormis ceux du cœur
qui ne se peuvent abolir, les fondements de l'ancienne France sont
non point ébranlés mais détruits. Ce bel ouvrage n'est point
l'oeuvre d'une docte assemblée de vénérables sages, que non pas ,
mais d'une tête échauffée par le vin et la chaleur extrême, celle
du vicomte de Noailles, cadet impécunieux.et ivrogne notoire.
Doit-on se réjouir ou s'alarmer ? La confusion augmente avec
l'hystérie.
Or, je vous ai laissé loin du
déroulement de notre drame, vous dessiniez le souvenir si proche de vos pêcheuses de corail
sur le bord du golfe et vous me prépariez un mariage princier avec
un seigneur décati mais propriétaire d'un Palais à Venise à moitié effondré sur je ne sais quel canal ou d'un Marquis centenaire logeant en sa Villa Romaine en ruines du côté de Sorrente.
Hélas ! Pensiez-vous que
j'aurais la mesquinerie d'abandonner mon époux dans un Paris où
l'on a encore sacrifié deux victimes innocentes ?
L'affreuse nouvelle a certainement
atteint Venise, Naples et Rome: le 22 juillet, on a pendu haut et
court l'austère Monsieur Foulon, bourgeois honnête de 75 ans,
ex-ministre, ex-conseiller d'Etat dont le crime fut de proposer au
roi d'arrêter le duc d'Orléans, le comte de Mirabeau et le Marquis
de Lafayette, les vrais meneurs de l'insurrection… oui, mon ami,
vous avez bien lu !
Je tiens cela de monsieur de Narbonne ,
grâce à cet aimable homme, je suis dans le secret des dieux encore plus
que monsieur mon cher ami...
Le roi demanda l'avis de son cercle,
l'avis fut enthousiaste ou prudent, le secret fut vite éventé,
l'affaire circula à grandes brides et chatouilla désagréablement
les oreilles suisses de Monsieur Necker … en suisse prudent ,
celui-ci dévoila à Monsieur le duc d'Orléans le péril qui le
guettait .
Il s'imaginait par ce geste obtenir sa
reconnaissance éperdue … Monsieur de Mirabeau à son tour fut dans
la confidence, Monsieur Foulon était dés lors condamné à une mort
atroce. On le supplicia en l'égorgeant à Vitry-Le-François .Or,
les barbares ne se contentèrent point de ce haut fait d'armes, le
gendre de l'infortuné Monsieur Foulon eût le même sort...La suite
ne laisse point d'être honteuse pour des gens répondant encore au
titre d'être humain : Monsieur Berthier, intendant de Paris,
assassiné, férocement achevé par ces sauvages devant l'Hôtel de
Ville, eût le cœur arraché puis déposé sur un plat d'étain et
présenté comme un hommage à Messieurs Bailly et de Lafayette !
Comment respecter la cocarde tricolore
que le maire de Paris, Monsieur Bailly, a remis au roi lors de sa
venue à Paris le 17 juillet ? Ce beau symbole nouant les
couleurs de notre capitale au blanc de la monarchie, serait-il déjà
souillé ? Ma servante Eulalie me soutient que l'on vend des
rubans « sang de Foulon » dans une échoppe de la rue
Neuve -des-Petits-Champs , jugez de l'horreur de ce nouveau monde !
Vous ironisez, mon ami, à propos de Monsieur Governor Morris. Je
vous pardonne car vous ne vous doutez des qualités de cet homme
d'exception.
J'ai l'honneur d'être fort proche de
lui, et de goûter à un « certain fortiter in re » qui
me fait prendre conscience du « suaviter in modo » de
Monsieur de Talleyrand...Mais, mon nouvel attachement vient surtout
du plaisir tout intellectuel que me procure mon ami américain en me
faisant assez confiance pour lire ses écrits incisifs sur la manière
de bien gouverner notre pays !
Quel dommage qu'il ne puisse être
entendu : nous gouvernerions la France ! Voyez-vous un peu
la tête que ferait monsieur de Talleyrand ! J'avoue que je suis
tentée d'établir une aimable rivalité entre ces deux habitués de
mon grenier.
Voilà un jeu dangereux certes mais qui
aura le mérite de m'enlever loin des sombres réalités du moment.
Pour en revenir au début de cette lettre incohérente à mon image,
(je suis d'accord avec l'opinion que vous avez de moi !) nos
descendants apprendront dans leurs livres d'histoire que la nuit du
4 août a vu s'écrouler l'ancienne France.L'assemblée a voté
l'abolition des privilèges, je devrais en être aux anges, toutefois
j'ai la funeste impression d'avancer à toute allure sur une machine
infernale qui n'a cure du bien et du mal .
Mon ami, je n'ai qu'un vœu :
marcher de concert avec vous en une ruelle étrange de Venise ou en la tendre compagnie du chevalier d'Alfieri et de ma chère
Louise flâner sur un sentier escarpé de Capri...
Que mon fils aurait
plaisir à se baigner dans la crique où les barques sont tirées sur
la plage !
La vision de ce paradis lointain m'aide à endurer
notre vie bouleversée et les incertitudes de l'avenir…
Je vous écris au plus vite,
et reste votre servante,
Adélaïde
Nathalie -Alix de La Panouse
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire