dimanche 10 mars 2019

L'art de vivre quand gronde la Révolution: chap 34, Les amants du Louvre"


Chapitre 34 Les amants du Louvre

L'art de tenir un salon quand gronde la Révolution !

Lettre d'Adélaïde de Flahaut à Sophie de Barbazan
9 octobre 1789
Paris, 

Ma Sophie,

Tu as raison de maudire ton amie qui reste clouée dans l'air insalubre de Paris en ce début d'automne aussi âpre que le cœur de l'hiver. J'aurais tant souhaité au cours de l'été m'isoler dans une retraite agreste au lieu de déambuler sur les allées poussiéreuses du Luxembourg à la recherche de Charles me narguant avec l'énergie héritée de son père !
La ville se referme à l'instar d'une prison et les verts pâturages vous manquent atrocement .
Quant aux falaises couvertes de fleurs blanches de Capri, je ne sais plus si j'ai vu pareille beauté en ce monde ou en rêve ...
Recevras-tu cette lettre ? Je tremble à l'idée que notre domestique soit fouillé en chemin, qu'adviendra-t-il de moi si l'on juge son contenu trop mordant ou désespéré ?
Oui, Sophie,malgré l'enthousiasme que professe ton époux et ses amis au sein de l'Assemblée, ici, à Paris, l'heure est à la morosité, et c'est là un mot bien piètre.
L'emprunt colossal que s'ingénia à lancer Monsieur Necker a échoué, le pain devient une denrée rare et coûteuse, les boutiques ferment faute de clients, les promeneurs hâtent le pas et sursautent pour un rien . Au contraire, les enfants tirent profit de n'importe quelle babiole et s'amusent d'un arbre sec, d'un buisson épais, de cailloux ricochant sur l'eau maussade des bassins.... mais les adultes aux aguets baissent les yeux en se frôlant comme des chats qui se demandent d'où viendra le coup de griffe d'un de leurs congénères...
Comme ton manoir rassurant et austère me semble au bout de notre fol univers !
Comme je t'admire d'être l'âme et la maîtresse du domaine alors que ton époux oeuvre sans relâche au bonheur de l'humanité sous la férule de nos nouveaux maîtres de l'Assemblée constituante !
Or, tu t'indignes de mes silences épistolaires, tu me prêtes de nouveaux amants, et même un nouvel enfant !
Que non pas, Sophie, seule la société qui nous entoure est nouvelle, si nouvelle en vérité qu'aucun habitant de notre Paris ne sait plus qui il est ni d'où il vient et encore mieux ce que diable on veut de lui. A la charmante exception de mon petit Charles ; (« Notre Charles", me prie de dire Monsieur de Talleyrand ce qui m'étonne et m'émeut plus que je saurais avouer), sait à la perfection que le minuscule royaume du vieux-Louvre est soumis à sa personne, que nous sommes ses sujets soumis et obéissants, qu'il resplendit comme le soleil et les étoiles de notre firmament familial et amical !
Mon salon résiste avec vaillance aux soubresauts de la politique, ma fortune fait naufrage de toute part, mais, quoique fort rétréci, le cercle de nos chimériques amis plaidant naguère pour un libéralisme harmonieux maintient sa charmante habitude .
Je reçois ceux qui n'ont point eu la sagesse de courir les chemins de l'exil ! C'est dire si j'ai peu d'invités à sustenter ! Il faut s'en réjouir car nos ressources deviennent si maigres que chez nous le régime est celui d'un éternel carême …
Une brave femme employé au Potager du roi nous envoie quelques paniers de légumes par l'intermédiaire d'un jardinier auquel Monsieur de Talleyrand promet une ascension sublime ...d'ici peu ! Admire la supériorité de mon impossible ami : son art de profiter de aléas de l'existence, même dans ses aspects les plus pratiques le maintiendra toujours dans la plus parfaite santé .
Son bagout irrésistible entraîne l'adhésion de ces Messieurs de l'Assemblée, mon ami y joue un rôle indispensable et quasi universel.si seulement il pouvait rendre à mon mari ses charges qui fondent comme neige au soleil !
Nous avions édifié une sorte de refuge à l'abri du Louvre, notre vie simple et paisible se contentait des revenus modiques de la principale charge d'intendant des Jardins du roi, obtenue en déployant un nombre considérable d'arguments sur le passé glorieux de mon époux à l'époque de la guerre de Sept ans, la voici envolée !
Allons-nous te supplier de nous engager comme bergers à Barbazan, unique endroit de France encore préservé de la violence aveugle se répandant dans nos provinces ? ?
Mais qu'aurais-tu à faire du comte de Flahaut à peine capable de marcher quand la goutte le taraude ! Ma Sophie, on croirait un centenaire , et il n'a que soixante quatre ans ! Son humeur est fort incommodante, il souffre pour le roi et depuis hier, c'est pire, il a ne bouge plus, terrassé par le retour voilà trois jours de la famille royale aux Tuileries sous les insultes les plus abjectes qu'inventa jamais un cerveau humain .
Les tourmenteurs laisseront dans l'avenir la mémoire de leur dépravation haineuse.
Hélas, Sophie ! nous abordons sur des rivages si hérissés de périls que je n'ose plus m'interroger sur le nombre des braves cœurs qui s'attaqueront hardiment à notre centaine de marches ce soir. 
 Monsieur Governor Morris ne manque point son rendez-vous vespéral, je t'avais confessé un attrait involontaire de part et d'autre ...
Depuis, nous avons franchi quelques barrières sans nous lasser des mutuelles découvertes qui amènent souvent un indicible ennui , une fois la curiosité sentimentale abolie.
Mais, vois-tu, Sophie, je t'avoue que l'attachement que m'inspire l'ami américain est surtout le fruit de ma peur de chaque instant.
N'as-tu point songé à mettre ta marmaille en sécurité de l'autre côté des Pyrénées ?
Ne me prends-point pour une étourdie, si tu le peux, va le plus loin de la France !
Pour moi, je donne le 15 prochain une petite réunion où l'on mangera fort peu, boira ce qui reste de vin d'Alsace dans notre cave, et babillera avec l'entrain qui accompagne les danses ivres avant que ne retentisse la tempête.
J'ai bon espoir : Monsieur de Talleyrand me fera l'honneur d'y assister de façon vigoureuse et pratique, comme il n'aime point disserter politique le ventre creux, son domestique et son cuisinier joindront leurs talents afin de garnir une table à la limite de la misère ! 
Monsieur Governor Morris, un tantinet agacé par ce déluge de bienfaits, a promis lui aussi de nous inonder de victuailles fraîches, les jardins des Ambassades nourriront bientôt les aristocrates affamés de Paris ! ma voisine du dessous apportera des œufs pondus par les poules qui s'ébattent dans les recoins du Louvre.
Je tremble en songeant au sort que mon ami Vivant Denon réserverait à ces pauvrettes s'il découvrait leurs nids ! Les lettres de mon compagnon de voyage me sont un réconfort dont il ne mesure point l'étendue. Mais quelle intransigeance à l'égard de son Louvre bien-aimé !
Nul ne serait selon ses critères digne d'y loger !
Enfin, mon petit Charles montrera sa bouche édentée et souhaitera une bonne soirée avant de s'en aller dormir à l'exemple de Monsieur de Flahaut. Je garderai à ma droite Monsieur de Talleyrand, à ma gauche , Monsieur l'Américain et face à moi …
Ah ! Je ne te dévoile rien pour le moment, sache seulement que l'Angleterre nous fournit autant en espions de bas-étage qu'en aimables gentilshommes. Le plus exquis des Lords, un modèle du genre, absolument blond, parfaitement droit, élégamment svelte, le regard bleu glacier à éveiller la jalousie de Monsieur de Talleyrand qui feint de ne point endurer les tourments de la jalousie, m'a été présenté chez le duc de Dorset.
 D'abord intrigué par ma personne, puis surpris de m'entendre m'exprimer dans sa langue, cette tour d'ivoire britannique a daigné me témoigner un intérêt flatteur surtout si l'on évalue notre charmante différence d'âge .. qu'importe d'ailleurs ! j'ai l'âge angoissant de 28 printemps, mon visage en affiche à peine 18 m'assure Monsieur Morris , lord Wycombe vient d'en atteindre 23, qui pourrait trouver du mal à notre entente amicale ?
Certes pas Monsieur de Talleyrand qui se rend ridicule en courant après les mères-grands et leurs petites-filles !
Ma Sophie, prie pour la famille royale à Saint-Bertrand -de- Comminges, prie pour ton amie qui chasse la peur par la poursuite de l'amour, prie pour que nous puissions vivre à nouveau dans la douce quiétude de nos années de couvent …

J'embrasse ta nichée à laquelle je conserve mon attachement de tante de cœur,

Adélaïde

Lettre de Monsieur Governor Morris à la comtesse de Flahaut
Nuit du 15 octobre 1789

Madame,

Je ne puis dormir sans vous écrire, la tranquillité de mon esprit est à ce prix.
M'auriez-vous tendu un piège ce soir ? Vous me décevriez fort si cela était vrai.
J'avais une très haute idée de vous, je ne sais plus que songer.
Votre figure si gracieuse livre sans honte ni retenue ses pensées ; elle s'est illuminée de satisfaction, Madame, et ce pour une bien mauvaise raison .
Ne devinez-vous point ? Oui, Madame, votre coquetterie est celle de la Célimène de Monsieur Molière, et je crains d'avoir endossé le vêtement aux rubans verts du Sieur Alceste.
Quant à Monsieur de Talleyrand auquel vous prétendez être liée par un mariage de cœur, l'aimez-vous réellement ? Vous nous avez assis l'un à côte de l'autre, vous avez mené la conversation et avez ri de nous voir défendre mutuellement nos opinions ! Quel triomphe pour une femme !
 Et cet Anglais muet et rougeaud qui vous regardait comme si vous lui aviez promis d'être du dernier bien avec son encombrante personne …
Vous méritiez une leçon, Madame, je vous ai quitté pour rentrer avec Monseigneur l'évêque d'Autun.
Je vous pardonne une fois chez moi, nous sommes au pays de la femme , il faut que je me fasse une raison...
Madame, souffrez que je revienne demain soir,nous verrons bien si un freluquet Anglais est de taille à l'emporter sur un citoyen d'Amérique,
je suis plus que jamais votre serviteur,

Governor Morris


Lettre de la baronne de Barbazan à la comtesse de Flahaut
28 octobre 1789

 Un manoir près de San Sébastian,

Mon Adélaïde,

Je ne suis plus en France, hélas !
La semaine dernière,j'ai suivi ton conseil, déguisé ma marmaille en lui enfilant les habits des enfants de nos domestiques, me suis vêtue en servante, et nous voilà envolés en pleine nuit !
La foudre est tombée sur Barbazan, une poignée d'enragés a tenté de mettre le feu au château, nos fidèles valets se sont empressés d'éteindre les flammes : mais, profitant du tumulte, j'ai couru en encourageant mes petits et grands jusqu'aux cabanes des bergers.
Nous y avons eu un abri de quelques heures.... à l'aube, un vénérable homme des bois nous a guidé toute la journée, mes enfants conscients de la gravité du moment n'ont pas émis une plainte, nous avons enduré la fatigue, la faim, la soif jusqu'au soir.des amis compatissants nous ont ouvert leur porte dans l'endroit le plus isolé du monde.
Une diligence a eu pitié de la mère en haillons que je m'efforce d'être; une  seconde journée infernale a suivi, et nous sommes parvenus à Bayonne, une voiture de maraîcher a bien voulu nous conduire assis entre les choux et les pommes de terre jusqu'à Biarritz, de là, je me suis embarquée vers l'Espagne sur une barque dont le propriétaire a accepté volontiers les bijoux que j'ai présenté comme dérobés à ma maîtresse !
Nous voilà à bon port, dans un misérable village côtier où un miracle s'est produit. 
Vois-tu, les figures charmantes de mes enfants, le spectacle de notre détresse, la distinction de notre famille en dépit des haillons, nous a gagné le cœur d'une noble dame qui a décidé de nous accueillir en sa ferme-fortifiée. Je trace ces mots sans comprendre encore par quelles aventures j'en suis arrivée à ce statut d'émigrée d'un pays que nos familles ont toujours eu le cœur de servir au prix de leur sang …
Je préfère ne point te confier le secret de notre refuge, toutefois, si Monsieur de Talleyrand avait l'obligeance de rassurer mon époux, j'en éprouverais une grande joie,
Je tâcherai de lui écrire quand la Providence le jugera bon.

Que va-t-il advenir de nous ?

Puisse Dieu sauver notre bon roi !

Je t'embrasse l'âme affligée,

Sophie


 Nathalie-Alix de La Panouse




6 octobre 1789: la famille royale arrive à Paris



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