Chapitre 34 Les amants du Louvre
L'art de tenir un salon quand gronde la Révolution !
Lettre d'Adélaïde de Flahaut à
Sophie de Barbazan
9 octobre 1789
Paris,
Ma Sophie,
Tu as raison de maudire
ton amie qui reste clouée dans l'air insalubre de Paris en ce début
d'automne aussi âpre que le cœur de l'hiver. J'aurais tant souhaité
au cours de l'été m'isoler dans une retraite agreste au lieu de
déambuler sur les allées poussiéreuses du Luxembourg à la
recherche de Charles me narguant avec l'énergie héritée de son
père !
La ville se referme à l'instar d'une
prison et les verts pâturages vous manquent atrocement .
Quant aux
falaises couvertes de fleurs blanches de Capri, je ne sais plus si
j'ai vu pareille beauté en ce monde ou en rêve ...
Recevras-tu cette lettre ? Je
tremble à l'idée que notre domestique soit fouillé en chemin, qu'adviendra-t-il de moi si l'on juge son contenu trop mordant ou
désespéré ?
Oui, Sophie,malgré l'enthousiasme que
professe ton époux et ses amis au sein de l'Assemblée, ici, à
Paris, l'heure est à la morosité, et c'est là un mot bien piètre.
L'emprunt colossal que s'ingénia à
lancer Monsieur Necker a échoué, le pain devient une denrée rare
et coûteuse, les boutiques ferment faute de clients, les promeneurs
hâtent le pas et sursautent pour un rien . Au contraire, les enfants
tirent profit de n'importe quelle babiole et s'amusent d'un arbre
sec, d'un buisson épais, de cailloux ricochant sur l'eau maussade
des bassins.... mais les adultes aux aguets baissent les yeux en se
frôlant comme des chats qui se demandent d'où viendra le coup de
griffe d'un de leurs congénères...
Comme ton manoir rassurant et austère
me semble au bout de notre fol univers !
Comme je t'admire d'être l'âme et la
maîtresse du domaine alors que ton époux oeuvre sans relâche au
bonheur de l'humanité sous la férule de nos nouveaux maîtres de
l'Assemblée constituante !
Or, tu t'indignes de mes silences
épistolaires, tu me prêtes de nouveaux amants, et même un nouvel
enfant !
Que non pas, Sophie, seule la société
qui nous entoure est nouvelle, si nouvelle en vérité qu'aucun
habitant de notre Paris ne sait plus qui il est ni d'où il vient et
encore mieux ce que diable on veut de lui. A la charmante exception
de mon petit Charles ; (« Notre Charles", me prie de dire
Monsieur de Talleyrand ce qui m'étonne et m'émeut plus que je
saurais avouer), sait à la perfection que le minuscule royaume du
vieux-Louvre est soumis à sa personne, que nous sommes ses sujets
soumis et obéissants, qu'il resplendit comme le soleil et les
étoiles de notre firmament familial et amical !
Mon salon résiste avec vaillance aux
soubresauts de la politique, ma fortune fait naufrage de toute part,
mais, quoique fort rétréci, le cercle de nos chimériques amis
plaidant naguère pour un libéralisme harmonieux maintient sa
charmante habitude .
Je reçois ceux qui n'ont point eu la
sagesse de courir les chemins de l'exil ! C'est dire si j'ai peu
d'invités à sustenter ! Il faut s'en réjouir car nos
ressources deviennent si maigres que chez nous le régime est celui
d'un éternel carême …
Une brave femme employé au Potager du
roi nous envoie quelques paniers de légumes par l'intermédiaire
d'un jardinier auquel Monsieur de Talleyrand promet une ascension
sublime ...d'ici peu ! Admire la supériorité de mon
impossible ami : son art de profiter de aléas de l'existence,
même dans ses aspects les plus pratiques le maintiendra toujours
dans la plus parfaite santé .
Son bagout irrésistible entraîne
l'adhésion de ces Messieurs de l'Assemblée, mon ami y joue un rôle
indispensable et quasi universel.si seulement il pouvait rendre à
mon mari ses charges qui fondent comme neige au soleil !
Nous avions édifié une sorte de
refuge à l'abri du Louvre, notre vie simple et paisible se
contentait des revenus modiques de la principale charge d'intendant
des Jardins du roi, obtenue en déployant un nombre considérable
d'arguments sur le passé glorieux de mon époux à l'époque de la
guerre de Sept ans, la voici envolée !
Allons-nous te supplier de nous
engager comme bergers à Barbazan, unique endroit de France encore
préservé de la violence aveugle se répandant dans nos
provinces ? ?
Mais qu'aurais-tu à faire du comte de
Flahaut à peine capable de marcher quand la goutte le taraude !
Ma Sophie, on croirait un centenaire , et il n'a que soixante quatre
ans ! Son humeur est fort incommodante, il souffre pour le roi
et depuis hier, c'est pire, il a ne bouge plus, terrassé par le
retour voilà trois jours de la famille royale aux Tuileries sous les
insultes les plus abjectes qu'inventa jamais un cerveau humain .
Les
tourmenteurs laisseront dans l'avenir la mémoire de leur dépravation
haineuse.
Hélas, Sophie ! nous abordons sur des rivages si
hérissés de périls que je n'ose plus m'interroger sur le nombre
des braves cœurs qui s'attaqueront hardiment à notre centaine de
marches ce soir.
Monsieur Governor Morris ne manque point son
rendez-vous vespéral, je t'avais confessé un attrait involontaire
de part et d'autre ...
Depuis, nous avons franchi quelques barrières
sans nous lasser des mutuelles découvertes qui amènent souvent un
indicible ennui , une fois la curiosité sentimentale abolie.
Mais, vois-tu, Sophie, je t'avoue que
l'attachement que m'inspire l'ami américain est surtout le fruit de
ma peur de chaque instant.
N'as-tu point songé à mettre ta
marmaille en sécurité de l'autre côté des Pyrénées ?
Ne me
prends-point pour une étourdie, si tu le peux, va le plus loin de la
France !
Pour moi, je donne le 15 prochain une
petite réunion où l'on mangera fort peu, boira ce qui reste de vin
d'Alsace dans notre cave, et babillera avec l'entrain qui accompagne
les danses ivres avant que ne retentisse la tempête.
J'ai bon
espoir : Monsieur de Talleyrand me fera l'honneur d'y assister
de façon vigoureuse et pratique, comme il n'aime point disserter
politique le ventre creux, son domestique et son cuisinier joindront
leurs talents afin de garnir une table à la limite de la misère !
Monsieur Governor Morris, un tantinet agacé par ce déluge de
bienfaits, a promis lui aussi de nous inonder de victuailles
fraîches, les jardins des Ambassades nourriront bientôt les
aristocrates affamés de Paris ! ma voisine du dessous apportera
des œufs pondus par les poules qui s'ébattent dans les recoins du
Louvre.
Je tremble en songeant au sort que mon ami Vivant
Denon réserverait à ces pauvrettes s'il découvrait leurs nids !
Les lettres de mon compagnon de voyage me sont un réconfort dont il
ne mesure point l'étendue. Mais quelle intransigeance à l'égard de
son Louvre bien-aimé !
Nul ne serait selon ses critères digne
d'y loger !
Enfin, mon petit Charles montrera sa
bouche édentée et souhaitera une bonne soirée avant de s'en aller
dormir à l'exemple de Monsieur de Flahaut. Je garderai à ma droite
Monsieur de Talleyrand, à ma gauche , Monsieur l'Américain et face
à moi …
Ah ! Je ne te dévoile rien pour le moment, sache seulement que l'Angleterre nous fournit autant en espions de bas-étage qu'en aimables gentilshommes. Le plus exquis des Lords, un modèle du genre, absolument blond, parfaitement droit, élégamment svelte, le regard bleu glacier à éveiller la jalousie de Monsieur de Talleyrand qui feint de ne point endurer les tourments de la jalousie, m'a été présenté chez le duc de Dorset.
D'abord intrigué par ma personne, puis surpris de m'entendre m'exprimer dans sa langue, cette tour d'ivoire britannique a daigné me témoigner un intérêt flatteur surtout si l'on évalue notre charmante différence d'âge .. qu'importe d'ailleurs ! j'ai l'âge angoissant de 28 printemps, mon visage en affiche à peine 18 m'assure Monsieur Morris , lord Wycombe vient d'en atteindre 23, qui pourrait trouver du mal à notre entente amicale ?
Ah ! Je ne te dévoile rien pour le moment, sache seulement que l'Angleterre nous fournit autant en espions de bas-étage qu'en aimables gentilshommes. Le plus exquis des Lords, un modèle du genre, absolument blond, parfaitement droit, élégamment svelte, le regard bleu glacier à éveiller la jalousie de Monsieur de Talleyrand qui feint de ne point endurer les tourments de la jalousie, m'a été présenté chez le duc de Dorset.
D'abord intrigué par ma personne, puis surpris de m'entendre m'exprimer dans sa langue, cette tour d'ivoire britannique a daigné me témoigner un intérêt flatteur surtout si l'on évalue notre charmante différence d'âge .. qu'importe d'ailleurs ! j'ai l'âge angoissant de 28 printemps, mon visage en affiche à peine 18 m'assure Monsieur Morris , lord Wycombe vient d'en atteindre 23, qui pourrait trouver du mal à notre entente amicale ?
Certes pas Monsieur de Talleyrand qui
se rend ridicule en courant après les mères-grands et leurs
petites-filles !
Ma Sophie, prie pour la famille royale
à Saint-Bertrand -de- Comminges, prie pour ton amie qui chasse la
peur par la poursuite de l'amour, prie pour que nous puissions vivre
à nouveau dans la douce quiétude de nos années de couvent …
J'embrasse ta nichée à laquelle je
conserve mon attachement de tante de cœur,
Adélaïde
Lettre de Monsieur Governor Morris à
la comtesse de Flahaut
Nuit du 15 octobre 1789
Madame,
Je ne puis dormir sans vous écrire, la
tranquillité de mon esprit est à ce prix.
M'auriez-vous tendu un piège ce soir ?
Vous me décevriez fort si cela était vrai.
J'avais une très haute idée de vous,
je ne sais plus que songer.
Votre figure si gracieuse livre sans
honte ni retenue ses pensées ; elle s'est illuminée de
satisfaction, Madame, et ce pour une bien mauvaise raison .
Ne devinez-vous point ? Oui, Madame, votre coquetterie est celle de la Célimène de Monsieur Molière, et je crains d'avoir endossé le vêtement aux rubans verts du Sieur Alceste.
Ne devinez-vous point ? Oui, Madame, votre coquetterie est celle de la Célimène de Monsieur Molière, et je crains d'avoir endossé le vêtement aux rubans verts du Sieur Alceste.
Quant à Monsieur de
Talleyrand auquel vous prétendez être liée par un mariage de cœur,
l'aimez-vous réellement ? Vous nous avez assis l'un à côte de
l'autre, vous avez mené la conversation et avez ri de nous voir
défendre mutuellement nos opinions ! Quel triomphe pour une
femme !
Et cet Anglais muet et rougeaud qui vous regardait comme si vous lui aviez promis d'être du dernier bien avec son encombrante personne …
Et cet Anglais muet et rougeaud qui vous regardait comme si vous lui aviez promis d'être du dernier bien avec son encombrante personne …
Vous méritiez une leçon, Madame, je
vous ai quitté pour rentrer avec Monseigneur l'évêque d'Autun.
Je vous pardonne une fois chez moi,
nous sommes au pays de la femme , il faut que je me fasse une
raison...
Madame, souffrez que je revienne demain
soir,nous verrons bien si un freluquet Anglais est de taille à
l'emporter sur un citoyen d'Amérique,
je suis plus que jamais votre
serviteur,
Governor Morris
Lettre de la baronne de Barbazan à la
comtesse de Flahaut
28 octobre 1789
Un manoir près de San Sébastian,
Mon Adélaïde,
Je ne suis plus en France, hélas !
La semaine dernière,j'ai suivi ton
conseil, déguisé ma marmaille en lui enfilant les habits des
enfants de nos domestiques, me suis vêtue en servante, et nous voilà
envolés en pleine nuit !
La foudre est tombée sur Barbazan, une
poignée d'enragés a tenté de mettre le feu au château, nos
fidèles valets se sont empressés d'éteindre les flammes :
mais, profitant du tumulte, j'ai couru en encourageant mes petits et
grands jusqu'aux cabanes des bergers.
Nous y avons eu un abri de quelques
heures.... à l'aube, un vénérable homme des bois nous a guidé
toute la journée, mes enfants conscients de la gravité du moment
n'ont pas émis une plainte, nous avons enduré la fatigue, la faim,
la soif jusqu'au soir.des amis compatissants nous ont ouvert leur
porte dans l'endroit le plus isolé du monde.
Une diligence a eu pitié de la mère
en haillons que je m'efforce d'être; une seconde journée infernale a suivi,
et nous sommes parvenus à Bayonne, une voiture de maraîcher a bien
voulu nous conduire assis entre les choux et les pommes de terre
jusqu'à Biarritz, de là, je me suis embarquée vers l'Espagne sur
une barque dont le propriétaire a accepté volontiers les bijoux que
j'ai présenté comme dérobés à ma maîtresse !
Nous voilà à bon port, dans un
misérable village côtier où un miracle s'est produit.
Vois-tu, les
figures charmantes de mes enfants, le spectacle de notre détresse,
la distinction de notre famille en dépit des haillons, nous a gagné
le cœur d'une noble dame qui a décidé de nous accueillir en sa
ferme-fortifiée. Je trace ces mots sans comprendre encore par
quelles aventures j'en suis arrivée à ce statut d'émigrée d'un
pays que nos familles ont toujours eu le cœur de servir au prix de
leur sang …
Je préfère ne point te confier le
secret de notre refuge, toutefois, si Monsieur de Talleyrand avait
l'obligeance de rassurer mon époux, j'en éprouverais une grande
joie,
Je tâcherai de lui écrire quand la
Providence le jugera bon.
Que va-t-il advenir de nous ?
Puisse Dieu sauver notre bon roi !
Je t'embrasse l'âme affligée,
Sophie
Nathalie-Alix de La
Panouse
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